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Emmanuel Alcaraz est docteur en histoire et agrégé d'histoire et de
géographie. Il vient de publier Histoire de l'Algérie et de ses mémoires, des
origines au hirak, chez Karthala.
Jean-Charles Jauffret: professeur émérite d'histoire contemporaine à Sciences Po Aix est l'auteur de plusieurs travaux de référence sur la guerre d'Algérie. Il a accepté de répondre à nos questions dans le cadre d'une série d'entretiens avec des historiens algériens et français pour commémorer les 60 ans de l'indépendance de l'Algérie. Parmi ses publications, on peut citer : Les Anciens combattants français et leur mémoire (Odile Jacob, 2016) dont l'enquête, depuis 1994, repose sur plus d'un millier d'entretiens avec des anciens appelés et rappelés français ayant fait leur service militaire en Algérie, pendant la guerre d'indépendance. Il a publié également les tomes I et II des archives militaires françaises sous l'égide du SHAT (Service historique de l'Armée de Terre) en 1990 et 1998. Outre deux ouvrages qui ont été réédités plusieurs fois, Soldats en Algérie 1954-1962 : expériences contrastées des hommes du contingent (Autrement, 2000 et édition augmentée en 2011) et Ces officiers qui ont dit non à la torture (Autrement, 2005, et Alger Chihab Editions 2007), Jean-Charles Jauffret a aussi dirigé des colloques internationaux importants qui ont alimenté les recherches de jeunes historiens et historiennes : Militaires et guérilla dans la guerre d'Algérie (en codirection avec Maurice Vaïsse, Bruxelles, Complexe, 2001) ; Des Hommes et des femmes en guerre d'Algérie (Autrement, 2003). Emmanuel Alcaraz: A-t-il véritablement existé aux lendemains de la guerre d'Algérie pour ces anciens combattants de retour en France un tabou sur leurs expériences de guerre qui sont d'ailleurs extrêmement diverses ? Jean-Charles Jauffret: Aucun tabou à proprement parler, mais un silence. Tout combattant a du mal à exprimer son vécu. Surtout si celui-ci concerne une guerre perdue, entachée d'exactions et de négations des principes républicains dans le sens des atteintes aux droits de l'homme pour une nation qui en fut l'auteur en 1789. Dès leur première (et parfois unique) permission après 18 mois (durée légale du service) ou 24 à 33 mois (prolongations habituelles selon les armes et les affectations) en Algérie, les hommes du contingent ont souffert de l'incompréhension de la métropole à leur égard. Ce n'était pas une guerre, mais des « opérations de maintien de l'ordre » pour une « pacification » sur une « terre française » composée de départements. En outre, le jeune homme de 20 ans avait le sentiment de faire piètre figure avec ses récits de « chasse aux lapins » en Algérie, petite guerre confrontée aux souvenirs glorieux des grands ancêtres de la famille : le grand-père auréolé de gloire qui avait fait Verdun, le père qui restait un héros de la Résistance face aux nazis, l'oncle chef de char de la glorieuse 2e DB qui avait libéré Paris et Strasbourg... C'est bien cet emmurement volontaire qui fut la première cause du repli sur soi de ces « hommes-silence », incapables d'exprimer leurs douleurs à leurs proches, tant il était difficile d'exprimer les spécificités d'une guerre hors normes dont l'Etat ne reconnaissait pas le nom. Et ce, au moment où la France du rock n'roll, du twist et du plein emploi connaissait l'euphorie des « Trente glorieuses ». Ce qui conduisit au phénomène de La Gangrène et l'oubli (1991) si bien étudié par mon vieil ami Benjamin Stora. Emmanuel Alcaraz: A partir de quand les choses ont pu commencer à être dites ? Y a-t-il eu des contextes politiques, économiques, sociaux et culturels plus favorables à ces restitutions ? Jean-Charles Jauffret: Contrairement à une idée