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I. Une imposture qui
ne dit pas son nom
Au point où en sont les choses dans l'écriture dite littéraire, où est arrivé depuis un peu plus de cinquante ans (c'est une longue perdition !) à un véritable émiettement de l'écriture romanesque ou poétique laquelle, sous prétexte d'une recherche de quelque chose d'original, de «nouveau» (lequel n'a rien à voir avec le fameux vers terminal du «Voyage» de Baudelaire : «Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau») finit par totalement se perdre dans un genre illisible, fagoté d'«Anglobal» ou de «silures américains»,(1) donc des mots importés au sens de moins en moins précis («impacter», «booster» et autres ? hameçonnages' linguistiques qu'il serait fastidieux d'énumérer). Et comme conséquence fatale, le roman tombera inéluctablement dans les ornières d'une écriture quelconque, c'est-à-dire dans l'à-peu-près des écritures journalistiques de l'ici et maintenant, lesquelles sont condamnées, à brèves échéances, à l'anonymat le plus total. Ainsi, le roman français (et ses émules dans d'autres continents, et plus particulièrement dans des littératures émergentes) depuis déjà un demi-siècle, est le reflet d'un sanatorium, ou un hôpital des tristesses et des maladies des mécaniques de la vie (et de l'esprit fermé à la poésie) démultipliées ! Il y a des écrivains dits contemporains (nul besoin de les nommer, car ils se reconnaîtront dans la suite du propos) qui sont des compilateurs forcenés de Google et de Wikipédia, et qui ont l'outrecuidance (plus que la fatuité, ils ont l'insolente arrogance) d'écrire des romans comme on écrirait des histoires absurdes, ou farfelues ou grotesques, dans un galimatias romancé, des sortes d'histoires à tendance policière (je dis bien ?' tendance'', et non pas ?romans policiers' parce que je ne veux pas insulter la mémoire du grand Georges Simenon, un vrai maître du genre) qui sont immédiatement pris en charge par des éditeurs qui ont oublié -ou qui ont sciemment voulu réduire le roman contemporain à cette innommable mascarade d'écriture !- leur devoir de lancer d'abord des textes (romanesques ou poétiques) qui régénèrent le genre. Régénérer ne veut pas dire faire absolument du nouveau au prix d'une écriture qui dégénère, rabaisse, abâtardit un genre au rang d'une écriture désespérément fade et compilatrice d'un pseudo-journalisme qui ne vit que de compilation sans vergogne ! Il y a, bien sûr, de grands journalistes qui sont devenus des écrivains attitrés dans l'histoire des littératures. Ceux-là sont aux antipodes de ceux dont je parle. Régénérer est dans le sens d'une écriture qui renforcerait un art déjà établi (il n'y a pas d' «évolution» en littérature, parce que les meilleurs textes littéraires sont les produits des siècles passés ; les Dante, les Pétrarque, les Rousseau, les Chateaubriand, les Goethe, les Novalis, les Coleridge, les Nerval, les Baudelaire, les Flaubert, les Proust, et j'en oublie, sont éternels ; ils n'obéissent à aucune mode ou courant littéraire), qui donnerait ainsi, encore et toujours, la chance aux lecteurs de rêver, de vivre des instants palpitants avec les héros de romans ou de poèmes -lyriques ou épiques- qu'ils ou elles auront lus et qui insufflerait des désirs incommensurables de les imiter (non pas servilement, mais de produire des œuvres qui seraient dans leur sillage, car suivant l'idée borgésienne -que je développerai tout à l'heure- la Littérature, avec un L majuscule, aboutirait à un immense livre palimpseste en transfusion perpétuelle, chaque siècle apportant ses briques pour la construction de l'édifice immense de la Littérature). Un vrai écrivain, un vrai poète n'a pas le droit de décevoir, de tromper, de mentir en présentant un plat immangeable et qui rend malade le lecteur. Dans ce contexte, il faut exclure les pensées politiques nauséabondes déguisées en événements ou situations romanesques -qui n'ont rien de romanesque- et qui font beaucoup