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Dans
un monde où l'insécurité est en augmentation, et où l'incertitude règne,
comment voyez-vous l'évolution future du domaine de la défense et de la
sécurité ?
Dominique David : Mon approche de ces questions est évidement une approche européenne. La situation est complexe, et se caractérise par deux grands éléments. En premier lieu, le continent européen est entouré de déstabilisations, plus ou moins, graves. Nous observons ce qui se passe en Ukraine, dans le Caucase, au Moyen-Orient, en Afrique, mais aussi, au Maghreb qui est très proche de nous, économiquement, géographiquement, démographiquement, et aussi sentimentalement. La situation de ces zones n'est pas la même partout, et une comparaison ne serait pas pertinente, mais l'Europe est entourée par ces espaces, plus ou moins, incertains. Ceci est nouveau pour nous, Européens : nous avions rêvé, dans les années 90, de pouvoir régler les problèmes d'insécurité, assez facilement, avec des «opérations de police» internationales et l'envoi de forces destinées à ramener la paix rapidement : malheureusement ce n'est pas ce qui se passe, à l'heure actuelle. Les perspectives ne sont pas bonnes : nul n'imagine que le Proche-Orient puisse redevenir pacifié, riche et prospère à court terme ; personne ne croit que le développement de l'Afrique sub-saharienne se passera de manière unifiée et harmonieuse. Le continent africain est très divisé, entre des pays qui vont plutôt bien et d'autres qui vont très mal, les disparités sont immenses. Deuxième élément déterminant de la situation : le système international n'est pas organisé pour faire face aux déstabilisations que nous connaissons ou prévoyons. Les grands pôles de stabilisation, les grandes puissances, dont on pourrait espérer qu'elles re-stabilisent (bien qu'elles soient, parfois, très déstabilisatrices?), sont eux-mêmes en pleine redéfinition de leur rôle, en pleine introspection. C'est évidemment, le cas des Etats-Unis : l'incertitude sur leur stratégie existait déjà du temps d'Obama, elle s'aggrave avec l'imprévisibilité de Trump. C'est le cas de la Russie. Elle a effectué son come-back sur la scène internationale, en grande partie à cause des erreurs occidentales ; mais on sait bien que ses moyens ne sont pas à la hauteur de ses ambitions stratégiques. Il y a donc également une incertitude sur le rôle que Moscou voudra ou pourra jouer dans les années à venir. Troisième exemple, la Chine, qui aligne les projets stratégiques grandioses, à la fois dans sa région et au-delà de sa région : projet des Nouvelles Routes de la soie, présences en Afrique, en Méditerranée? La Chine a évidemment, une vocation mondiale, mais quelle sera sa véritable posture dans le monde après demain ? Dernier exemple, l'Union européenne. Elle devrait être un pôle de puissance stabilisateur, pacificateur. Mais l'arc de crise qui va du Sahel jusqu'au Caucase entoure un lieu politique vide : l'Europe. Grande puissance économique, cette dernière ne peut jouer de rôle de stabilisateur politique. Autrement dit, on a du mal, aujourd'hui, à déchiffrer les stratégies de puissances, et à identifier les moyens qui correspondraient à ces stratégies. On ne sait pas à quoi ressemblera l'équilibre des puissances, d'ici 20 ans. Le même type de questionnement s'applique aux menaces sur la sécurité. Nous sommes, actuellement, incapables de faire une liste certaine de ces menaces, même si nous doutons qu'elle a toute chance de s'allonger. Suite au désengagement militaire et sécuritaire des Etats-Unis, allons-nous vers un nouveau modèle de sécurité internationale ? D. D. : Les Etats-Unis ont heureusement abdiqué l'interventionnisme, tous azimuts, de George W. Bush. Obama a hérité d'une situation stupidement extravertie, produite par la stratégie de Bush, avec la tragédie irakienne et l'impasse afghane. Il a adopté une position d'auto-restriction, ce qui ne signifie pas que les Etats-Unis se retirent de partout. Washington a alors mis en œuvre la stratégie du « pivot vers l'Asie », considérant que les enjeux décisifs, pour les intérêts américains, se trouvaient désormais en Asie-Pacifque. Cela ne signifie pas qu'ils se retirent des autres régions, mais qu'ils considèrent que leur engagement direct, dans ces régions, n'est plus requis au niveau de ces dernières décennies. Les Etats-Unis resteront, par exemple, au Moyen-Orient tout simplement parce que les autres puissances y sont. Les Russes y sont, et pas seulement en Syrie, depuis plusieurs siècles et ont des raisons historiques pour y rester. Les Chinois, qui ont une économie très énergivore, y sont pour leurs besoins en pétrole, les Européens pour les mêmes raisons? Au Moyen-Orient s'entrecroisent tant d'intérêts stratégiques que Washington ne peut s'en désengager complètement. En Europe, les Etats-Unis limitent aussi leur présence, allègent leurs dispositifs militaires. Dans le cadre de cette logique, qui remonte à plus de deux décennies, nous ne savons pas ce que va faire Trump : le plus vraisemblable est qu'il va poursuivre ce qu'a fait son prédécesseur : limitation de l'engagement en Europe et au Moyen-Orient, sans rupture, dans le cadre d'un désengagement soft. Cela va-t-il inciter les Européens à renforcer leurs capacités de défense ? D. D. : Je ne suis pas certain que l'UE, en tant que telle, puisse faire dans les dix années à venir ce qu'elle a échoué à faire depuis vingt ans. Nous avons commencé à construire des structures de défense commune, mais nous nous apercevons que lorsqu'il n'y a pas de volonté politique derrière, les institutions créées ne servent à rien. