|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Ecrire en
historienne sur les années Ben Ali reste un défi de communication sur une
période jusque-là sans archives constituées ni sources contradictoires.
Ma spécialité est l'histoire contemporaine de la Tunisie, une appellation couvrant une période qui va du Protectorat (1881) à nos jours. Peut-on parler d' «histoire immédiate» pour les années 1987-2011 ? Il faudrait préciser le contenu de la formule dans le contexte tunisien, tout comme il est hasardeux d'utiliser celle d' «histoire du temps présent» inventée dans les années 1980 en France. Je préfère annoncer que je m'exprime en tant que témoin, sinon engagé (le mot a un sens précis) tout au moins comme une tunisienne intéressée par la vie publique, de formation historienne, ne prétendant à aucune vérité, en ajoutant une remarque de taille : je me demande si j'aurais accepté de parler des années Zine El Abidine Ben Ali (ZABA) si la « Révolution Tunisienne » n'avait pas eu lieu... Sur la période Ben Ali, des travaux existent, encore non vérifiés. Ils servent de base à ce papier construit autour d'une interrogation familière aux historiens : la question de la rupture ou de la continuité, une distinction non étanche qui servira à structurer certains faits à partir d'une distinction non étanche. Peut-on considérer le régime politique de Ben Ali comme une rupture ou une continuité par rapport à celui de Bourguiba ? En m'arrêtant au système politique, je me demande si la prise et l'exercice du pouvoir sous ZABA sont un prolongement ou bien s'il s'agit d'un changement politique. I/ CE QUE L'ON PEUT CLASSER DU COTE DES CONTINUITES -Le personnage de ZABA : En 1987, l'homme qui prend le pouvoir « par surprise » vient de l'appareil de l'Etat. Il est un produit de l'ascenseur social tunisien, qui s'est diversifié depuis l'indépendance, au point d'ouvrir la voie à des cadres peu instruits comme lui. Il gravit avec discrétion les étapes d'un cursus militaire où il fait son chemin, de général à premier ministre, par le renseignement. L'homme du sérail parvient à mobiliser des forces armées et des complices qui lui permettent de réagir, de justesse, au projet de le démettre de ses fonctions, prévu pour le 9 novembre 1987. -Le scénario du « coup d'Etat » s'appuie sur la convocation de sept médecins au chevet de Bourguiba. L'un d'entre eux (le cardiologue Mohamed Gueddiche) ne connaît pas le président. Après hésitation -de la part du psychiatre Ezzedine Gueddiche-, ces représentants de l'autorité médicale signent un certificat d'incapacitation. Une question en suspens : le coup d'Etat prévu par les islamistes pour le 8 novembre avait-il été éventé ? A-t-il pesé dans la décision d'intervenir dans la nuit du 6 au 7 novembre 1987 ? -ZABA commence par des gestes de « décompression » politique. Il autorise des titres de presse comme Le Phare, Le Maghreb ou Réalités. Un journal islamiste, Al Fajr et un autre du Parti Communiste Ouvrier de Tunisie (PCOT), Al badîl naissent. En 1988, la présidence à vie instaurée par Bourguiba en 1975 est supprimée et le régime renoue avec Amnesty International, signe les Conventions internationales contre la torture... -La stratégie du « Changement » (quand la majuscule entre-t-elle dans la graphie du mot ?) se concentre sur le remplacement du personnel politique. Il s'agit d'évincer petit à petit les anciens cadres du Parti Socialiste Destourien (PSD), de coopter des figures de l'opposition dont une grande partie se trouve dans les rangs du Mouvement des Démocrates Socialistes (MDS) et au sein de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme (LTDH) créée en 1977. La « négociation » avec les islamistes cesse avec les élections de 1989, truquées. Le personnel administrativo-politique entre dans une rotation rapide : plus de 100 ministres sont nommés entre 1987 et 1997. On cible des « technocrates » sans couleur politique déclarée ou annoncée car on veut apparemment s'assurer du potentiel d'obéissance des nouvelles recrues envers la décision politique, dont le centre est le palais présidentiel. Une bureaucratie s'y développe : on passe de Abderrahim Zouari et Abdallah Kallel à un trio qui va faire long feu : Abdallah Kallel, Abdelaziz Ben Dhia et Abdelwahab Abdallah dirigent un corps de 200 agents environ. -ZABA joue avec l'image de l'Islam, dont la visibilité augmente dans les pratiques sociales. Prenant le contrepied de la réputation d'un Bourguiba considéré come « laïc », Ben Ali met en scène une imagerie destinée à faire croire qu'il est le garant de la religion musulmane (appel à la prière dans les médias audio-visuels, introduction du dispositif de la ro'ya pour les fêtes musulmanes, il effectue une omra en mars 1988...). Cette opération de