reçue, pendant la guerre d'Algérie et juste après, les publications ont été nombreuses. En témoigne le succès phénoménal des quatre tomes d'Yves Courrière et la revue hebdomadaire, sous sa direction, consacrée au conflit, Historia Magazine-La Guerre d'Algérie (1971-1974). La guerre d'indépendance algérienne représente près du triple de publications par rapport à la guerre d'Indochine et arrive juste après les deux guerres mondiales soit, en France, un total de plus de 6.000 titres de 1962 à nos jours, et plus 700 thèses et mémoires soutenues. Sauf pendant la guerre elle-même (voir les mésaventures des Editions de Minuit), la censure n'a pas pignon sur rue en France. Les amnisties de 1968, notamment pour les auteurs du putsch d'avril 1961, ont confirmé cette liberté de paroles. Il faut distinguer à présent ce qui relève de l'étude scientifique, de l'histoire donc, de ce qui revient à la mémoire retrouvée. Depuis les travaux de Charles-André Julien, Xavier Yacono ou Charles-Robert Ageron, il y a longtemps que les historiens auscultent cette « boîte à chagrin », selon une formule du général de Gaulle, que constitue la guerre d'Algérie. C'est la fracture la plus importante de la conscience nationale française contemporaine après l'Affaire Dreyfus et juin 1940. Depuis le colloque novateur de décembre 1988, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, La Guerre d'Algérie et les Français, publié par Fayard en 1990, la soutenance en Sorbonne, en juin 1989, de la thèse de l'Algérien Oranais Boucif Mekhaled sur Les Evénements de Sétif, Kherrata et Guelma : l'insurrection du Nord-Constantinois, et la publication (en mars 1990 et sous ma direction) du tome I de la série La Guerre d'Algérie par les documents proposé par le Service historique de l'armée de terre, ou encore les thèses importantes des années 1980 comme celles de Guy Pervillé sur les étudiants algériens ou de Benjamin Stora sur Messali Hadj, il est possible de parler d'un solide acquis scientifique. Cet acquis vient d'ailleurs en échos aux travaux essentiels de Mahfoud Kaddache sur le nationalisme algérien, sans oublier les premiers apports du grand témoin-historien Mohammed Harbi sur les prémices du FLN. En France en 1992, la loi sur les archives permet le libre accès, 30 ans après la fin de la guerre, à l'essentiel des archives d'Algérie, ce qui « booste » alors la recherche. Le geste d'ouvrir en avance, début 2022, les archives soumises à la loi des 60 ans, celles de la police, gendarmerie et justice, achève ce salutaire besoin d'accès aux documents. J'aimerais que ce ne soit pas toujours à sens unique et que le régime d'Alger en fasse de même... Les chemins de traverse de la mémoire sont plus complexes. Comme le notait Mona Ozouf : « La France est un étrange pays où la mémoire divise». Je passe sur les mémoires du ressentiment constamment entretenu par exemple au sein des familles françaises d'Algérie. Pour les hommes du contingent (appelés, réservistes, rappelés, officiers de réserve...), deux moments clefs. Le premier concerne l'âge de la retraite, période où l'on commence à faire le bilan de sa vie. Certains songent au petit complément que devrait constituer la retraite du combattant et adhèrent à une association qui défend leurs droits selon leur sensibilité politique. D'autres, en ouvrant leur livret militaire, un album de photos jaunies, se souviennent de leur jeunesse perdue. Très souvent, je l'ai tant de fois constatée, la bonne question, et là on ne peut pas botter en touche comme on l'a fait envers sa femme ou son fils, est celle que pose la petite-fille ou le petit-fils: «Dis, papy, t'as fait quoi pendant la guerre d'Algérie ?». Emmanuel Alcaraz: Pourquoi aux Etats-Unis, les anciens combattants de la guerre du Vietnam ont