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Sorte de maillon ou d'interprète/intermédiaire
dans un territoire rattaché à la métropole durant un espace de temps qui
coïncide avec l'émergence, en Occident, du «Nouveau Roman», avec son écriture
concise, sa structure narrative chaotique, ses récits foisonnants ayant pour
thème l'homme moderne, ses perplexités et ses angoisses. Un genre nouveau ayant
mis aux oubliettes «la littérature engagée» dont se réclament les adeptes du
roman indigéniste. Autrement dit, le réalisme historique s'y est perdu et a
fondu dans l'incertitude narrative, où le poète ou l'écrivain ne sont plus en
position d'éclaireurs, mais de simples voix de dialogue parmi d'autres. En
cette période d'avant-indépendance, un nom émerge et non des moindres, celui de
Kateb Yacine qui, prenant le pas de Mohamed Dib, aurait dépassé son problème
individuel d'acculturation pour recréer l'histoire à travers «Nedjma» (1956), le plus remarquable des romans d'Algérie et
du Maghreb.
Rénovant l'écriture dans le fond, Kateb faisait du retour aux origines et aux ancêtres un culte, recherchant dans l'insaisissable ?Nedjma', l'unité symbolique : l'Algérie dans toute sa beauté, sa splendeur, ses ambiguïtés, ses mystères. (7) D'après le sociologue et critique littéraire marocain Abdelkebir Khatibi (1938-2009), le mythe katébien est une méditation qui constitue, outre le décalage entre l'histoire et l'activité de l'imaginaire, cette volonté de « tricher avec l'histoire, de la violenter, la contourner et la brouiller dans une atmosphère ludique»(8). Kateb Yacine a noué, par le sang, une relation complexe avec la terre. Toutes ses œuvres «Le cercle des représailles»' (1959), «Le cadavre encerclé» (1963), «Les ancêtres redoublent de férocité» (1967), etc., sont un appel implicite à venger la mère violée et l'exil forcé chez l'autre. «Jamais je n'ai cessé, écrit-il dans «Le Polygone étoilé» (1966), même aux jours de succès près de l'institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l'écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d'une langue bannie, secrètement, d'un même accord, aussitôt brisé que conclu?». (9) Ainsi ce célèbre poète frondeur, symbole de l'Algérie résistante, s'est-il permis de violer, à son tour, la langue du colonisateur pour lui donner un contenu, une conscience, une âme algérianisée : «J'écris en Français, dit-il un jour, pour dire aux Français que je ne suis pas Français». En plus d'être conflictuelle, sa liaison avec la culture française est teinte de versatilité, tantôt qualifiée de «butin de guerre», tantôt d'aliénation et d'acculturation dans le grand projet impérialiste. Or, «il faut reconnaître, écrit Kadour Naimi, que «le butin de guerre», est, en réalité, un asservissement néo-colonisé, déguisé en triomphe, une reconnaissance implicite d'incapacité intellectuelle à promouvoir sa propre langue maternelle. Voici la preuve la plus significative, poursuit Naimi, en 1985, l'auteur même du slogan « butin de guerre », Kateb Yacine, déclara : « Je ne pensais pas pouvoir faire du théâtre en Algérie parce qu'à ce moment-là, le problème numéro un, c'était la langue. Pour moi, ce qui importait, c'était ce problème-là : comment le résoudre ?''» (10) Le fait, peut-être, que notre « Molière national », digne descendant d'Apulée de Madaure, se soit frotté à l'arabe populaire a aiguisé sa sensibilité de poète rebelle. A la vérité, quand la langue lui est étrangère, tout écrivain se sent comme dans un ghetto insulaire, prisonnier de lettres aussi insolites qu'effarantes, lesquelles portent les marques de son égarement. Exclu de l'histoire de son milieu d'origine, humilié par la perte de ses racines, l'exil de la langue le campe alors dans le statut peu enviable d'apatride, n'ayant plus d'énergie ni de ressources que dans la recherche désespérée de sa langue, son identité, ses coutumes et sa terre perdues. Étranger à lui-même, comme l'observe bien la philologue et la psychanalyste bulgare Julia Kristeva, il tente alors de « tricher » avec le destin au moyen des mots. Les amarres de l'écrivain ne sont-elles, après tout, l'exil, la ruse et le silence, pour reprendre le mot du poète irlandais James Joyce (1882-1941)? Des amarres qui l'attachent à « ce pays indécodable de l'errance », frappé de ruptures et de radicalité, d'oubli et de fuites...« Écrire la langue adverse, dit Assia Djebbar dans son roman « L'amour, la fantasia » (1985), ce n'est plus inscrire sous son nez ce marmonnement qui monologue; écrire par cet alphabet devient poser son coude bien loin devant soi, par-derrière le remblai - or dans ce retournement, l'écriture fait ressac.». III- L'errance, la dictature, l'islamisme et la résistance... Longtemps confinée entre conformisme aux traditions et penchant à l'émancipation, le courant littéraire d'avant-garde s'est sclérosé tout de même dans un nationalisme étriqué, contraignant et anachronique jusqu'à l'émergence d'une plume acerbe en 1969, celle de Rachid Boudjedra. Une plume d'un rare génie qui a célébré, à l'instar du romancier mexicain Juan Rulfo (1917-1986), « l'entreprise du meurtre » par l'écriture de l'oralité. Meurtre aussi de la culture patriarcale, des tabous, des traditions surannées, de l'intégrisme religieux et du conformisme tout court. Grâce à ses premiers ouvrages, en particulier «La Répudiation» (1969) , «L'insolation» (1972), «L'escargot entêté» (1977), Boudjedra a eu le mérite de sortir la littérature algérienne du pertuis étroit du traditionalisme