communication politique amène à se poser la question de la définition de la politique. Si la politique se réduit à la communication, peut-on traiter ce changement dans la communication politique comme une rupture à part entière ? La presse écrite et la radio qui structurent le régime Bourguiba cèdent la place à l'image (télévision, cinéma puis Internet) qui se développe sous ZABA, sans compter l'arrivée de la téléphonie mobile. Si la communication politique est déterminante, quelle part prend la technologie dans le changement ? Les mêmes lieux de la politique (l'exécutif, le palais présidentiel, les médias, le parlement comme fiction active et contrôlable) sont réinvestis et les mêmes thèmes (féminisme, modernisation) sont réactivés. Les anciens hommes sont écartés et le système recrute un personnel qui, au fur et à mesure de son remplacement, se concentre autour de la nomenklatura du palais présidentiel. -L'héritage féministe est probablement l'acquis de Bourguiba le mieux exploité par ZABA. Cette continuité de la politique étatique est aiguillée par l'apport des associations féministes. Pendant 23 ans, et malgré un moment d'hésitation (tentation de « compromis » avec les islamistes ?), le féminisme bourguibien est renforcé et alimenté par de nouvelles mesures, souvent suscitées par le féminisme contestataire : l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD) et de l'Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche et le Développement (AFTURD) sont reconnues en 1989. -Le légalisme par en haut : Bourguiba a fabriqué des lois sur mesure. ZABA systématise l'usage. Des exemples attestent de cette fabrique légaliste : la loi de 1992 sur les associations à caractère général est destinée à contrecarrer la portée des actions de la LTDH. Les élections (1989, 1994, 1999, 2004, 2009) suscitent des aménagements successifs pour adapter la stratégie de Ben Ali contre la concurrence. La réforme de la loi électorale de 1994 consiste à distribuer un quota de 19 sièges aux partis de l'opposition (6 sont autorisés). Parmi les 8 amendements de la constitution (7 sous Bourguiba), la loi de 1997 formate les candidatures et les modalités de référendum. La loi de 2002 institue le bi-caméralisme en créant une Chambre des Conseillers... Le dispositif légaliste est destiné à donner l'illusion du pluralisme. Les lois ajustent des réaménagements pour faire croire à un présidentialisme contrebalancé par des structures d'équilibre. La propagande à l'étranger est activement entretenue pour construire une vision « irénique » de la vie politique tunisienne. Ainsi, dès les années 1990 et sur fond de guerre du Golfe, le régime de ZABA s'inscrit dans la continuité du régime bourguibien dont il réinvestit l'essentiel des rouages : le parti-Etat, le juridisme apparent, le système sécuritaire, un personnel navigant « technocratique »... avec des ruptures qui sont de l'ordre de la communication politique (changement de nom du parti, prétendue défense de l'Islam), plutôt que dans la politique (à moins de réduire la politique à cela). A coup de continuités, le système parvient à des réaménagements procéduraux par glissements progressifs, sans ouvrir le jeu politique. Les changements les plus conséquents sont induits par l'ordre hyper-libéral qui impose ses contraintes, notamment économiques, avec un tournant notable vers 2000. II /OU L'ON PEUT PARLER PLUTOT DE RUPTURE -La question des droits de l'homme est une entrée nouvelle, un débat peu présent sous Bourguiba. Le discours et les pratiques des droits de l'homme qui pointent vers 1975 dans les organisations internationales se propagent en Tunisie sous ZABA. Il serait intéressant de repérer les étapes de l'introduction en Tunisie de cette philosophie politique, par exemple en pistant les médias. Chaque époque sécrète un vocabulaire et des pratiques et la Tunisie est poreuse aux courants internationaux ! On peut considérer la LTDH comme une des caisses de résonance donnant le pouls du régime tout au long des 23 ans de ZABA. La LTDH lui dispute en effet son image à l'international. -Pour le fonctionnement du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), on peut parler d'accentuation : le parti-Etat règne sur la vie politique, administrative et économique depuis 1956. Davantage que sous Bourguiba, le fonctionnement du RCD se cale sur celui de la bureaucratie étatique, dans les organes centraux et dans les régions. En 2011, 8000 cellules du RCD quadrillent le territoire + 2000 cellules professionnelles ; on estime à 2 millions l'assiette des adhérents de base, soit entre le 1/5 et le ¼ de la population. Même s'il s'agit en grande partie d'adhésion « molle », les chiffres montrent une extension d'un mode de gestion bureaucratisé qui oriente les