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Jadis, Ennayer
donnait lieu à Tlemcen à trois rites célébrés successivement.
Soit trois jours de festivités dédiés à Ennayer ou Jour de l'An du calendrier solaire traditionnel, selon M. Mohammed Baghli, chercheur en legs immatériel ; il s'agit de Nafqat Al-Lham (don en viande du 12 janvier), de Nafqat Al-Qarmous (don en figues du 13 janvier) et Ras Al-?Äm ( Ennayer, c'est-à-dire jour de l'An amazigh, du 14 janvier). Pendant ces trois jours, ni bain, ni coiffeur, ni nettoyage à la maison. Sur les terrasses des maisons on étalait des feuilles des plantes suivantes à l'air libre: quelques touffes de palmier-nain (doum), des rameaux d'oliviers (awrâq zeitoun), du romarin (iklîl), des asphodèles (berwaq), des scilles (fer'oun), des lentisques (draou), du caroubier (kharoub) ainsi que de la férule (klakh) et des fenouilles (sanoudj). La chasse au lièvre ou à la perdrix et la préparation d'un mouton ou d'un bouc pour la journée du lendemain (Nafqat al-Lham) était au menu de cette première journée. Nafqat al'lham s'illustrait par la fermeture des moulins et du four banal (ferrane), la préparation de Sfendj et Thrîd ainsi que le plateau de fruits secs (shifat qachqcha), la préparation de petits pains avec un œuf au milieu (guerisa biwladjadj), la préparation de la levure d'en-Nayer (khmirat en-nayer), la préparation de soupe spéciale Harira bil-kerwiya ou Cherchem (qamh, foul, djelban). Les petites filles paraient leur poupée de nouveaux habits (qach blîsa); le conte aux petits enfants de Ajouzat Ennayer était au programme de toutes les grands-mères. On échangeait aussi à cette occasion des cadeaux entre les familles de fiancés (taf'qida). Sur le plan agraire, on procédait symboliquement à la mise sur le premier sillon de labour de la levure (khmira), fève (foul), figue (kermous), et grenade (rommâna). Le soir, on échangeait de vœux de fin d'année : «Allah yadakhlouh ?alikoum bil mahanna war?rahma» (Que Dieu vous l'annonce sous de bons auspices, empreints de générosité et de miséricorde). A la nouvelle année du calendrier solaire traditionnel va correspondre le 14 janvier. Au sein des familles tlemceniennes, la cérémonie était marquée par un repas ou plutôt une collation offerte le soir, composée de fruits secs principalement. C'est le traditionnel mais non moins copieux plateau de vannerie appelé «shifat» ou «t'baq» garni de «qar'chqcha» (l'origine de ce mot est vraisemblablement liée à «l'onomatopée» produite par le choc des fruits lorsqu'on procède au rituel mélange, à l'instar du mot«qarqouch», cette croustillante «galette» gisant au fond du « tadjine» (plat en terre cuite), de seffa que les enfants adoraient racler avec leur cuillère en bois lors du s'hour du Ramadhan, ainsi que le mot «couscous» qui tire son nom du roulement «sonore» de la semoule). A cette occasion, les mères de famille préparaient pour leurs enfants les succulentes «guerissa bi wladjad» (une sorte de galette ronde, ornée d'un œuf cuit «scellé» avec de la pâte «croisée», badigeonnée de jaune d'œuf et décorée de petits morceaux de sucre ou de cacahuètes, une coutume culinaire qu'on retrouve même en... Grèce. Celle qui porte les deux attaches en croix était désignée par «grissate el lihoud» et celle qui en était dépourvue «grissate el arab». Une représentation liée à des mythes et des croyances ancrés dans la mémoire populaire locale. Une fois cuite dans le four banal du quartier, chaque enfant mettait sa «grissa» dans un sac en tissu, soigneusement confectionné à l'avance par les mamans