|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Pour commencer,
nous aurons la hardiesse et l'ambition peut-être un tant soit peu légitimes (ou
peut-être tenant d'une pure illusion) de dire, sans ambages, qu'il n'y a que la
poésie, la grande poésie, qui est une quête essentielle de soi par l'écriture,
qui puisse sauver l'homme des jours innombrables et moroses, de la terrible
routine du quotidien.
La poésie, quelle qu'elle soit, cherche profondément, instinctivement, par le truchement du verbe, à conserver la beauté, même éphémère, de toutes choses (par crainte légitime que cette beauté se perde, se flétrisse, s'altère et disparaisse à jamais) sous une forme longtemps recherchée et travaillée, pour recréer, à travers un chant unique, cet éclat de beauté qui a ébranlé l'âme du poète. C'est cette chose tant désirée, cet éclat de beauté (d'un visage, d'une apparition soudaine qui nous trouble et nous laisse sans voix) qui nous éblouit et qui souvent se révèle douloureusement éphémère, passager, fugace, fugitif, qui ébranle les âmes sensibles et les marque à jamais. Ainsi, en parlant de visage, quand on considère l'ovale parfaite et l'expression angélique du visage d'Asmahan à l'âge où elle avait été révélée lors de ses toutes premières chansons, c'est-à-dire à 18 ans ou 19 ans, on est totalement ravi par tant de grâce et par cette voix incomparable, cette voix sublime à une octave au-dessus de la norme des sopranos de tous les temps ; et l'on frémit à la seule idée que ce même visage et cette même voix, pourraient se flétrir (quel sacrilège !), au rythme effréné d'une vie plus ou moins dissipée durant les trois ou quatre dernières années avant l'accident fatal du 14 Juillet 1944... Il nous restera, pour toujours, à la mémoire cette cruelle disparition d'une beauté irremplaçable, irrésistible de jeune femme fatale à la voix unique dans son inoubliable dernier film «Gharam oua Intiqam». La beauté et le pouvoir du nom ne s'éteignent jamais. Le poète doit pouvoir ressusciter la beauté et l'heure de jadis, dans toute leur splendeur, tout leur merveilleux, tout le bonheur qu'elles procuraient en cette heure d'autrefois, un autrefois qui n'est jamais mort (et en cela le visage et la voix d'Asmahan, par-delà leur préservation dans le vinylite des disques microsillons et le film vidéo, seront toujours présents à l'esprit des admirateurs passionnés et des poètes qui les chanteront), mais seulement enfoui au fond de notre mémoire, et que la magie des mots peut soudainement lui redonner toute sa vie, sa beauté, l'émotion qui l'accompagne et sa force d'antan. La poète a la chance ultime de découvrir et de rétablir l'unité profonde entre ce qu'on pourrait appeler la tétralogie (en s'inspirant un peu de la tétralogie wagnérienne, de son «Der Ring des Nibelungen», et en un hommage lointain aux poète de l'Antiquité grecque), dans une extension de sens pour désigner l'ensemble des quatre constituants de l'univers perceptible, c'est-à-dire la réalité du monde extérieur, la beauté de l'univers des êtres et des choses, la musique ou le chant du monde (qui affirme son existence et l'expression de cette existence en termes d'accords naturels) qu'il faut percevoir et savoir écouter, et l'harmonie, non pas préétablie suivant l'idée leibnizienne (dans la Monadologie), avec ses monades obscurément perceptives et qui sont dans leur totalité le miroir de tout l'univers perceptible, mais plutôt ces relations de concordance, de correspondance, de régularité qui consacrent l'unité, l'ordre, l'organisation, et enfin la beauté de l'équilibre et des accords entre toutes ces parties d'un tout perceptible, qu'il faut découvrir ou redécouvrir et glorifier. La poète a enfin le don ou le pouvoir de réconcilier le monde intérieur de l'être et le monde extérieur des êtres et des choses, en surmontant cette dualité entre ces deux mondes (dualité qui ne cesse d'intriguer et de narguer l'esprit de la grande majorité des hommes), et