à l'universalisme, en cassant les codes de la narration, en malmenant le récit et en mélangeant les genres par le biais du «Réalisme magique » typiquement hispano-américain, nourri d'une modernité trextuelle et des saveurs orientales du conte des «Mille et Une Nuits». Se servant de ses personnages, Boudjedra dresse un sévère réquisitoire contre ce «pays-hôpital» (l'Algérie), sans cerveau, sans béquilles, sans morale, englué dans son hypocrisie religieuse et ses tabous. «Et maintenant ?, écrit-il, dans son roman « Le démantèlement », (1981), les villes s'étaient surchargées et s'enroulaient dans la mauvaise graisse des bidonvilles tandis que les terres irriguées par le sang étaient à l'abandon, les mosquées poussaient comme des champignons phalliques, la religion était récupérée par tout le monde, les rues se remplissent d'opportunistes, d'affairistes et d'arrivistes éblouis par la réussite fulgurante (?) et la corruption devient la loi générale (?)». Même démarche chez Mourad Bourboune «Le muezzin» (1968) et Mohamed Dib «Dieu en Barbarie» (1970) et bien d'autres écrivains tels que Nabel Farès , Malek Ouary, Jean Sénac, etc., qui, amoureux de la vie, ont fustigé la dictature, les marchands de temple et leur sale besogne d'endoctrinement des masses. Plus tard, apparaît Rachid Mimouni avec «Le Fleuve détourné» (1982), où il s'est frontalement attaqué au tabou de la révolution : ses trahisons, ses compromissions et ses déceptions. «Il n'est pas facile dans ce pays, d'être administrateur », écrit ce dernier poussé aux flots par les enragements de ce fleuve d'Algérie qui a raté sa direction et sa source, « c'est un poste qui exige beaucoup de qualités. Il faut faire montre d'une grande souplesse d'échine, de beaucoup d'obséquiosité, d'une totale absence d'idées personnelles de manière à garder à ses neurones toute disponibilité pour accueillir celle du chef. Il faut surtout se garder comme de la peste de toute forme d'initiative». Bien entendu, le tragique dans «Le Fleuve détourné» rejoint le comique. Le paysan qui retourne à son village après des années d'exil dans le maquis, se retrouve face à la cruauté des siens. Convaincus de sa mort pendant la guerre de libération, ces derniers lui ont même fait une place au cimetière alors que sa femme et ses enfants sont portés disparus. Coincé dans ce jeu de miroirs déformés du destin, le pauvre paysan (sans nom dans le texte), part se confronter à ce qu'il oppose à cette société, la sienne, ingrate et méconnaissante de ses sacrifices pour l'indépendance de l'Algérie. Quel drame que de se heurter au mur du mépris et du rejet de ceux qui prétendent nous connaître! D'être exilé par les nôtres sur la terre qui nous a vu naître. Non seulement Mimouni a cassé dans son œuvre les modèles sociaux faussement nationalistes en vigueur à cette époque-là, mais aussi le mythe de la révolution et ses trahisons, la société et son triangle de Bermudes : l'identité, la sexualité, la religion. Le même constat peut être dressé aussi pour les œuvres de Tahar Djaout: «Les chercheurs d'os» (1984) et «Les vigiles» (1995), en particulier. De toute façon, les écrivains algériens d'expression française, romanciers, poètes ou dramaturges soient-ils, appartiennent tous à une culture dont la structure interne continue d'être orale. En ce sens, l'espace de culture «savante», donc écrite, peut se rétrécir facilement tant que l'oralité a transformé l'écriture depuis des siècles en un texte absent. Loin d'être une métaphore, l'exil linguistique, étant en premier lieu un exil culturel, aggrave du dedans les autres formes d'aliénation que comporte l'exil intérieur (la solitude de l'écrivain). De même, le rapport des écrivains algériens francophones aux lecteurs a changé, de nos jours, sur plusieurs niveaux (culturel, civilisationnel, spatial parfois), vu l'ampleur du fossé creusé par l'arabisation progressive des générations montantes. Leur message ne passe pas comme souhaité et les enjeux culturels de leur écriture se trouvent parfois mal interprétés. En revanche, la dénonciation et la révolte caractérisent toujours la littérature algérienne nouvelle. De Tahar Djaout à Amin Zaoui, et de Abdelkader Djemai à Boulam Sansal, Youcef Sebti, Yasmina Khadra, Maissa Bey, Salim Bachi et Kamel Daoud, le verbe est conjugué au présent de la révolte et de la résistance. On dirait que l'écriture en est forcée à adopter un profil bas devant les épanchements impulsifs de l'encre. Bien que la dynamique et les objectifs de l'écriture, en langue française, soient différents de ceux des prédécesseurs, on constate bien, à quelques exceptions près, que cette littérature n'est que la suite logique de la poésie rebelle de Kateb Yacine, du verbe haut de Jean Amrouche, des rimes poétiques de Assia Djebbar et de la prose pamphlétaire de Rachid Boudjedra! *Auteur et chroniqueur. Notes: 7- Kamal Guerroua, ?Exil Nostalgie, Ressouvenances', Villers-cotterêts, 2017. 8- Abdelkebir Khatibi, ?Le roman maghrébin', Maspero, Paris, 1968. 9- Kateb Yacine, ?Le Polygone étoilé', Seuil, Paris, 2000, p181-182. 10- Kateb Yacine & Abdelkader Alloula, du théâtre au cinéma, conversation entre Kateb Yacine et Saïd Ould Khelifa, entretien inédit réalisé à Paris, le 29 juin 1985, Bobigny 2003, publié à l'occasion du 14ème Festival 11 au 28 mars 2003 à Bobigny, Hors-série, p.7 et 8., cité par Kadour Naimi, ?Défense des langues populaires, le cas algérien', Editions Electrons libres, 2018. |
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