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Dans le cadre du débat ouvert
sur l'histoire de l'État et l'armée de notre pays, je vais essayer ici de
préciser ce que j'ai appris de la crise du MTLD et des positionnements des deux
courants qui s'y sont confrontés, en liaison avec le mouvement amorcé par les
hommes de l'OS, en direction de la lutte armée, vers la constitution d'une
armée algérienne.
Je dois dire que mes premiers pas, mes premiers savoirs en histoire, je les dois à M. Harbi. J'avais fait mon profit de son riche ? Aux origines du FLN1, et pris connaissance de la galerie de personnages qui ont animé le mouvement national indépendantiste et préparé les conditions de ma participation au grand œuvre de notre peuple, à la mise de «l'Algérie française»2 hors de l'histoire. Le FLN, mirage et réalité3 m'a donné les premières clés des contradictions qui ont secoué le FLN-ALN que j'avais rejoint et permis de comprendre, quelque peu, la situation qui a prévalu lors de ma mise à l'écart du «FLN», en juillet 1962. Cependant, mes premières hésitations vis-à-vis de son point de vue sont apparues avec son petit condensé, La Guerre commence en Algérie4, et justement, à propos du lancement de la Révolution, avec sa relation de la réunion où s'est décidé le saut dans l'avenir. 1.- La Révolution anticoloniale est proclamée par la réunion des «22». Il est intéressant de voir comment M. Harbi présente cette réunion, comment il la relate5 ? «Sous la pression de leurs partisans, dont Mechati, Bentobbal et Zighoud, les animateurs de l'aile activiste se démarquent, dès le mois de juin (1954), de leurs alliés centralistes [dans le CRUA6]. À cette date «Vingt-deux» cadres sont convoqués à Alger à l'initiative de Ben Boulaïd, Boudiaf, Didouche, Bitat et Ben M'hidi, pour tirer les conclusions de l'expérience de l'OS, débattre de la crise du parti et préparer l'insurrection. La réunion des «Vingt-deux» est vécue comme une résurrection de l'OS, mais aussi comme une revanche contre tous ceux qui, dans le MTLD, ont concouru à sa perte. L'impatience d'agir est grande. Ces militants, persuadés depuis longtemps que leur nationalisme est le plus radical en Afrique du Nord, supportent difficilement de voir l'essor des luttes en Tunisie et au Maroc et l'immobilisme apparent de l'Algérie. La réunion des «Vingt-deux» se déroule dans un climat de fièvre et de ressentiment contre l'ensemble des dirigeants du PPA-MTLD. La crainte de rater une occasion inespérée pour débloquer la question algérienne pèse lourdement sur les débats. Toute interrogation sur l'esprit du peuple et les alliances de la future insurrection, apparaît incongrue. Aux yeux des plus volontaristes, la discussion même, parce qu'elle dure, semble masquer des hésitations et des calculs inavoués. Excédé par ce qu'il pense être des tergiversations, Boudjemâa Souidani pose le problème en termes d'ultimatum. «Oui ou non, sommes-nous des révolutionnaires ? Alors qu'attendons-nous pour faire cette révolution si nous sommes sincères avec nous-mêmes ?» Sa force de conviction emporte l'adhésion. De toute façon, personne ne voulait risquer d'être situé parmi les «tièdes»...» J'arrête ici cette citation déjà trop longue... et laisse au lecteur le soin de se reporter au livre pour voir comment les «parrains de la réunion» se sont fait désigner «selon la pratique de la cooptation en honneur dans le PPA-MTLD», comment le «déroulement anti-démocratique de la réunion...» Il n'y a aucune empathie dans ce portrait de ce groupe et de ces hommes... Pourtant, l'Algérie leur doit que ce sont eux qui ont pris sur eux la très lourde responsabilité d'engager le pays dans la voie qui a débouché sur l'indépendance en déboulonnant «l'Algérie française». Cette responsabilité, on peut la mesurer à celle qui a manqué en la douloureuse circonstance de mai 1945, où le «clan algérois» (Le FLN, 29) qui poussait à passer à l'action armée n'a pas pu y rallier grand monde. D'autant que, devant l'échec du mot d'ordre et la gravité du drame, la direction du PPA a commencé à chercher les responsabilités d'une telle irresponsabilité... ! Je reviendrai une autre fois sur d'autres points concernant cette réunion décisive des «22». Je trouve intéressant de donner en annexe le portrait de l'un de ces «22», Badji