réaliser ainsi leur identité non pas seulement métaphysique (les fondements de l'être, de la nature, de la matière, de l'esprit), mais surtout poétique, c'est-à-dire, leur ?correspondance´, ou leur accord et leur communion insoupçonnés, pour ultimement faire ressortir leur «ténébreuse et profonde réalité» comme l'aurait dit Mallarmé. De la «ténébreuse et profonde réalité» à la ténébreuse et profonde unité (´ténébreuse`, parce que tenant d'un obscur fond archétypal de l'être poétique) de cet ensemble d'éléments constituant l'univers perceptible révélé, dans son harmonieuse unité, par la poésie, il n'y a qu'un pas symbolique à franchir pour toucher indirectement ou directement (`indirectement´, parce qu'il s'agit d'une proportion découverte par les êtres pensants, ´directement` s'il est question d'établir un lien) réel entre les parties d'un tout) à un rapport parfait, ou proportion d'or, ou `divine proportion´ ou encore ´section dorée`. C'est le fameux «Nombre d'or»1 débattu durant des siècles, et désigné par la lettre grecque Ö (Phi) décrite par Euclide dans le cinquième chapitre de ses «Eléments». Bien avant Euclide (le premier mathématicien pour qui le `nombre d'or´ est le résultat d'une progression logique de la réflexion), Héraclite en avait de cette `proportion d'or´, une connaissance intuitive et considérait l'univers qui nous entoure comme le lieu où l'un est le tout, et le tout est dans l'un : «Une chose naît de toutes choses, et d'une chose naissent toutes choses» (Fragment 10. In Priya Hemenway «Le Code Secret : la formule mystérieuse qui régit les arts, la nature et les sciences», Evergreen, Köln, 2008, p.170). Le ?nombre d'or', ou la ?divine proportion' est la juste mesure de la totalité ; il exprime notre relation au tout et subséquemment la relation «dans une proportion parfaite du tout aux parties qui le composent. Une relation si parfaite que ces parties sont dans le même rapport les unes vis-à-vis des autres que la plus grande l'est au regard du tout» (Priya Hemenway, ibid., 2008, p.11). Pour les artistes, pour les poètes et pour les philosophes, le ?nombre d'or' est décidément «un symbole universel de perfection et de beauté» ou dans le prolongement d'une idée quelque peu mystique sur l'art sacré qui exige «l'expérience d'un état d'harmonie supérieure» où le cœur et la conscience ont recours à ce quelque chose d'intangible, nommé beauté, pour créer des moments d'admiration pure. La beauté, nous savons tous la reconnaître : c'est quelque chose d'indéfinissable mais de transcendant, d'intemporel et d'immortel. La beauté est une expérience du ressenti. Elle ne peut pas être écrite comme elle le devrait. Nous la voyons, nous la percevons, l'entendons, la connaissons - mais nous voilà perdus dès qu'il s'agit de l'exprimer avec les mots appropriés» (Priya Hemenway, ibid., 2008, pp.169-170). De ce ?nombre d'or' et, conjointement, de cette ténébreuse et profonde unité de l'être poétique dont j'ai parlé, les poètes, dans le sillage d'Héraclite, en ont une connaissance intuitive, et quoique cela puisse signifier pour les moins voyants, ils en font un sacerdoce. Tous les immenses poètes et écrivains inspirés du passé sont comme les mots de la tribu, pour utiliser une image poétique rimbaldienne, qui bourdonnent dans notre tête et s'érigent tel un immense édifice dominant, fascinant et multiforme, une espèce de mur infranchissable, une gigantesque paroi vibrante de créations géniales et poétiques dont les échos n'ont pas fini de charmer notre sensibilité, mais que tout poète devrait tenter de franchir pour créer du nouveau. Et, en fin de compte, aucune littérature authentique ne fleurira seulement au contact de nos lectures ou des influences des grands hommes ou grands créateurs, s'il n'y a pas de germes ou de semences en nous, qui sont le résultat, à la longue, de notre propre expérience, caractère et penchants personnels. Une petite tentative a été faite par celui qui vous parle, pour fixer