été plus précocement reconnus comme victimes ? Jean-Charles Jauffret: Dans la tradition de la nation la plus belliqueuse d'Europe, et c'est l'historien miliaire qui vous le dit, la France reste la championne des guerres déclenchées sur ce continent et pas seulement sous Louis XIV ou la Révolution ou l'Empire. Par tradition, il est inconvenant de parler de «victime» pour un soldat. Le regard contemporain que nous portons envers la mort évolue à partir du moment où le soldat meurt pour une guerre qui, in fine, apparaît injuste comme au Vietnam ou en Algérie sur fond de défaite morale et politique. A cela s'ajoute une autre considération que j'ai aussi tant de fois constatée à propos des internés dans des hôpitaux psychiatriques ou de tous ceux qui 40 ans, voire 60 ans après le conflit étaient encore sujets à des cauchemars ou divers autres troubles psychiques. Par rapport aux Etats-Unis, la France a eu un retard considérable pour reconnaître les TPC (traumatismes post-combat). Il faut attendre l'engagement en Bosnie (1994-1995) et surtout en Afghanistan (2001-2012) pour que ceux-ci soient pleinement pris en compte. Pendant la guerre d'Algérie, on parlait de «lâcheté», de «faiblesse» et rarement de troubles graves, y compris parmi les médecins militaires et à plus forte raison chez les rares psychiatres traitant de la question. Emmanuel Alcaraz: Votre travail se fonde sur un nombre très important de témoignages. Pourriez-vous nous donner des statistiques sur le pourcentage d'appelés et de rappelés ayant commis des crimes de guerre (torture, viols, exécutions sommaires, etc...). S'agit-il d'une minorité ou de la majorité de ces anciens combattants ? Ces violences ont-elles plutôt été le fait des engagés ? Y a-t-il une culpabilité et une honte de ces anciens combattants au sujet de ce qu'ils ont fait en Algérie ? A contrario, avez-vous rencontré des anciens combattants français qui étaient fiers de ce qu'ils avaient fait et qui le revendiquent encore aujourd'hui. Je pense à ceux qui ont accompli des tâches d'enseignement comme les instituteurs, mais aussi aux soldats qui ont dit non à la torture ? Jean-Charles Jauffret: Votre question est très vaste et concerne mes deux derniers ouvrages consacrés aux hommes du contingent interrogés depuis 1994. Evidemment aucune statistique ne peut être établie pour les crimes de guerre commis par tel ou tel, puisque tout repose sur la bonne foi et la mémoire. Un ancien combattant n'est pas une chose, il faut établir un lien de confiance, revenir plusieurs fois à la charge tout en établissant un espace strict, notamment à partir d'un questionnaire type afin de pouvoir faire des comparaisons entre appelés par exemple. En bref, en 27 ans d'enquête, c'est souvent sous forme d'une libération de conscience que l'on se confie à l'historien plutôt qu'à ses descendants que l'on estime incapables de comprendre. Dans l'émotion, la parole vient difficilement, on évoque alors l'ineffable. Oui, j'ai rencontré une demi-douzaine de « salauds », mais qui voulaient comme en confession m'avouer, parfois sans se pardonner à eux-mêmes, comment ils avaient pris plaisir à torturer ou à « liquider » en « corvée de bois » des gens qu'ils méprisaient alors. Pour une armée de terre de 400 000 hommes en Algérie, de fin 1956 au début 1961, comme le disait André Malraux, « Il n'y a pas d'armée innocente ». Mais seule une minorité a pris plaisir à massacrer, violer, torturer ; la majorité se sentait cependant coupable, a posteriori souvent, parce que ces hommes sous l'uniforme qui offre une sorte d'impunité par rapport aux actes de guerre commis, avaient été « mouillés ». C'est-à-dire qu'ils avaient assisté sans réagir à d'ignobles exactions, sachant que la hiérarchie « couvrait » le plus souvent. Parler (mais à qui ?) les conduirait aux sanctions contenues dans le très rigoureux règlement de discipline générale de 1936 qui continuait de régir l'armée française. D'autres chercheurs ont confirmé que la mauvaise conscience, par le fait de ce silence, constitue une honte pour nombre d'anciens soldats français. En bref, et c'est le but d'une enquête scientifique sur le long terme (les « nouvelles » thèses en trois ans me font hurler, l'historien ne vend pas de la soupe instantanée !), j'ai pu établir pour les hommes du contingent ce tableau-bilan : Du bilan de leur séjour en Algérie, si 20% estiment avoir fait leur devoir, il ressort qu'une mémoire douloureuse l'emporte pour les 1.343.000 hommes du contingent, soit 64% d'opinions négatives. 19% d'entre eux estiment que leur jeunesse leur a été volée, tandis que 25% déplorent l'inutilité de leurs souffrances et que 20% s'estiment encore en situation de révolte envers les politiques ou le commandement qui les ont engagés dans une « sale affaire ». Dans ce lot se trouvent aussi une bonne partie de protestataires qui en voulaient à la République d'avoir attendu 1999 pour que la guerre d'Algérie, stricto sensu, soit enfin reconnue comme telle. Certes, 3% seulement estiment avoir fait leur devoir, avec la conviction qu'ils défendaient la patrie. C'est notamment le cas des Français d'Algérie, d'un certain nombre de Corses et de quelques sympathisants d'une droite traditionnelle. Mais 5% d'entre eux ont clairement exprimé une volonté d'oubli. A titre d'exemple, je n'ai rien pu tirer des officiers de réserve et sous-officiers qui ont reçu l'ordre d'abandonner leurs harkis ou les membres algériens (souvent anciens Fells) de leurs commandos de chasse en 1962. Leur sentiment d'être malgré tout responsables aboutit à cette fin de non-recevoir et de non-vous-revoir ! Parmi les 5% qui éprouvent de la fierté de ce qu'ils ont accompli en Algérie, j'ai rencontré des membres des SIM (sections des infirmiers militaires) regroupant toutes les professions médicales, notamment ceux qui intervenaient dans les SAS (section administratives spécialisées) ; encore que certains demeuraient plus que réservés quant aux tristes conditions d'internement des Algériens dans les 2.392 centres de « regroupements » (soit 40% de la population algérienne !). Evidemment, des appelés ayant exercé comme instituteurs dans le bled ont gardé un souvenir intense de leur expérience. Certains de leurs anciens élèves ont gardé contact avec eux longtemps après la fin du conflit. Quant à ceux qui ont dit «non» à la torture (impossible à évaluer, à l'inverse des officiers, minoritaires, hélas, à qui j'ai consacré un ouvrage), il faut plutôt chercher leurs actions concrètes. Et là, on en tire beaucoup de fierté. Je pense, par exemple à deux de mes témoins, dont j'ai préfacé et aidé à publier leurs journaux personnels. L'un, Paul Fauchon, sergent appelé, chef de poste, piton 636 en Grande Kabylie, en 1956-1957, n'a eu qu'une seule fois un « geste d'humeur » (coup de poing) envers un pourvoyeur de fond capturé du FLN. Il a en revanche tout fait pour aider une population misérable dont il avait la charge, vidant son carnet de Caisse d'Epargne pour créer une adduction d'eau, restaurer la salle de la djemaa... Chrétien et républicain ombrageux, il n'a jamais toléré la moindre atteinte aux devoirs du soldat de la part de ses hommes. En avril 2015, j'ai pu l'accompagner à Tizi-Gheniff, au pied du piton 636. J'ai alors vécu un très grand moment lorsqu'un de ses anciens ennemis, officier de l'ALN, l'a reconnu, invité, et salué comme étant un juste ! Même expérience pour le village perché d'Imaghdacène (Petite Kabylie) où, par deux fois en 2016 et 2017, j'ai été reçu si chaleureusement. Et ce, en souvenir de