Mokhtar, tracé par un observateur extérieur crédible, le Père Joseph Kerlan. M. Harbi précise, en page 62, les causes de sa retenue vis-à-vis de ces «22» hommes : «candidats à la direction d'une armée, les activistes s'érigeaient, du fait de la démission des centralistes et des messalistes, en parti.» Quatre pages plus loin, il pose la question : «L'État algérien est-il dirigé par un parti ou par une armée ? Aux yeux des pères fondateurs, qui se virent comme des militants, cette subtilité n'est pas de saison. Ils sont des politiques en armes. Mais en faisant de l'affrontement armé la seule lutte et en dépréciant toutes les autres, ils ne se rendent pas compte que l'aboutissement naturel de leur épopée est d'édifier un État dont l'armée serait le centre...» La question de l'interventionnisme de «l'armée» Faisons comme si cette assertion était avérée en prenant en compte le fait que, dès l'indépendance, le pouvoir qui s'est installé a donné des raisons pour qu'on le qualifie d'«autoritaire»... En effet, bien après 1962, l'uniforme a eu des difficultés à respecter la loi. - On connaît par exemple la sérieuse crise qu'a connue le corps de notre gendarmerie. Par les passe-droits que se permettaient ses agents, il n'avait plus eu droit de cité dans une de nos prestigieuses régions. C'était suffisamment grave pour que sa direction dût se ressaisir et défendre chez elle la loi qu'elle est chargée de faire respecter dans la société... Mais tout récemment encore, un de ses chefs a été traîné devant les tribunaux... pour enrichissement illicite, je crois. - Il me revient un souvenir significatif dans le même sens : le regretté ministre des Affaires religieuses, Mouloud Kassem, a appris la richesse recélée dans le tronc d'une mosquée dédiée à un grand savant vénéré comme un saint, fruit des dons généreux des fidèles. Un moqaddem était chargé de l'entretien du tronc, et bien sûr de la collecte de son contenu. Révulsé par un tel «détournement», Si l'Mouloud ordonna à son représentant local, qui était aussi son ami, de «nationaliser» le tronc. «Il m'est facile d'appliquer ton ordre, lui fut-il répondu. Mais moi qui connais la société d'en bas, je suis sûr que tu perdras la face quand te viendra l'ordre de quelque Général de remiser ta décision»... Je pense que chacun a connaissance de tels manquements dans notre Justice, nos Douanes et d'autres services d'autorité... Il faut cependant, pour tenter de découvrir l'origine de tels manquements, revenir à l'histoire de la naissance de l'armée et de l'État de notre pays7... C'est à cette quête que je vais m'atteler en tentant de répondre à la question suivante : le reproche de «démission» adressé aux dirigeants du MTLD, face à l'initiative des «activistes», est-il justifié ? Ont-ils vraiment laissé aux hommes de l'OS le loisir de «s'ériger en parti» et se porter «candidats à la direction d'une armée...» ? 2. L'arrière-plan partisan de l'initiative des «22». La crise du MTLD En 1954, nous sommes évidemment loin des conditions qui ont permis à l'ÉNA d'exposer sur la scène internationale son programme d'indépendance de l'Algérie. Et le parti qui tire son affiliation de cette ÉNA est en crise. Comment les chefs du MTLD y ont-ils fait face ? C'est là que se situe, à mon sens, l'arrière-plan négatif de l'engagement des «22». Par la dissolution de l'OS8, la dispersion et la mise sous surveillance de ses hommes dont la survie en clandestinité dépend des maigres allocations qu'ils leur dispensent9, les dirigeants du MTLD ont réglé la question des perspectives de feu le PPA. Ce sont celles dorénavant du MTLD : celles de la lutte légale, la force de l'adversaire colonial (de son armée) étant jugée invincible, écrasante. Il est intéressant de rappeler l'analyse fine que donne Francis Jeanson du débat suscité par la perte d'audience de l'UDMA dans les campagnes en faveur de l'insurrection : «J'avais eu vent, dit-il, qu'au moment de la scission du MTLD, Ferhat Abbas déclarait volontiers que l'apparition de la tendance centraliste donnait raison au programme de l'UDMA. [...] Comme, par ailleurs, le MTLD restait malgré tout plus proche du peuple que l'UDMA, on ne pouvait guère éviter d'en conclure : - que la tendance messaliste était désormais sans objet ; - que les efforts de l'UDMA