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L'accès aux
archives de la guerre d'Algérie, surtout en ce qui concerne les exactions des
forces coloniales et les disparitions de moudjahidine pris les armes à la main,
n'est toujours pas accessible 68 an après. On sent bien que certains sujets
débattus dans le cadre de la campagne présidentielle française ne sont pas
anodins.
La bataille mémorielle autour de la guerre d'indépendance d'Algérie est en effet agitée par les candidats de droite et d'extrême droite, favorables à une réécriture « édulcorée» de l'Histoire nationale française. L'histoire est devenue un enjeu majeur des politiques des Etats. Le récit national français est aujourd'hui considéré comme la dernière grande idéologie, après la chute de toutes les autres. Un cheval de bataille, donc, en période de campagne présidentielle. Nombre d'historiens et de citoyens - et de plus de plus d'archivistes - des deux rives sont pourtant persuadés que le rôle de le la France officielle est d'ouvrir aux chercheurs l'accès aux archives de la période coloniale pour qu'ils y consultent librement les sources utiles à leur recherche, sans que l'Etat français ait besoin de les «orienter» en faisant sa propre sélection de ce qu'ils ont le droit de regarder. Beaucoup soulèvent la question de l'invocation abusive du «secret défense», quand des tampons ont été apposés par les chefs de tortionnaires pour dissimuler leurs pratiques. Et aussi celle de l'invocation abusive de la notion de «protection de la vie privée», quand cela conduit à dissimuler certains actes criminels au nom de la «protection de la vie privée» de leurs auteurs ou de leurs descendants. Pour prendre un exemple plus spectaculaire encore, il est très vraisemblable qu'une part des archives a permis de révéler que certains actes ont mis à nu la pratique d'actes de torture systématique durant la guerre d'Algérie. L'histoire de la torture a pu être écrite grâce à des archives qui, précisément, ne parlent pas de torture, mais de procédures opérationnelles des départements opérationnels de protection (DOP) décrites en des termes euphémisés. Ce n'est qu'après le croisement de nombreux documents consultés par les historiens autorisés à consulter certaines archives que la réalité des pratiques de torture est pleinement apparue. Le régime d'incommunicabilité des archives des services de renseignement qui ne dit pas son nom : Les documents relatifs aux «techniques» des services de renseignement resteront secrets même après 50 ans et comme ces «techniques» sont elles-mêmes secrètes, il ne sera pas possible de vérifier si elles ont gardé leur valeur opérationnelle. Cette année encore, et plus exactement ce mois de mars courant, un ancien appelé en Algérie affirme (entretien publié le 9 mars 2022 dans L'OBS et Le Monde) être en droit d'avoir accès aux circulaires des généraux Massu et Salan, ordonnant officiellement de torturer et de tuer tous les prisonniers. Jacques Inrep, c'est de lui qu'il s'agit, ancien appelé durant la guerre en Algérie, a été interviewé en février 2022 par les journaux cités plus haut. Il a tenu à préciser dans ses interviews plusieurs points. Après sa démobilisation et devenu psychanalyste et responsable de la Ligue des droits de l'homme dans le Gard, il est revenu sur les photos qu'il a faites à l'armée de documents qui ont été transmis et publiés par Pierre Vidal-Naquet. Aujourd'hui, il demande l'ouverture réelle des archives, y compris les circulaires officielles de Massu et de Salan ordonnant explicitement de pratiquer la torture et d'assassiner les prisonniers, qu'il n'a pas eu le temps de photographier. Celle du général Massu : «* du général Massu, commandant la 10e division parachutiste, document secret où il expliquait les différentes techniques à employer lors des «interrogatoires poussés» : a) pressions psychologiques et menaces ; b) coups de poing ou coups de pied ; c) utilisation de la gégène ou du courant 110 volts ; d) utilisation de la baignoire et de l'eau par tuyau ou seau.» «? du général Salan, commandant en chef des armées en Algérie. Document contenant la phrase : «J'ordonne que lors d'opérations soient neutralisés sur place, tous les PAM». C'est-à-dire : de tuer sur place tous hommes pris les armes à la main. En quelque sorte, il s'agit d'une directive ordonnant et autorisant la «corvée de bois». Ces notes de service ont continué à être appliquées dans le Secteur de Batna que j'ai quitté en août 1961, avec tout ce qu'elles impliquaient comme crimes de guerre. Ces deux notes de service datent vraisemblablement de la seconde moitié de l'année 1957, mais Jacques Inrep témoigne de ce qu'elles continuaient à être suivies à la lettre dans les unités de l'armée française auxquelles il était affecté entre mai 1960 et août 1961. Jacques Inrep témoigne aussi de ce que la note du ministre des Armées Pierre Messmer datée du 18 juillet 1960, qui demandait qu'on cesse d'abattre des maquisards prisonniers. Pourtant, au-delà de cette date on continuait à pratiquer les crimes de guerre. Ci-dessous le récit