Claude Picard. Caporal-radio et infirmier au poste situé à 1.131 m d'altitude, dominant le village où s'entassait une population que l'on ne pouvait déplacer. Il a agi en Franciscain de Bourges, selon le film éponyme. C'est-à-dire qu'il a ouvert une école et un dispensaire. Il a soigné et sauvé des dizaines de femmes, d'adolescents et d'hommes de la torture pratiquée (pour un résultat nul) par un adjudant, ancien d'Indochine et chef de poste. Claude Picard est lui aussi revenu deux fois à Imaghdacène. L'accueil qui lui fut réservé est bien celui d'un juste au sens fort du terme. On peut seulement regretter qu'ils fussent si peu nombreux les Paul Fauchon et Claude Picard dans cette guerre sordide ! J'ai interrogé trop peu d'engagés, espèce rare pendant la guerre d'indépendance algérienne alors impopulaire, pour pourvoir en tirer une conclusion hâtive. Mais il est de fait que des anciens d'Indochine, paras ou légionnaires qui en avaient « bavé », ont parfois eu moins de scrupules à sortir des règles de la guerre et du droit des gens que des jeunots appelés sous les drapeaux. Leur désir de vengeance se manifestait par la propension à continuer à désigner les ennemis par l'appellation Viets plutôt que Fells. Emmanuel Alcaraz : Que retirez-vous comme expérience intérieure de cette longue fréquentation des hommes en guerre lors de ce conflit ? Qu'avez-vous appris sur l'homme en guerre par rapport à d'autres conflits ? Jean-Charles Jauffret: Le combattant français d'Algérie représente la dernière génération du feu. Mais, à l'inverse des deux précédentes issues des deux guerres mondiales, il a eu du mal à la faire reconnaître comme telle par une opinion initialement indifférente. Comme l'a montré Charles-Robert Ageron, dès la fin de l'été 1956, les métropolitains en avaient assez du drame algérien et avaient hâte d'en finir. Autre différence de taille par rapport au vécu de leurs grands-parents survivants de la Grande Guerre, du temps de la guerre des tranchées, il n'a pas eu d'expérience unanime pour l'ensemble des troupes engagées. J'ai pu constater qu'en dehors de la notion de devoir, inhérente à l'éducation de l'époque et au service militaire obligatoire, il y a autant d'expériences de la guerre d'Algérie que d'hommes qui l'ont vécue, et ressentie dans leur chair. Quant à l'historien, il ne sort pas indemne de 27 ans d'écoute, de partage, d'enquête sur le terrain, d'exhumations de documents privés (lettres, diapositives, agendas, «quilles» de bois...). Il m'est arrivé de faire aussi des cauchemars, comme un passage de relais entre le témoin et son confident. En Algérie, en ville ou au bled, mes amis algériens ont pu souvent constater mes « absences ». Je n'étais plus en 2004 ou 2018, mais en 1957 ou 1960 lors d'une opération qui s'était déroulée à cet endroit. De la rue d'Isly aux gorges de Kherrata, au pied du Chenoua ou bien dans les gorges de Palestro, j'ai eu parfois la sensation de porter des semelles de sang. En découle le plus secret : plus je visite le bled, plus je pense à l'Autre, au combattant de l'ALN. Comment a-t-il fait pour tenir ? Ce sont les meilleurs, les vrais combattants, ceux qui portaient en eux tout l'avenir radieux de l'Algérie qui ont été tués. Bien que né à Marseille et trop jeune pour avoir connu la guerre d'Algérie, je me suis senti très mal à l'aise bien des fois devant les stèles commémorant des lieux de massacres ou d'exécutions. Que ce soit par exemple en Kabylie à Taourirt (5 adolescents enterrés vivants en mars 1957), ou au pied du Mont Chélia au monument en mémoire des 60 chouhada, dont des femmes, torturés puis précipités dans le vide... Emmanuel Alcaraz : Ce que vous dites est très intéressant et est très vrai. On ne sort pas indemne de l'étude d'un conflit et de