ou à défaut un petit panier en osier «slila» acheté pour la circonstance chez Abbès de la Souika... Pour «inhiber» les excès alimentaires (boulimie) de leurs enfants, les parents évoquaient, à cet effet, la méchante et énigmatique croquemitaine «Adjouzat Ennayer», l'alter ego de «Tergou» (cette femme surnaturelle qui se raccourcit et s'allonge, et que l'imagination berbère a ajouté à la démonologie déjà riche de l'Arabie antéislamique et de l'Islam classique), qui leur ouvrirait le ventre en le bourrant de paille. Par ailleurs, les fiancés devaient envoyer à cette occasion des cadeaux à leurs fiancées, en l'occurrence un «t'ifour» (petite table ronde) garni de figues sèches, de fruits divers et de gâteaux traditionnels ( samsa, kâ'bouzel, maq'rout, griouèche...); la dulcinée devait pour sa part retourner à son prince charmant le plateau traditionnel chargé de «sfendj» (beignets) et une marmite de miel...pur. Côté gastronomique proprement dit, on préparait à cette occasion un ragoût à base de poulet décoré de «trid» (pâte cuite en feuilles très minces à l'aide d'un fourneau en terre cuite dite «terra'da»). A Nédroma, on mangeait du «zelif» (tête de mouton au four ou en sauce): «Celui qui mange un «rass» (zelif) à l'occasion de Ennayer, restera un «rass» (une personnalité), disait l'adage dans la cité de Abdelmoumen Ben Ali. A Maghnia, « Ennayer, pour nous, enfants, était d'abord les petits pains ronds que les mères ou grands-mères s'appliquent à façonner pour chacun de nous, et à décorer d'amandes et de bonbons avec un œuf au milieu et que nous portons fièrement au four du coin, pour les faire cuire. Ennayer, c'est également le plat spécifique pour l'occasion « Cherchem » (une sorte de soupe au blé et fève) que nous consommons qu'en cette occasion. Ennayer c'est aussi la veillée familiale autour du « Tbag », un contenant souple en alfa, plein de figues sèches, caroube, oranges, grenades que les mères cachent en prévision de cette fête, dattes sèches, amandes, œufs durs et des inévitables cacahuètes. Après que chacun ait reçu sa part de la main de la plus aînée de la famille, grands et petits s'adonnent à un jeu qui reflète bien la simplicité d'autrefois, et qui anime la soirée chacun faisant deviner à l'autre la parité du nombre de pièces de friandises qu'il cache dans sa main. Si celle-ci est devinée, il perd ce qu'il avait dans la main au profit de l'autre joueur sinon, c'est l'autre qui lui remet l'équivalent. C'était le bon vieux temps », se souvient un vieux Maghnaoui qui n'oublie pas de souligner très particulièrement le saff (2 rangées de femmes munies de Bendir et disposées face à face et qui chantent Ennayer ) que les femmes organisent dans l'une des maisons, voire dehors, des habitudes et expressions orales qui, se perdent malheureusement...». A Tlemcen, on consommait également ce jour-là du «berkoukess bel'hlib»(on faisait bouillir de la semoule granulée dans du lait de vache). Au menu aussi la fameuse «h'rira» (soupe à la levure boulanger ou pâte domestique, tirant vraisemblablement son nom de «bouillie épicée» avec une «coloration» hypocoristique, dont Tlemcen et Oujda se disputent jalousement la «signature» culinaire, d'ailleurs très prisée chez les familles koulouglies de la cité des Zianides, notamment , saupoudrée de «karwi'ya» (carvis): «chah'di ya'l karwiya, ma 'tmouch'yhoudia» (O carvis, prononce la profession de foi si tu ne veux pas mourir en juif), une parole «incantatoire», rituelle, qu'on prononçait au moment de la préparation de ce plat de luxe. C'est aussi à la faveur de cette