plus vomir les lecteurs que les faire voyager dans l'imaginaire et les rêveries propres au roman. Ecrire un roman? ce n'est surtout pas se contenter, ou tomber dans le piège d'une émulation qui se réclamerait ? bien que l'auteur qui la pratique veuille être ou paraître créateur, alors même qu'il ou elle ne reproduit servilement que des clichés de romans dits «modernes», ou supposés d'«avant-garde» ? de l'écriture éclectique de romans contemporains (avec une mosaïque de clichés de tous les ratés de l'écriture romanesque, ou policière, ou encore, ce qui représente la véritable chute, l'écriture cinématographique, pour faire «moderne» ou être «de leur temps»), mais produire un effort qui tend vers le poétique, parce que la prose journalistique envahit le roman, hélas ! Oui, vers le poétique : les grandes œuvres de l'humanité sont dans leur totalité des œuvres poétiques, ou du moins, des œuvres de prose poétique (Chateaubriand est un tel exemple). Les chefs-d'œuvre de l'humanité, les œuvres éternelles sont, au risque de me répéter, celles d'Homère, d'Hésiode, de Dante, de Pétrarque, de Ronsard (je laisse Montaigne pour la philosophie), de Shakespeare, de Racine, de Goethe, de Hölderlin, de Jean-Paul, de Nerval? La critique, d'une manière générale, a de tous temps déconcerté le lecteur potentiel s'il se met, croyant bien faire, à lire la critique d'un auteur (ou même la présentation synthétique des œuvres de cet auteur), avant d'aborder le texte ou le roman choisi. Elle désarçonne au lieu d'encourager le lecteur, en inventant toute une mécanique d'approche au texte qui le réduit, le déforme, l'écrase parfois sous une avalanche de termes pseudo-savants, empruntés à des gourous de la pensée (Marx, Freud(2), le structuralisme et leurs avatars), pour faire moderne ! La conséquence est que beaucoup de textes de romans ou de récits, d'œuvres poétiques, d'auteurs de génie sont mis à l'écart ou aux oubliettes sous prétexte qu'ils ne répondent pas à des canons ou normes érigés artificiellement pour jauger une écriture. De cette manière, beaucoup de critiques tombent complètement à côté de la plaque et sont à la longue totalement oubliés, ou s'il arrive qu'on en parle ce serait dans un cadre purement historique pour situer leur impact sur l'époque où ils ont vécu (je cite, pour exemple, Sainte-Beuve qui a ignoré le génie de Nerval et celui de Baudelaire ; les critiques, membres de comités de lecteurs de grandes revues qui, avant 1914, ont méconnu Proust et l'ont considéré comme un auteur snob, et bien d'autres encore qui ont sévi et continuent de sévir chez nombre d'éditeurs et de revues). Mais voilà qu'enfin certains auteurs délaissés, exclus, ou présentés comme des marginaux dans les manuels de littérature, sortent, avec le temps, de l'oubli, sont progressivement ré-appréciés, reconsidérés par des de hardis interprètes et très bons lecteurs(3), remis dans la place qui leur est due, et remplacent graduellement, dans la mémoire littéraire des lecteurs, les prétendus auteurs à succès, qui répondaient aux engouements de mode, de coteries littéraires ? pour ne pas dire «lobbies» d'éditeurs et de journaux orientés souvent idéologiquement et soutenus par d'importants capitaux -qui désolent à la longue tout lecteur naturellement porté à rêver, ou à voyager en imagination avec les personnages d'un récit, et connaître des émotions, être joyeux ou triste et mélancolique quand le héros est dans l'un ou l'autre de ces états? La littérature n'a jamais et ne fera jamais bon ménage avec les bons sentiments qui trempent dans le social, le politique et la morale du citoyen moyen. Un grand nombre d'écrivains de ce pays -mais aussi du monde arabe en général- des deux dernières décennies tombent dans ce péché facile d'écrire à la hâte, avec la soudaineté de pensée journalistique(4) faite d'un bric-à-brac de formules, de clichés et d'idées reçues, sur des sujets de politique -fiction, ou de pseudo-fiction à caractère social, souvent à la sauce