ses mémoires pendant de longues années sans que votre inconscient en soit marqué. A titre personnel, ce sont aussi les stèles et les cimetières qui m'ont marqué en Algérie. Sur le plan historique, mais aussi mémoriel pour les sociétés françaises et algériennes, y a-t-il un apport à constituer des groupes de parole réunissant des petits-enfants d'anciens soldats français et d'anciens combattants algériens comme on a pu le voir récemment ? Jean-Charles Jauffret: Vous évoquez là l'indispensable, le thérapeutique rapport de mon ami Benjamin Stora de janvier 2021. L'historien, c'est son rôle, cure la plaie, mais à partir du moment où on sait ce qui s'est passé, en écoutant aussi, évidemment, les anciens combattants des deux bords de la Méditerranée, il faut enfin aborder le récit de la guerre en toute sérénité et regarder, ensemble, l'avenir. Seule la jeunesse peut le faire. J'ajoute qu'il faudrait aussi que l'on cesse d'empêcher les historiens en Algérie de travailler en toute indépendance et sérénité. A ce propos, je salue l'indispensable travail, représentant 36 ans de combat, de mon vieil ami Daho Djerbal relatif aux mémoires du colonel Abdellah Bentobbal qui viennent enfin d'être publiées à Alger. Emmanuel Alcaraz: Votre ouvrage a recours aux témoignages de différents acteurs de la guerre d'Algérie en les soumettant à la critique historique. En Algérie, le souci est que le témoin a quasiment le statut d'historien. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes étudiants algériens avec les moyens à leur disposition pour les aider à passer des mémoires individuelles à une histoire se voulant impartiale ? Jean-Charles Jauffret: Il faut se dépêcher d'interroger les derniers témoins qui ont à présent 80 ou 90 ans. Plus on vieillit plus on a tendance à vouloir réécrire l'histoire, c'est le phénomène bien connu que vous décrivez. J'ajoute que le recours aux journaux de marche des unités engagées sur le terrain et le livret militaire de l'intéressé que l'on interroge sont indispensables. J'ai pu constater des « glissements » de mémoire : tel ou tel finit, inconsciemment ou pas, par décrire ce qui est arrivé à un de ses camarades en se l'attribuant. Tout chercheur doit donc être parfaitement informé en amont et être de la plus grande rigueur dans le type de questions posées pour établir une typologie des expériences vécues et des souvenirs qui en restent. Il faut aussi, et c'est le plus long et le plus beau du métier d'historien, prendre le temps d'écouter, de savoir établir un lien de confiance. Se méfier aussi des témoins « clefs en main » qui racontent une histoire à la fois calibrée et en accord avec l'histoire officielle algérienne. Ainsi, une de mes brillantes élèves, Dalila Aït-Djoudi, dont la thèse, soutenue en 2003 et faite en 5 ans sur l'ALN a été publiée en 2007 chez Autrement, montre la méthodologie de ce type de recherche. L'auteure a eu l'immense mérite d'enquêter à la fin de la « décennie noire » en Algérie. Elle a procédé par secteurs géographiques en Grande Kabylie (Wilaya 3). Il lui a suffi de tirer les fils les uns après les autres pour ses 80 témoins. En fait, ils étaient tellement étonnés que l'on s'intéresse enfin à eux, qui plus est en répondant aux questions d'une jeune femme, qu'ils allaient parfois au-delà d'un simple témoignage de guerre et offraient de véritables récits de vie. Emmanuel Alcaraz: Vous avez aussi publié une étude critique d'archives militaires. Quelle sont vos principales découvertes à l'occasion de vos enquêtes archivistiques? J'en profite également pour vous demander votre position sur la demande algérienne de restitution des archives de souveraineté détenues par la France ? Pensez-vous que la proposition du rapport Stora de déclarer ces archives, source