fête qu'on renouvelait la «k'hmira't ennayer» (levain) pour le pain de maison ou la «h'rira» de Ramadhan. En outre, le «cher'chem» concocté à base de blé, de fèves et de pois verts était à l'honneur à cette occasion : «qoul cher'chem l'a t'ah'chem» (Mange du cher'chem à ta guise), invitait-on son hôte. Au titre du cérémonial agraire, on accomplissait un rituel qui consistait à déposer au premier soc un «paquet» contenant du levain, des fèves, des figues et une grenade:« kha'lli zitou'neq l'i ennayer, ya'dma'neq l'akhassair» (Conserve tes olives pour Ennayer pour compenser tes pertes), disait un autre adage. Lors de la soirée de Ennayer, les fillettes confectionnaient des poupées artisanales pour jouer à «qa'ch blissa»(les vêtements de la fée) en fredonnant un «haoufi». Au cours de la fête de l'Ennayer, des masques divers interviennent, réclamant de l'argent ou des mets destinés à la célébration collective. On citera dans ce cadre «Bu Bnani» à Tlemcen, «l'âne aux figues» à Nédroma, «Ayrad» à Béni Snous... Au titre des actions de bienfaisance, un groupe de «tolba» ( étudiants du Coran, à Djamaâ Echorfa, en l'occurrence), dirigé par un jeune «taleb» portant une «kabouya bsi'bsi» (citrouille évidée) en guise de masque et une barbe postiche préparée avec du gypse, passait dans les maisons pour collecter les dons (en fruits) destinés aux pauvres à qui leur était offerte une collation au sein de la mosquée (la charité avait) ses règles et la philanthropie sa pédagogie). Lors de leur tournée caritative rituelle, les jeunes bénévoles chantaient en chœur: «Bouménani, (le détenteur de la manne ou Bu Bnani), ha !ha !»(une sorte de «père Noël», version locale) qu'ils répétaient dix fois (remarquez au passage cette similitude dans la consonance entre «Bu Bnani» et «Bounani», notre «Bonne année» dialectal... «Avec quoi tu vas contribuer, ô Bouménani ?». Aussitôt, s'instaurait pour la circonstance un dialogue «tacite» : «Je donnerai chriha, el kermouss, el djaouz el farouqi, erroumane el mech'qouq...had dar, dar Allah, oua tolba a'bed Allah, am'mar ha oua tam'mar ?ha, bi jaheq ya rassoul Allal (Q.S.S.L)», leur promettait le «virtuel» Bouménani...Au cas où une famille ne faisait pas le geste (par égoïsme ou indigence, c'est selon), elle recevait ce message «codé» (chanté):«el mas'mar fel louh, moul eddar med'bouh, chabria m'alqa, moula't eddar m'talqa !» ; on jetait ainsi un «mauvais sort» au mari (l'accident par blessure, en l'occurrence) et à sa femme (le divorce)... Cette fête, version «zerda» ou plutôt «touiza» était également célébrée «extra-muros» jusqu'à une date récente, dans certaines localités comme Khémis, Kef, Béni Boussaïd...On organise toujours à Béni Snous, dans un cadre typiquement folklorique, un carnaval libellé «Ayrad» où un fellah se travestit en la circonstance en lion ou en personnage masqué , pour recueillir les offrandes, en l'occurrence les fruits secs, qui seront, par la suite, distribués aux pauvres gens, dans un esprit de solidarité et de concorde. Cette manifestation culturelle sécu laire se tient chaque année à l'initiative de l'Association «Edhakira Essanoucia». D'ailleurs, c'est Beni Snous qui abrita en janvier 2018, les festivités officielles de Ennayer qui venait d'être institutionnalisée comme fête nationale. Mais qu'en est-il aujourd'hui de cette coutume ? Force est de constater que la fête d'Ennayer, celle du «partage», est réduite à sa plus simple expression, «individualisée», à savoir l'indétrônable mais non moins onéreux plateau «tba'q qa'qcha» (ou shifet m'khelta) qui a survécu à