historico-sociale, ou même à prétention historique sur la base de documents jamais authentifiés ou confrontés à d'autres documents, archives et témoignages qui se recoupent? L'écriture ( le style, ou le choix des moyens d'expression qui résultent en images, métaphores et autres figures du discours, et qui demandent un «labeur atroce», selon l'expression de Flaubert) est rarement travaillée, et donc bâclée, avec comme but urgent de boucler un texte pour être publié chez des éditeurs souvent sans comités de lecture (même si ceux-là font croire à certains auteurs assez naïfs, pour prendre leurs paroles au pied de la lettre, qu'ils ont un comité de lecteurs anonymes et très au courant de la chose littéraire). Le résultat est un piètre substitut de ce qu'aurait pu être un roman ou une œuvre littéraire, un ersatz insipide, illisible qui aurait fait retourner dans leurs tombes un Flaubert, un Proust, un Gide ou un Mauriac ! II. Lecture et expérience de l'écriture L'expérience de l'écriture ou, si l'on veut, la vocation pour l'écriture (celle d'un récit, d'un roman, d'un poème, etc.,) a commencé pour moi par la lecture de quelques grandes œuvres, plus particulièrement Flaubert et Proust (pour le roman, son atmosphère, la poésie des personnages et des lieux, le style de l'écrivain) et Nerval, Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire et plus près de nous Ives Bonnefoy (pour toute la poésie et son incantation ou enchantement, son harmonie, son rythme ou ses rythmes, les émotions qu'elle nous procure, et toutes les beautés insoupçonnées de l'univers). Ce sont maintenant, pour la plupart, des classiques, et je pense, sincèrement, que c'est au contact des grandes œuvres qu'un lecteur attentif peut développer une vocation pour l'écriture. Je n'invente rien du tout en disant que c'est en s'abreuvant, en s'imprégnant, en se pénétrant de ces grandes œuvres (les grandes œuvres sont dans tous les pays où il y a une véritable histoire littéraire) que le déclic se produira un jour ou l'autre chez le futur écrivain. En parlant des grandes œuvres (j'entends par là des œuvres qui auront enchanté des générations entières de lecteurs, qui auront laissé des traces ou des marques indélébiles dans la mémoire de ces générations, et qui auront engendré des émules ou, à défaut, des imitateurs(5), à travers les siècles)et de la chaîne qu'elles constituent, de l'antiquité à nos jours, je dirais que la littérature ( avec un L majuscule) aboutirait, suivant l'idée borgésienne (J.L.Borges «Fictions» «Histoire de l'infamie, histoire de l'éternité») à un immense livre palimpseste (un livre peut toujours en cacher un autre) en transfusion perpétuelle, chaque texte ou œuvre (majeure) dérivant d'une œuvre antérieure (ou, suivant la conception de Gérard Genette («Palimpseste», Seuil,1982), un texte B, ou hypertexte dérivant d'un texte antérieure A, ou hypotexte), et que chaque lecteur créera à son tour, et ainsi de suite? Dans ma quête du Livre, chaque tentative d'écriture (que ce soit un récit, un roman, un fragment de texte, un poème ou un poème en prose)) n'est qu'un prétexte au texte à venir (ou au «livre à venir» pour parodier un peu Maurice Blanchot), et cette quête ou recherche d'une écriture idéale n'est jamais finie? d'où l'insatisfaction profonde, douloureuse après chaque pseudo-accomplissement d'un fragment qui en appelle d'autres, lequel fragment sera réécrit ( en partie ou entièrement) à chaque occasion de relecture de mon texte. Chaque tentative d'écriture (que ce soit un fragment d'un long texte projeté en avant, un récit, un poème en prose) est aussi pour moi le récit d'un désir d'écrire (pour parler un peu à la Roland Barthes, «Le Bruissement de la langue» Seuil, 1984), un désir inlassablement projeté en avant et dans lequel chaque lecteur pourrait se reconnaître, parce que, pour reprendre une idée essentielle du «Temps Retrouvé» de Marcel Proust, le rôle de l'écrivain est celui d'un opticien proposant au lecteur un instrument