depuis dix ans n'avaient pas été complètement absurdes ; - qu'au moment même où ces efforts semblaient porter leurs fruits, la relève d'une UDMA vieillissante se trouvait précisément assurée par un MTLD rajeuni et transformé.» Il ajoutait que ce dernier avait, en effet, «opté pour un affermissement doctrinal, pour un travail de formation et d'unification politique du peuple...»10 Mais la mise de la tendance «ossiste» hors la loi du parti n'a pas suffi. Le MTLD va se diviser : sa direction ne s'entend pas sur le contenu de la ligne de lutte légale. L'intéressant, c'est que le litige s'est noué sur une base de classe au sein de la bourgeoisie indigène. Messali, au nom de la base «plébéienne» du parti, dénonce le «réformisme» du CC qui ignore les intérêts de cette base. Le CC du MTLD et... la lutte armée En effet, le CC ? c'est-à-dire les cadres, les représentants de l'élite militante de la société indigène intégrée au système capitaliste colonial ? met en œuvre la justification pratique de la nouvelle ligne : les acquis socioéconomiques et politiques que les élus du parti ont réalisés, dans le cadre de la municipalité d'Alger, à travers le compromis noué avec le maire Jacques Chevallier. Ces acquis, les hommes du CC pensent pouvoir les démultiplier à travers les autres communes du pays en appui sur les hommes de ce courant néolibéral dont il faut aider le renforcement en jouant le jeu dans le domaine politique et socio-économique... Cependant, même élargis à la base plébéienne que défend Messali, ces acquis n'intéresseraient qu'une infime partie du peuple colonisé, la partie nécessaire au fonctionnement du capitalisme colonial ; la grande majorité du peuple vivant une «situation effroyable [...], abandonnés à la famine et à la maladie», comme le rappelle M. Boudiaf (dans «La préparation du 1er Novembre», art. cit.) J. Chevallier, passé du colonialisme pur et dur au colonialisme libéral, estime qu'il peut ne pas cacher son jeu, dans ce climat de crise des nationalistes : contre les ultras d'Algérie, il plaide11 pour plus de libéralisme, disant : «Considérons aujourd'hui qu'il est plus sûr d'avoir auprès de soi des demi-rebelles que des domestiques.» Il s'élevait contre l'alliance entre «un gouvernementalisme béat» et «un beni-oui-ouisme aveugle». Des «demi-rebelles» représentatifs de la société indigène, les «beni-oui-oui»12 ne représentant qu'eux-mêmes... Prenant au sérieux l'accusation de réformisme confortée par ce qualificatif sans équivoque, le CC élabore, pour la contrer, une vigoureuse justification théorique : il adopte des thèses «marxistes» à son congrès centraliste d'Alger (août 1954) dénonçant la position de l'«aventuriste» qui veut «lancer le parti et le peuple dans des actions pour lesquelles ils n'auraient pas été formés et sans qu'au préalable les conditions indispensables n'aient été réalisées.»13 C'était la justification de la voie réformiste, l'opposition absolue à la lutte armée. En même temps, les milieux de la direction du parti laissent entendre aux militants que ce qualificatif de «demi-rebelles» vise Ferhat Abbas et ses amis, qui auraient conclu un accord secret avec Chevallier. Cette question des «conditions indispensables...» me rappelle un poème de Nazim Hikmet, dont il m'est agréable d'insérer ici un extrait qui me semble bien à propos : «... les braves de Bédreddine se dressèrent face à l'armée / du prince héritier / [...] Extraordinaire fut le combat. / [...] les dix mille hérétiques compagnons de Beurkludjè Moustafa / pénétrèrent comme dix mille haches dans la forêt de l'ennemi. / [...] mais quand le soir tomba sous la pluie battante, / les dix mille n'étaient plus que deux mille. / Pour pouvoir chanter d'une seule voix, / retirer tous ensemble les filets des eaux, / travailler le fer comme une dentelle, tous ensemble, / labourer tous ensemble la terre, / manger tous ensemble les figues d'où coule le miel, / être tous ensemble en tout / et partout, / sauf sur la joue de la bien-aimée, / les dix mille donnèrent leurs huit mille... / Ils furent vaincus. [...] /» Ne va pas me dire, / ce fut la conséquence inéluctable, / des conditions historiques, économiques et sociales, / Je le sais ! / Ma raison s'incline devant tout ce que tu me dis là. / Mais ce cœur que voilà / ne comprend rien à ce langage. [...]