l'érosion culturelle du temps, voire celle du pouvoir d'achat. En effet, plusieurs jours avant la célébration de Ennayer, on pourra assister du côté du marché couvert, à un commerce intense de fruits de toutes sortes. Les magasins, notamment ceux spécialisés dans les fruits de saison dont l'alléchant kiosque de Bab El Djiad en tête, améliorent leurs étals en les garnissant ostensiblement de fruits secs très prisés à cette occasion (marché couvert, medress, mawqaf...) parallèlement aux étals occasionnels installés à Abou Tachfine, Chetouane... Même les vendeurs à la sauvette sont de la partie, pardon de la fête. On aura remarqué une cohabitation «festive» des dattes de Biskra et les cacahuètes d'El Oued avec les noix du Mexique, les noisettes d'Espagne ou du Pakistan et les pistaches d'Iran, des figues sèches de Béni Snous ou Zelboun avec celles du Maroc... Quant aux fruits exotiques, les bananes de l'Equateur côtoient les ananas d'Australie et les mangues de l'Inde «s'affichent» avec le kiwi de la Nouvelle-Zélande...Ennayer semble bien s'accommoder ou plutôt s'adapter au «vent» de la mondialisation agraire. C'est le prix à payer si l'on veut offrir à sa petite famille la rituelle mais non moins onéreuse «qachqcha», ce cocktail de fruits secs qui flattera les pupilles gustatives aussi bien des enfants que celle des adultes qui imputent sournoisement et à chaque occasion ces «saignées» récurrentes (des diverses fêtes) à leur progéniture en occultant leurs propres envies (mouton, gâteaux, fruits secs) ou leurs «fantasmes» d'enfance (pétards, feux d'artifices)... Quant à la «slila» ou «q'fifa» (petit panier en osier ou en alfa pour recevoir sa quotepart de «qachqcha», il faudrait faire un petit tour du côté du foundouq Rostane de Tafrata. Pour les «grissates», version «améliorée» dite «Mona», il faudra repasser car ces pittoresques galettes semblent avoir subi le même sort que la «bûche» de Noël. Et pour cause, les Zine de Blass El Khadem , Yahouni de la place Emir Abdelkader, Bekhchi de Bab El Djiad, entre autres n'en fabriquent plus, au grand dam des parents qui tenaient à cette tradition culinaire. Hormis, Hadjadj et Dali de Chetouane qui semblent perpétuer la tradition .Jadis, c'était au four banal («ferrane») du quartier qu'on allait faire cuire cette galette traditionnelle. Les fours de Rhiba, Sid El Djebbar, Sidi El Halloui, Rbat, Agadir, Sidi Yacoub, entre autres, ont pratiquement disparu du paysage «immatériel» de la ville. Pour notre part, nous ne manquerons pas de rendre au passage, un vibrant hommage à tous ces chaleureux enfourneurs «terrahine» (préposés aux fours banals) qui ont marqué de leurs «empreintes» expertes, indélébiles, la mémoire populaire de la vieille Médina et d'autres quartiers de Tlemcen, et qui ne sont plus de ce monde. Nous citerons les feu Si Boumédiène (Salhi) de Sid El Djebbar, El Mokhtar de Bab El Qorrane, Boumédiène «La'mèche» de Bab Ali, Dali Ali de Hart R'ma, Ghermoul de Derb El Kadi (ex- rue des forgerons, à ne pas confondre avec l'autre ruelle de Bab El Djiad), Bendahma de derb El Hadjamine, Boufeldja de Rhiba, Kherris de Bab El Djiad, Benselka de derb Béni Djemla, Semmoud de derb Sid El Yeddoune, Mir d' El Kaâla inférieure,Dib de Feddane Sebaâ, Boumédiène «El H'chaïchi» de Sid El Halloui, Chekroune de Bab Zir, Grine et Bouguima d'El Eubbad, Hmimed de Sidi Chaker, Benaïssa de Bab El Hdid, El Abd' de Beau Séjour, Kouider de Sidi Yacoub, El Moukhfi d'Agadir, Moussa et Bénali de R'bat, Bahbah de derb El Y'houd, Chérif de derb Bensekkine, Kalaïdji de derb Sidi Amrane...). |