qui lui permettra de voir en lui-même : «Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument d'optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n'eut peut-être pas vu en soi-même» («Le Temps retrouvé», la Pléiade, Gallimard, Tome III PP.489-490). L'acte de lecture est donc une grande liberté laissée au lecteur, et l'auteur omniprésent dans son œuvre, en apostrophant le lecteur s'exprimerait ainsi «Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre» (Proust, ibid. P.490). Chez les poètes et dans la poétique valéryenne en particulier, le lecteur est poète a son tour, parce qu'il est incité à produire en lui son propre poème. Ainsi, en parlant du lecteur, Paul Valery utilise une image musicale : le poème est, dit-il, «une partition» que le lecteur va jouer avec son âme et son esprit. Le résultat est une multiplicité de possibilités de création de la beauté poétique par le travail du langage. D'autre part, toujours selon Valery, le poème est aussi une approximation de l'inaccessible. Cette vision développe l'idée selon laquelle la poésie absolue (une variation de la poésie pure Mallarméenne) est une «limite idéale». C'est l'idée centrale de la poétique valéryenne entretenue dans la série des «Variété», «Tel quel» et «Calepin d'un poète». D'où cette notion d' «approximation», le poème restant en quelque sorte obscur, de par son insuffisance à atteindre l'altitude idéale, en dépit des efforts répétés de perfectionnement. Pour clore le tout, il n'y aura de poésie que dans l'accord, au sens musical, de l'harmonie et du mystère. L'écriture représente pour moi, somme toute, ce rêve, ce désir, cette passion, cette déchirure, cette souffrance, cette hantise, cette folie de vouloir à tout prix projeter en avant le livre à venir, parce qu'on a jamais fini de l'écrire et de le porter en soi. Tous ces transports de joie, ces douleurs, ces souffrances, ces obsessions mèneront vers une voie de salut ou vers le désastre, le désespoir, le purgatoire et la mort. Notes de renvois Voir Alain Borer «De quelle amour blessée. Réflexions sur la langue française». Gallimard, 2015. On peut ne pas être d'accord avec la théorie freudienne, ou du moins sur certains aspects de cette théorie, certaines explications ou même certaines spéculations sur les pathologies du comportement et leurs soubassements (la plupart des chercheurs dans les neurosciences ont rejeté les explications freudiennes concernant le rêve par exemple -les rêves étant pour Freud essentiellement la réalisation d'un ou des désirs refoulés pendant la vie active et exprimées pendant le sommeil dit paradoxal- et les ont remplacées par une activité particulière des aires corticales associatives du cerveau, déclenchées à certaines phases du sommeil, et qui correspond à une activité onirique en relation directe avec certains corrélats ou réseaux neuronaux). Mais rares sont les lecteurs, qu'ils soient spécialistes ou non, qui ne sont pas fascinés par l'écriture freudienne, cette écriture de l'inconscient, du moi et du ça, et toutes ces références à la mythologie grecque : elle est tout simplement incomparable, inégalée, et peut-être le restera? On peut inclure parmi ces interprètes et très bons lecteurs, ceux dits de la critique «créatrice», c'est-à-dire Albert Thibaudet, Charles Du Bos, Albert Béguin, et plus près de nous, Roland Barthes, pour avoir grandement contribué à faire connaître davantage Lautréamont, Mallarmé, Jules Laforgue, Proust, Nerval et bien d'autres. Encore une fois, «journalistique» ici n'a rien à voir avec le journalisme d'investigation, le journalisme spécialisé dans les grandes questions socio-économiques, scientifiques ou techniques et autres spécialisations. C'est-à-dire des épigones ou des pasticheurs qui parodient un auteur original beaucoup moins qu'ils ne cherchent à l'égaler ou à le surpasser comme les émules. (parodier : contrefaire, transposer au lieu d'égaler en termes de création ou d'invention) *Professeur, université de Constantine |