politiques publiques, induit une ambiance de surveillance et des habitudes de clientélisme, dans les relations interpersonnelles et professionnelles, et jusque dans les mentalités. Chaque Tunisien/Tunisienne a des histoires à raconter sur son secteur, sa ville ou sa région sur les manoeuvres et les procédures pour enserrer les rouages, composer les assemblées professionnelles, distribuer de façon discrétionnaire les postes, les responsabilités et les fonctions. Ce qui frappe après coup, c'est la dynamique ascendante maintenue tout au long de deux décennies. L'accentuation du pouvoir du RCD sur les programmes de travail de l'Etat au niveau central et régional (on peut parler de déconcentration et non de décentralisation) est d'une efficacité digne d'être passée au crible de l'enquête ethnographique. A titre d'exemple, le programme dit de redistribution sociale (le fonds de « solidarité nationale 26-26 ») créé par ZABA en 1993 et géré par un organisme relevant directement de la Présidence fonctionne pendant 17 ans. Mieux encore, ce mode de financement imaginé et mis en place pour constituer une veine budgétaire supplémentaire à la disposition de la Présidence de la République devient un instrument de gestion fiscale parallèle, doublant les besoins et les nécessités de l'Etat. A côté de cette fiscalité officieuse qui ruinait et invalidait la gestion officielle, on assiste à un renforcement de l'appareil qui l'applique et d'une structuration des pouvoirs locaux à partir de cette « lizma » moderne. -Autre point d'accentuation : la politique libérale imposée au régime, de l'extérieur. Sous Bourguiba, le langage politique a pu un moment faire croire à des choix « socialistes ». Certes un socialisme d'Etat était projeté. Il n'a pas pu se réaliser sur le terrain pour qu'on puisse juger de son efficacité. On a parlé de « socialisme » à propos d'une option bureaucratique et imposée. Par opposition, le tournant de Hédi Nouira après 1972, s'est nommé « libéral ». On peut parler aussi de tâtonnement et d'errance après les années de construction de l'après-indépendance (1956-1962). Même en posant l'hypothèse que le « libéralisme » de Nouira constitue la première période d'ouverture (j'estime pour ma part que la Tunisie a toujours été ouverte à toutes sortes d'influences), on peut dire que sous ZABA, le caractère ultra libéral de la gestion économique ne pouvait être ni choisi ni évité. Peut-être alors faut-il parler d'une emprise de plus en plus déclarée des impératifs internationaux et des recettes de « bonne gouvernance » imposés aux pays qui n'ont pas les moyens de peser sur le choix des politiques. Ces contraintes vont aboutir à des transformations, au niveau économique et social, que l'Etat tunisien ne pouvait pas maîtriser. -Une continuité de taille, la bipolarité constante : l'obsession islamiste qui a occupé les dernières années de Bourguiba est de plus en plus marquée. En 1988, le Mouvement de tendance Islamique (MTI) devient Ennahdha, tout comme le Parti Socialiste Destourien (PSD) devient le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD). La concomitance de ces changements d'appellation en dit long sur les liens étroits entre les deux tendances, qui se poursuivent aujourd'hui. Exacerbée, la bipolarité s'exprime dans les tensions qui opposent depuis 2011 les clans « modernistes » et « islamistes » (une distinction à déconstruire). La continuité va aller en se crispant puisque les islamistes sont durement réprimés par le régime de ZABA. De la part des USA et de la Communauté européenne, et à la suite du 11 septembre 2001, les islamistes font l'objet d'un « deal » : les luttes locales contre eux sont soutenues. L'attitude « occidentale » envers eux évolue par la suite. ZABA et sa nomenklatura ne s'en apercevront pas. Ainsi, entre conditionnement extérieur subi et crispation contre l'islamisme politique - en croissance partout depuis les années 1980-, le régime de ZABA est pris dans une roue qui lui a caché les ruptures en action, celles de l'économie et celles de la société tunisiennes. III/ DES RUPTURES INAPERÇUES PAR UN CORPS ADMINISTRATIVO-POLITIQUE DEPASSE La dynamique sociale échappe de plus en plus à l'administration politique. Malgré la réputation de « miracle économique » et de pays obéissant aux injonctions d'ajustement structurel et autres mises en garde des instances financières internationales, l'oligarchie benalienne se replie sur une gestion qui redistribue les bénéfices à des réseaux tournant autour de l'entourage présidentiel. L'inattention à l'ampleur des mutations et des demandes sociales contribue à fragiliser le système. L'actualité immédiate suggère de revenir à deux organisations anciennement présentes dans le champ politique, l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) et l'Union Tunisienne de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat (UTICA). Chacune d'elles révèle des tensions, des contradictions internes et des compromis avec le pouvoir dont la gestion éclaire -en partie- l'effondrement rapide du régime de décembre 2010/janvier 2011. -Les relations entre le pouvoir et l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) sous ZABA sont encore plus tendues que sous Bourguiba qui entretenait déjà une relation ambigüe avec l'organisation syndicale (la crise du 26 janvier 1978 est la plus profonde et la plus sanglante). La cooptation de la centrale par le haut du pouvoir se structure à partir du Congrès extraordinaire de Sousse (1989) au cours duquel Ismaïl Sahbani devient Secrétaire général. L'UGTT est liée au pouvoir par le financement : l'Etat reverse les cotisations, finance certaines activités et subventionne la Sécurité Sociale. Les relations UGTT/Etat sont d'autant plus ardues que les revendications par la base sont souvent contrecarrées. Le rythme des négociations s'en ressent et les augmentations sont accordées au gré d'un rapport de force grignoté par le haut. La relation ambigüe pouvoir/ UGTT est loin de constituer un contre-pouvoir. -L'Union Tunisienne de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat (UTICA) a aussi une histoire mêlée au processus de l'indépendance nationale. Suite au « libéralisme » de la période Nouira, l'organisation patronale, principalement constituée par les petites et moyennes entreprises se transforme à la suite des mutations économiques de la période Ben Ali. Les grands patrons deviennent les meneurs et le milieu des affaires, l'entourage et la famille de Ben Ali (Ben Ali, Trabelsi, L'taïef, Chiboub, Mabrouk, Zarrouk...) finissent par piloter l'organisation. Le rôle de Hédi Jilani à la tête de l'UTICA est significatif des interférences d'appareil : élu au comité central du RCD en 1989, puis à la Chambre des Députés, il dirige l'UTICA jusqu'en 2011. -Les transformations du côté de la société, qui subit les conséquences du libéralisme envahissant, dans tous les registres, individuels et collectifs, sont d'une autre ampleur. Alors que les besoins et les attentes des Tunisiens changent, les moyens et les politiques ne suivent pas. Derrière la prospérité capitaliste d'une minorité (le capital off shore augmente), individus, cellule familiale et corps professionnels développent des situations nouvelles, inaperçues par les gestionnaires du système, préoccupés de durer, dans l'ordre et par la surveillance et la répression. Les mutations se complexifient dans les années 1990 où la vague ultra-libérale s'accélère dans le monde. Les inégalités entre les régions s'accentuent, les disparités sociales se creusent et la fracture générationnelle s'approfondit. Les comportements et la qualité des relations sociales s'en ressentent. La spirale d'enrichissement de la bourgeoisie ne redistribue pas suffisamment vers le reste de la population. Les problèmes économiques et sociaux se manifestent dans les mobilisations répétées, les événements du bassin minier en 2008 en sont un des points culminants, même s'ils sont étouffés. Le chômage grandissant, notamment des diplômés, devient une plaie ouverte qui touche l'ensemble du corps social. EN GUISE DE CONCLUSION Les transformations de la société et les difficultés économiques vont avoir raison du régime en 2011, pris de vitesse par un crescendo émeutier et un processus de transmission de l'information incontrôlé. Une crise de plus qui va être fatale au système politique dont j'ai esquissé quelques traits. Il faudrait éclairer ses points aveugles : le Ministère de l'Intérieur (une boîte noire de 70.000 fonctionnaires environ), le Ministère de la Défense (un ministère discret à la « gouvernance » contrôlée), la Banque Centrale (le cordon ombilical financier, historique depuis l'indépendance), les ministères de l'Economie et des Finances (qui traduisent les impératifs mondiaux dans la réalité locale), le système judiciaire (qui règle les conflits des possédants), l'appareil diplomatique (la vitrine externe du régime)...Il y aurait une quantité d'études à faire pour comprendre les fonctionnements de ces organes (les corps constitués de l'Etat dans une temporalité comparée et avec une sociologie historique des acteurs) et reconstituer les logiques du système politique de ZABA. Ce survol schématique montre que des études restent à faire pour mieux appréhender la machine à gouverner, les hommes qui l'ont portée et les méthodes appliquées. Pour cela, rassembler et ouvrir à l'exploitation les archives, au moins publiques, serait un premier pas... Notes : 1- Conférence prononcée au Club Bochra El Khayr, Tunis, 18 décembre 2015. |