*»14 Le poète ajoutait là* (à la fin de l'extrait) la note suivante : «Alors que j'écris ces lignes, je pense à certains jeunes qui se considèrent comme de «gauche» et qui diront en me lisant : «Diable, le voilà qui dissocie sa tête de son cœur, diable, il prétend qu'avec sa raison il reconnaît bien l'importance des conditions historiques, économiques et sociales, mais que cela n'empêche pas son cœur de brûler de douleur, diable, voyez-moi ce marxiste...» [...] Mais si je fais maintenant cette digression, ce n'est pas pour ces jeunes-là. C'est pour ceux qui commencent à peine à étudier le marxisme, pour ceux qui sont loin du snobisme de gauche. Un médecin a un enfant tuberculeux, il sait que cet enfant va mourir, il reconnaît qu'il s'agit là d'une nécessité physiologique, biologique ou Dieu sait quoi logique, mais si cet enfant meurt, ce médecin [...] ne versera-t-il pas une larme sur lui ? Et dans le cœur de Marx, qui savait pourtant que la Commune de Paris s'écroulerait, qui connaissait bien à l'avance toutes les causes historiques, économiques et sociales de cet effondrement, les grands morts de la Commune n'ont-ils pas défilé comme un «chant de douleur»» ? [...] A suivre Notes 1. Christian Bourgois Éd., 1975. 2. Dans cette «Algérie française», l'autochtone était enfermé dans la case quasi hermétique des «indigènes». Sauf de très rares individus, les «m'tourni(s)» qui acceptaient de vivre quasi secrètement et à la grande honte de leur... famille, leur «retournement» civilisationnel... contre on ne sait quel «privilège»... Et voilà qu'aujourd'hui, des Algériens, chèrement libérés du code de l'indigénat et rendus à leur dignité d'être humain et de citoyens d'un pays digne, farfouillent dans les poubelles de l'histoire à la recherche d'ascendants même très lointains, si peu recommandables alors même aux yeux des leurs... pour «réintégrer» ??? leur nationalité «d'origine» !!! 3. Éd. Jeune Afrique, 1980. Les citations suivantes de cette source seront suivies pour en signaler la référence par l'indication : (Le FLN, x) x étant le numéro de page. 4. Éd. Complexe, Bruxelles, 1984. 5. Précisément dans La Guerre commence en Algérie, Op. cit., p. 58 sq. Les citations suivantes de cette source seront signalées par l'indication : (La Guerre, x)... 6. Comité révolutionnaire d'unité et d'action, fondé le 23 mars 1954, pour tenter d'éviter l'éclatement du MTLD entamé par les initiatives de Messali s'adressant directement aux militants hors des structures du parti. Il est devenu rapidement sans objet vu que Messali réunissait le congrès de sa tendance à Hornu (14-16 juillet 1954), et que les centralistes confirmaient la scission un mois plus tard, en tenant le leur (14-16 août) à Alger. 7. J'ai déjà donné mon analyse à ce sujet de l'ALN-ANP dans ma contribution précédente («Novembre et le paradigme de la lutte armée»). Il me restera à voir, dans une prochaine intervention, celle du FLN tel qu'il s'est développé après Novembre 1954. 8. Benboulaïd Mostefa, membre du CC, a secrètement maintenu l'organisation locale de l'OS qu'il transforma en daïra MTLD des Aurès. Cette opération aura une grande importance pour la Révolution. 9. Boudiaf souligne cet isolement des hommes de l'OS par rapport à la base du parti : «L'appareil du parti était très puissant. Il était impossible de toucher la base enfermée dans ce carcan et soumise à une hiérarchie solide.», «La préparation du 1er Novembre», Al Jarida, n° 15, nov.-déc. 1974 10. Colette et Francis Jeanson, L'Algérie hors la loi, ENAG, Alger, 1993, p. 228. (C'est moi qui souligne) 11. Dans une série d'articles intitulée «Faisons le point», publiés fin décembre 1950 par L'Écho d'Alger. 12. Rappelons que les «beni-oui-oui» étaient des sortes de «harkis» d'avant le 1er Novembre : ils disaient «oui ! oui !» à tous les désidérata de l'administration coloniale... Et le «beni-oui-ouisme» renvoie à la conception qu'avaient les autorités coloniales, dans leur combat contre les nationalistes, de s'appuyer sur ces «harkis», comme hier les occupants nazis de la France utilisaient des «collaborateurs» contre les résistants. 13. Aux origines du FLN, Op. cit., «Rapport du CC (Alger, 13-16 août 1954), p. 241. (CMQS) |
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