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Nous
avons développé dans l'analyse précédente la pensée de Jean-Paul Sartre dans
son essai sur l'ontologie phénoménologique comment l'homme se sait dans son
être par son en-soi et son pour-soi. Deux abstraits complexes chez l'homme qui
constituent ce qu'on peut dire le socle de son existence. Ce sont, donc, deux
piliers que l'homme a conceptualisés pour définir sa structure de base.
Sartre, Heidegger et d'autres penseurs depuis Kant aux Anciens, Aristote, Platon... ont tous par des «détours intellectuels logiques» à rendre explicite la nature humaine. Et cette nature humaine est extrêmement difficile à aborder parce qu'elle relève d'une structure métaphysique qui est l'essence, et l'essence humaine est inconnaissable et ne peut lui être connue. Pourquoi ? Parce que c'est elle qui lui donne le sens de l'existence. Et c'est, précisément, par cette inconnaissance qu'il ait connaissance du monde. Autrement dit ne se connaissant pas, la pensée qui émane de cette inconnaissance qui le transcende lui permet d'avoir connaissance du monde. Comme nous l'avons défini précédemment: «Qu'est-ce que l'être humain ? Comment il se structure vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis du monde extérieur ? Une question de l'essence et comme l'essence humaine est inconnue, ce sont des déterminations métaphysiques qui prennent le dessus. L'homme n'a pas le choix. Ne se connaissant pas par l'essence, il se connaît en conceptualisant son existant, en le structurant pour rendre explicite le mouvement de sa pensée dans la compréhension de son être et hors de son être. Et c'est ce qu'il a fait Jean-Paul Sartre.» (1) Donc dans la finalité, que sommesnous dans notre cogito cartésien ? Le «Je pense donc je suis» qu'est l'être humain se trouve jeté dans l'étant que le «Je» ? l'homme ? n'a pas choisi. Donc l'homme est simplement, il existe, et il existe essentiellement par son corps doté de sens et sa pensée qui sont son intériorité se «conjuguant» à son extériorité. Donc son existant est un couple de son lui-même et ce qui est extérieur à lui-même. Il ne peut exister, il ne peut vivre que par cette dualité. Une d'elle manque et il ne peut exister. En effet, il ne peut exister sans le monde, et le monde ne peut exister sans lui, car celui-ci serait sans sens. Donc la base du sens de l'homme, où se trouve-t-elle ? N'est-ce pas dans son extériorité ? Et son intériorité n'est-elle faite que pour répondre à cette extériorité. Et c'est elle qui lui donne sens à sa vie, à travers elle que l'homme cherche à comprendre les mécanismes qui lui permettent de se comprendre, en tant qu'être de pensée, de conscience et en même pensant, conscientisant le monde où il se trouve existant. Mais pour connaître le processus de l'existé de l'homme, il faut viser sa réalité originelle, dans son rapport avec son essence. Et son essence vient de l'Être suprême, l'Un, donc Dieu. Mais les penseurs ne pouvant accéder à l'Inconnaissable, le plus Haut ont eu recours à des détours logiques pour désigner une réalité existant absolument indépendamment de la connaissance de l'homme. En lui, il y a une réalité intrinsèque qu'il ne peut expliquer et qui est inconnaissable. C'est ce que les philosophes appellent l'« en-soi ». Une expression qui remonte à Platon, Aristote, et reprise par Kant, puis par Hegel, et Sartre. «Remarquons tout d'abord que le terme d'en-soi que nous avons emprunté à la tradition pour désigner l'être transcendant, est impropre. A la limite de la coïncidence avec soi, en effet, le soi s'évanouit pour laisser place à l'être identique. Le soi ne saurait être une propriété de l'être-en soi. Par nature, il est un réfléchi... [...] En outre, ce principe ne peut dénoter que les rapports de l'être avec l'extérieur, puisque justement il régit les rapports de l'être avec ce qu'il n'est pas. Il s'agit, donc, d'un principe constitutif des relations externes, telles qu'elles peuvent apparaître à une réalité humaine présente à l'être-en-soi et engagée dans le monde.» (Pages 112, 113 dans «L'Être et le Néant») Pour Hegel: «Pour nous comme en-soi, l'universel en tant que principe constitue l'essence de la perception, et face à cette abstraction, les deux instances différenciées, le percevant et le perçu, sont l'inessentiel. En fait, comme elles sont toutes les deux l'universel ou l'essence, elles sont toutes deux essentielles ; mais comme elles font référence, l'une à l'autre, en des termes opposés, il n'en est qu'une qui puisse prétendre à l'essentiel et la différence entre essentiel et doit être répartie entre elles. L'une, en tant que simple déterminé, l'objet, est donc l'essence, indifférente au fait d'être perçue ou non. Mais le fait de percevoir, en tant que mouvement, est l'instable, ce qui peut être ou non, et donc l'inessentiel.» (Page 193, Phénoménologie de l'Esprit. Hegel) Le deuxième détour logique des philosophes qui sont des penseurs de la pensée, c'est cette expression dont l'emploi a été répandu par Hegel. Elle désigne la conscience qu'elle se reconnaît à la fois séparée de l'«en-soi» et liée à l'«en-soi». Reprise