de discorde, patrimoine commun de la France et de l'Algérie soit réalisable ? Jean-Charles Jauffret: Je répondrai d'abord à l'essentiel. Oui, les archives sont un patrimoine commun et le rapport de Benjamin Stora offre une réelle ouverture dont la France vient de se saisir. Le meilleur connaisseur des archives coloniales de l'Algérie en France, dépôt des Archives nationales à Aix-en-Provence est... un historien algérien. Il s'agit de Mehenni Akbal, dont j'ai préfacé l'ouvrage publié fin novembre dernier chez L'Harmattan, Archives algériennes de la France coloniale. Note sur la valeur de l'administration départementale et des services préfectoraux. Ce guide indispensable est heureusement complété par un livre (à paraître début 2022 à Alger) clair et rigoureux présentant la richesse des archives du gouvernement général d'Alger, dont j'ai aussi assuré la préface. Or cet ouvrage contient la liste des archives que l'Algérie réclame à juste titre. Pour le seul gouvernement général, cela représente une dizaine de... kilomètres linéaires ! Il faudra donc du temps et une copie devrait rester dans l'un des deux pays. La réalisation d'un tel travail serait vraiment le socle de la réconciliation. Elle me semble indispensable entre les deux nations, loin des vaines et stériles querelles mémorielles instrumentalisées par les politiques français et algériens. Pour la première question, je vais essayer d'être bref tant l'apport des deux tomes de La Guerre d'Algérie par les documents me semble important. Le tome I concerne la période novembre 1942- mars1946. A retenir la restitution de l'original du Manifeste du peuple algérien ; les ordres, le plus souvent restés lettre morte, des généraux Martin et Duval pour éviter une répression aveugle lors de l'insurrection du Nord-Constantinois en mai-juin 1945 ; les très curieux comptes-rendus des procès, à Constantine, qui précèdent la loi d'amnistie de 1946... Quant au tome II, période avril 1946-décembre 1954, intitulé L'œil du cyclone, la reproduction de toutes les synthèses mensuelles des services de renseignement (SR) constitue un outil de recherche indispensable pour comprendre en quoi la guerre d'Algérie n'a pas commencé le 1er novembre 1954 mais bien le 8 mai 1945 à Sétif. Pour Paris, qui ne tient pas compte des rapports et avertissements des cinq SR présents en Algérie, dont le 2e Bureau de l'armée de terre et le SNLA (Service de liaisons nord-africaines) du colonel Schoen, un axiome perdure: l'ordre règne en Algérie ! Ce qui n'est évidemment pas le cas. De sorte que les croyances encore défendues par les « nostalgériques » et leurs descendants en France, à savoir que l'Algérie d'avant novembre 1954 était un pays de cocagne où il ne se passait rien, ne tiennent pas l'analyse. De même l'hyper commémoration du 1er Novembre 1954 par le régime d'Alger, fondement de sa légitimité et de la croyance au total effet de surprise du déclenchement de la guerre de libération, est aussi soumise à la critique historique. La seule surprise pour les SR français est la simultanéité des attentats le 1er Novembre et les attaques à Batna et dans l'Aurès. Or en nombre et en effets ils sont inférieurs à ce qui s'est passé d'octobre 1953 à octobre 1954. J'ai compté 53 attentats, chiffre sous-évalué faute de tous les renseignements alors disponibles. Ils sont tous reconnus comme « actes de malveillance» ou «faits divers » par la presse d'alors, allant de l'assassinat de gendarmes, de soldats français en pleine rue à Alger, aux multiples déraillements de trains, meurtres de colons, coupures de lignes électriques... Bref tout ce qui caractérise le début du conflit proprement dit est déjà en place, y compris des «traditions» d'insécurité et de rejet du colonialisme comme l'attaque de gardes