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir un sursaut de l'UE qui permette de réussir rapidement, à 27, ce que nous avons échoué à faire avec constance. Néanmoins, Union européenne et action des Européens, ce n'est pas la même chose. A l'intérieur de l'UE, un certain nombre de pays sont conscients des problèmes de sécurité. Ils disposent de moyens importants ; ils ont la possibilité de commencer à regrouper leurs logiques industrielles, et à coordonner leurs moyens d'intervention. La situation actuelle ne générera pas d'électrochoc permettant à l'UE de devenir instantanément, une grande puissance militaire et politique. Mais il peut y avoir un rapprochement entre un certain nombre de grands pays - la France, l'Allemagne, avec l'appui de l'Espagne, de l'Italie, de la Pologne, de la Belgique? -, qui peuvent s'entendre autour d'un certain nombre de questions de défense, soit à l'intérieur des procédures de l'Union européenne, soit directement entre Etats. Dans une telle logique, il faudra penser à l'industrie et à la production d'armements, afin de sauver la base technologique et industrielle européenne, qui seule peut permettre à nos Etats européens d'être autonomes du point de vue de la production d'armements, c'est-à-dire de la décision stratégique. Sur un autre sujet qui inquiète les voisins méditerranéens de l'Europe, nous assistons à la percée de différentes formes de populisme, un peu partout, et notamment à l'extrême droite. Comment voyez-vous l'impact de cela sur les futures relations entre l'UE et ses voisins ? D. D. : Le terme «populisme» est un terme à la mode, un peu «valise» : on y met un peu tout et n'importe quoi. L'extrême droite n'est pas proche d'arriver au pouvoir dans aucun des grands pays de l'Europe, même si elle a été associée au pouvoir au Danemark, ou en Autriche. Dans des pays comme la France ou l'Allemagne, il est peu vraisemblable que l'extrême droite arrive au pouvoir - surtout en Allemagne. Par contre, l'importance de l'électorat d'extrême droite pèse sur le débat politique ; et même si Marine Le Pen n'arrive pas au pouvoir en France, elle aura réussi à restructurer le discours du candidat de la droite classique François Fillon, et à le tirer vers une droitisation de ses positions ; et elle a, aussi, réussi à installer, dans le débat public, avec un langage particulier, les questions d'insécurité, et d'immigration. Si un jour l'extrême droite arrivait au pouvoir en France, l'effet serait catastrophique sur un plan économique, et sur un plan sociétal - l'effet sur la cohésion de la société française serait, certainement, grave. Les rapports de la France avec ses voisins, en pâtiraient. Il serait difficile à Mme Le Pen de faire plus, en matière d'immigration, que ce qui a déjà été fait : tout le monde sait que l'immigration, en France, est relativement maîtrisée. Mais son arrivée au pouvoir reste une hypothèse peu vraisemblable. Par contre, il est certain que l'état du monde produira dans le futur plus de migrations Sud-Nord qu'il n'y en a aujourd'hui - même si la majorité des migrations demeure, dans une dimension Sud-Sud, comme les pays du Maghreb le savent, avec les migrations transsahariennes. Des arrivées massives d'Afrique sub-saharienne, d'Afghanistan, du Pakistan poseront problème en Europe, et aussi au Maghreb - pas seulement à cause du manque de moyens financiers, mais du fait du manque de moyens politiques, et même psychologiques, d'intégrer ces migrants. Pour finir, pourriez nous dire un mot sur votre vision de la relation entre la France et l'Algérie ? D. D. : Je ne suis pas un spécialiste des relations franco-algériennes. Mais tout Français connaît la proximité des relations entre les deux peuples. En France, nous côtoyons des Algériens, ou des personnes d'origine algérienne, au quotidien ; et nous ressentons cette proximité affective dès que nous nous retrouvons en Algérie. Malheureusement, il est difficile d'avoir des relations politiques entre les deux Etats qui correspondent à cette proximité entre les peuples : en particulier parce que certains discours politiques sur la colonisation nous séparent. L'Algérie doit être un vrai partenaire pour la France sur tous les plans, comme elle l'est sur le plan diplomatique, où les relations et les collaborations sont excellentes. Il faut que les relations entre les responsables politiques de nos deux pays se haussent au niveau des relations entre leurs peuples. * Spécialiste des questions militaires et stratégiques, rédacteur en chef de la revue ?Politique Etrangère' et co-directeur du ?Ramses', rapport annuel de l'Ifri. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux études et articles sur des questions de sécurité. |
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