envoyé au site de L'OBS, par Jacques Inrep, en complément des entretiens qu'il a donnés à ce journal ? dans le Hors série n°110 de février 2022, «L'Algérie coloniale, 1830-1962. C'est ses relations étroites qu'il avait avec son père et son frère, dit-il, qui l'ont aidé à prendre sa décision d'enfreindre la discipline de l'armée française et d'apporter un témoignage pour l'histoire en prenant en photo des documents militaires, estampillés «confidentiel», «secret» et «très secret». Il y relate l'usage qu'a fait de ses photos transmises à l'historien Pierre Vidal-Naquet, et décrit aussi deux documents (voir ci-dessus) qu'il n'a pas eu le temps de photographier, il se demande s'ils ont bien été conservés dans les archives militaires et si, conformément à loi qui régit les archives en France, les historiennes et les historiens qui travaillent sur la torture pratiquée par l'armée française durant la guerre d'Algérie ont pu les consulter. Son texte se termine par une demande claire de ce que, au-delà des annonces officielles sur l'ouverture des archives, annonces qui sont partielles et ne sont pas toujours suivies d'effet, l'accès aux archives militaires françaises de cette époque soit effectivement ouvert. Ce qui n'est pas le cas après l'adoption le 30 juillet 2021 d'un article concernant les archives au sein d'une loi sur le terrorisme et le renseignement (qui n'a aucun rapport avec la guerre d'Algérie) et qui dresse des obstacles au travail des chercheurs. Si les autorités ne cessent de proclamer «l'ouverture des archives» et si les délais de consultation de certaines archives ont été raccourcis, celle-ci n'est pas une réalité, puisque la décision du Conseil d'Etat n'est pas partout appliquée et que le centre de conservation du Service historique de la Défense sis au Blanc, dans l'Indre, est fermé depuis plusieurs années. Il faut aussi que les nombreux documents conservés par des militaires français de cette époque et qui se trouvent dans différents fonds privés soient remis aux Archives nationales, et que ceux qui sont encore vivants se voient déliés de la «consigne de silence» qui a été imposée par l'armée à la suite de ce conflit ; et qu'ils soient invités au contraire par les plus hautes autorités de la République à apporter leur témoignage pour l'histoire. Dans son interview, Jacques Inrep explique: «Dès mon arrivée à Batna, j'ai compris rapidement que je m'étais trompé lourdement. Avant de partir, j'avais cru que ces histoires de torture ne pouvaient être le fait que de sadiques. Le constat était effrayant, l'armée française torturait à tour de bras. Il s'agissait d'un système institutionnalisé. Il y avait des unités spécialisées : DOP et CRA. Des locaux, du matériel, des tortionnaires enfin. Bien sûr, il est évident que tous les militaires de carrière, que tous les appelés, n'ont pas été des tortionnaires, ce serait injuste de l'écrire. Certains ont même combattu cette ignominie. Mais le «tribunal» des historien-nes est implacable : la torture était au centre de la sale guerre coloniale. Mes quinze mois passés à Batna furent une suite de mutations diverses. J'étais la patate chaude que se refilaient les gradés. L'un d'eux eut cette réflexion : «Inrep, vous êtes un poids mort pour l'armée». Sic ! Ayant refusé de devenir gradé, l'armée ne sut que faire d'un ostrogoth de mon espèce...[...] Mon travail consistait à taper à la machine des notes de service, à répondre au téléphone, un standard me reliant à toutes les unités de Batna. Parfois la nuit, je restais éveillé près du poste radio PCR-10, pour suivre en temps réel les unités postées en embuscades. C'est notamment par une circulaire de Pierre Messmer, ministre des Armées, du 18 juillet 1960, que j'ai pris connaissance des horreurs qui se tramaient en Algérie (n°015682 MA/CC), en tapant la note de service n°2273SB/2 du 11 avril 1961, qui la diffusait, neuf mois plus tard, dans le Secteur de Batna. Dans cette note, le ministre des Armées demandait qu'on cesse d'abattre des maquisards prisonniers. Or, cette note datant du 18 juillet 1960 n'a été transmise par le Secteur de Batna où se trouvait mon unité que le 11 avril 1961, et je constatais qu'au-delà de cette date on continuait à pratiquer les crimes de guerre en ne tenant pas compte de ce que disait la circulaire de Pierre Messmer, ministre des Armées. J'ai compris instantanément l'importance de cette note de service. En même temps, c'était comme si le ciel m'était tombé sur la tête. Cette patrie que j'aimais tant, celle des Droits de l'homme, se comportait comme une vulgaire chienne fasciste. La conséquence fut que je pris conscience du caractère institutionnel de la torture. Jacques Inrep conclut : «Alors chiche, je mets au défi quiconque, historien-nes, responsables de nos institutions ou simples citoyens, de retrouver dans les archives militaires françaises ces deux notes de service et de les rendre publiques. C'est un impératif pour l'histoire de notre pays, pour la défense et le respect de nos valeurs républicaines». |
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