forestiers. Il reste à mieux préciser les auteurs de ces actes. Sans doute d'anciens de l'OS de 1949-1950 ; de jeunes activistes messalistes, lassés des tergiversations du Zaïm et impatients d'en découdre sur fond de défaite française en Indochine et qui rejoindront rapidement les rangs de l'ALN naissante ; de « maquisards » clandestins de Kabylie et de l'Aurès qui intéressent les SR depuis 1945 et qu'ils distinguent des traditionnels « bandits d'honneur » si chers à l'administration coloniale... En outre, il est dommage que l'on n'ait pas encore suffisamment pris en compte qu'en mai 1954, le 2e Bureau ait découvert la ligne de conduite du CRUA (Comité révolutionnaire d'unité et d'action) qui précède le FLN. Organisme que le SLNA «cible» dès sa création. Ce service, remarquablement organisé et disposant d'un réseau d'indicateurs jamais égalé en Algérie, finit par découvrir une partie des neuf chefs historiques, leur pseudonymes et leurs activités. Il s'en est fallu de quelques heures, notamment par manque de coordination entre les services, pour que des attentats, en ville uniquement, soient déjoués dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre. On conçoit, dès lors, la nécessaire ouverture de toutes les archives, y compris les plus confidentielles, pour faire toute la lumière sur les pistes contenues dans les documents militaires français. Emmanuel Alcaraz: On le sait moins. Mais, vous avez aussi une très bonne connaissance du terrain algérien, ce qui est rare en France. Comment ces observations ont-elles alimenté vos travaux ? Jean-Charles Jauffret: Je vous ai déjà répondu sur le ressenti de l'historien. De plus, ma connaissance du terrain, grâce à mes amis algériens qui ont garanti ma sécurité dans le Hodna, le Djurjura ou l'Aurès, m'a permis de mieux cerner la réalité et la dureté des combats, notamment lors des coups de faux du « plan Challe » si lourd de conséquences. Une publication à plusieurs auteurs algériens et français en portera trace en 2022. Je ne peux aussi m'empêcher de mentionner une ultime passion d'historien militaire, retrouver les sites de la mythique IIIe Legio Augusta. En outre, il y a tant de points communs entre les méthodes du conquérant romain et celle de son homologue français après 1830... Mais les Romains ont réussi ce que nous avons raté, une véritable ère de prospérité et de paix pour les Algériens, responsables de leur destin jusqu'à la conquête vandale. A mon sens, comme pour mon ami regretté Gilbert Meynier, si l'Algérie a été heureuse, c'est avant que saint Augustin regrette la chute de son monde lors du siège de sa bonne ville d'Hippone par les Vandales. Djemila, Tigzirt, Timgad, Lambèse, Sétif... sans oublier les sites numides comme l'imposant Medracen ou la Cherchell de Juba II, je persiste à croire que la principale richesse de l'Algérie n'est pas son pétrole, mais son si riche passé et la diversité de ses paysages qu'il faut préserver d'une bétonisation anarchique. Moi aussi, à chacun de mes voyages dans ma chère Algérie, si belle et si farouche, j'accomplis mon Retour à Tipaza. Emmanuel Alcaraz: Enfin pour conclure, pensez-vous qu'un jour les Français et les Algériens pourront parler de manière apaisée de la guerre d'indépendance algérienne ? Jean-Charles Jauffret: On continuera de faire du sur-place tant qu'il n'y aura pas davantage d'ouverture en Algérie, dont le libre accès aux archives. Je terminerai en disant que mon sang de méditerranéen me dit que, de peuple à peuple, il ne faudrait pas grand-chose pour qu'après avoir curé la plaie des crimes commis entre 1945 et 1962 grâce au travail nécessaire des historiens, Algériens et Français marcheront enfin la main dans la main en regardant, non plus vers le passé, mais vers un avenir commun... |