par Sartre, le pour-soi ne se définit plus par une possibilité d'accéder à l'Être, mais par une capacité de sécréter du non-être. Hegel dans ?Phénoménologie de l'Esprit I', une œuvre parue en 1807, traduite par Guy de Pernon, 2010. On lit aux pages 49 et 51: «22. Ce qui vient d'être dit peut aussi être exprimé de la façon suivante: la raison est l'activité ayant une visée. Élever ce que l'on considère comme la Nature au-dessus de la pensée jusque-là méconnue, et ensuite chasser ce qui ne cadre pas avec la visée, c'est jeter complètement le discrédit sur la forme de cette visée en général. Et comme, selon Aristote aussi, la Nature est une activité adéquate à son but, ce but est donc l'immédiat, l'immobile, celui qui est en lui-même son moteur, ou encore : le sujet. Sa force abstraite à se mettre en mouvement, c'est l'être-pour-soi, ou encore: la pure négativité. Si le résultat est la même chose que le commencement, c'est seulement parce que le commencement est le but; ou encore: si le réel effectif n'est autre que son concept, c'est parce que l'immédiat, en tant que but a, en lui-même, le Soi ou la pure réalité effective.» Pour Sartre, dans «l'Être et le Néant», pages 121 et 122: «Le pour-soi ne peut soutenir la néantisation sans se déterminer lui-même comme un défaut d'être. Cela signifie que la néantisation ne coïncide pas avec une simple introduction du vide dans la conscience. Un être extérieur n'a pas expulsé l'en-soi de la conscience, mais c'est le pour-soi qui se détermine, perpétuellement, lui-même à n'être pas en soi. Cela signifie qu'il ne peut se fonder lui-même qu'à partir de l'en-soi et contre l'en-soi. Ainsi la néantisation, étant néantisation d'être, représente la liaison originelle entre l'être du pour-soi et l'être de l'en-soi. L'en-soi concret et réel est tout entier présent au cœur de la conscience comme ce qu'elle se détermine elle-même à ne pas être. Le cogito doit nous amener, nécessairement, à découvrir cette présence totale et hors d'atteinte de l'en-soi. Et, sans doute, le fait de cette présence sera-t-il la transcendance elle-même du pour-soi. Mais précisément c'est la néantisation qui est l'origine de la transcendance conçue comme le lien originel du pour-soi avec l'en-soi. Ainsi entrevoyons-nous un moyen de sortir du cogito. Et nous verrons plus loin, en effet, que le sens profond du cogito c'est de rejeter par essence hors de soi.» Que peut-on dire de l'«être-poursoi» pour Hegel ou du «pour-soi» pour Sartre ? Malgré les différences dans l'approche, le sens du pour-soi est pratiquement le même. Pour étayer l'approche sartrienne, prenons un bébé qui vient de naître. Sa première apparition au monde commence par un cri. Et s'il ne crie pas, on le frotte un peu ou une petite tape sur les fesses pour le faire crier. Ce cri est le témoin de la réaction du bébé qu'il vit, donc une fonction vitale. Ontologiquement parlant, interrogeons-nous sur le sens du cri du bébé. Sur le plan physiologique, le cri est un son qui émane de ses cordes vocales. On peut penser que lorsqu'il était dans le ventre de sa mère, il était dans un univers protégé et chaud et donc à l'abri du monde extérieur. Mais dès lors qu'il naît, sort du ventre de sa mère, et même s'il ne crie pas, en fait, il ne fait que prolonger son sommeil là où il était avant, mais il viendra impérativement à crier dans le monde extérieur. Pourquoi ce cri ? Est-ce la crainte du monde extérieur ? On peut le penser. Mais au-delà de la crainte, de la peur, puisque le cri est le contraire de ce que fut sa douceur au sein du corps de sa maman, suscite-t-il une pensée du bébé ? Le bébé pense-t-il inconsciemment son cri ? Ce cri est-il une réponse au monde extérieur ? La réponse vient d'elle-même, par la réaction même du bébé au sein de cette extériorité dans laquelle il vient d'être plongé, à sa naissance. Ce cri est un cri de sa pensée qui commence à penser sans qu'il ne prenne conscience de sa pensée. Mais c'est déjà, comme l'affirme Sartre, «Etre pour-soi, c'est être né.» Et ce bébé est né. Et commence son pour-soi à partir de ce cri ou au moment il ouvre les yeux et regarde l'extériorité. Il est déjà un être en chair dans l'existant, et il pense. Mais sa pensée n'est pas réflexive ni préréflexive, ni n'est pas discursive. Elle est une pensée «vierge» qui pense sa pensée à travers ses besoins (du bébé) pour son pour-soi. Exister en y venant est déjà «commencer son pour-soi.» Et ce pour-soi prend de l'en-soi parce que l'en-soi inconnaissant qui est dans l'être du bébé et hors du bébé souffle dans la pensée même du bébé, sans même que le bébé la pense, parce qu'elle pense déjà en lui. Que l'on dise de sa pensée qu'elle est un instinct, peu importe qu'elle raisonne ou non, qu'elle est un automatisme ou non. A suivre *Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale - Relations internationales et Prospective. 1. «L'Être et le Néant: Comprendre la pensée de Jean-Paul Sartre en la pensant comme pensée dans le vécu des hommes» Medjdoub Hamed. Le 16 octobre 2018 https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-etre-et-le-neant-comprendre-la-208628 |