la beauté d'une présence sonore d'un matin du mois d'août, alors que la veille il s'était endormi la mort dans l'âme, vaincu par la stérilité de ses tentatives répétées d'écrire une histoire qu'il voulait originale. Ce matin-là, son réveil inopiné lui procura, tout de même, une curiosité et une joie particulière. «Un matin d'août, miraculeusement frais pour un climat aux étés torrides et pesants, je m'étais réveillé un peu avant le point du jour lequel, du lieu où j'habitais, au tout dernier étage d'un ensemble de bâtiments - ruches bruyantes et débordantes de vie pendant le jour et en toutes saisons, mégalithes glaciales et silencieuses pendant les longues nuits d'hiver, à l'Est d'une agglomération en pleine croissance ?juvénile' - se révélait par quelques rayons hésitants qui glissaient subrepticement à travers des persiennes mal fermées... «Un long chapelet de trilles aigües de chants d'hirondelles me réveilla brusquement d'une série de pensées. Leurs cris modulés et continus, comme des clameurs stridentes de sifflets de rappel à l'ordre du jour, de moins en moins rapprochés, se répondaient et s'estompaient d'écho en écho dans les lointains du faubourg. Quelles nouvelles pouvaient-elles se communiquer en ce tout petit matin, encore indécis, avec une telle ardeur de chants et un avant-goût de la grande joie des prochaines envolées rapides et déroutantes, au-dessus des champs depuis longtemps moissonnés et tout proches ?» C'est ce désir de connaître le langage des hirondelles, et le langage des oiseaux en général, qui poussera l'imaginaire à percer le code crypté de ce gazouillis matutinal qui trisse obstinément, ou vers des excursions impromptues en direction de l'antichambre du palais fermé du roi, toujours inaccessible, mais qui préfigurent déjà d'une future découverte capitale ! Le poète authentique ne se nourrit pas seulement (c'est une donnée apparemment élémentaire) de souvenirs réels de sa vie au contact des proches et de personnes connues dans sa vie sociale et culturelle, mais aussi (et ceci est capital) de ses rêveries de vies imaginaires ou rêvées, de ses lectures, de ses joies et aspirations, de ses tristesses, de ses déceptions, de ses malheurs et problèmes de toutes sortes...Toutes ces nourritures terrestres (plus ou moins douloureuses, ou expériences miraculeusement agréables) et spirituelles (au sens général du terme, c'est-à-dire de l'ordre de l'esprit) vont être le socle de ses rêveries poétiques, et subséquemment de ses créations poétiques. La poésie est un tout magnifiquement perceptif qui s'exprime dans un langage non pas seulement travaillé et maîtrisé, mais magique. Dit autrement, la grande poésie, telle que je la conçois, est l'accord parfait entre le rythme intérieur du poète, et l'écriture qui tente de transcrire ou mieux encore, de traduire les impressions et les élans de l'esprit et du cœur liés à ce rythme. La poésie est un art total. Dans le prolongement de cette vision de la poésie comme intimement liée à tous les autres arts de l'Homme, l'on pourrait dire, d'une manière plus ambitieuse et proche d'une sacralisation, que l'art et ses multiples expressions ne sont autres que des tentatives désespérées mais souveraines chez l'être humain d'égaler le Démiurge. Note : 1) Le symbole grec Ö, qui est l'équivalent de la sonorité «Phi», est utilisé pour représenter la proportion décrite par Euclide dans le cinquième chapitre de ses «Eléments». On nomme cette proportion le «nombre d'or». Au cours des siècles, ce nombre a été diversement dénommé : divine proportion, juste milieu, section dorée, rapport doré, division sacrée...Le symbole Ö est tiré du ?Phi' de Phidias (490 - 430 avant Jésus Christ), très grand sculpteur grec, ayant conçu toutes les sculptures du nouveau Parthénon (avec les statues d'Athéna et Zeus) et qui aurait utilisé la divine proportion, ou le «nombre d'or». Formule : = 1.618 (avec 23 autres décimales après le chiffre 8 !) *Universitaire et écrivain |