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BERKELEY - Le 15
août est rarement une journée mémorable. Certes, c'est un 15 août qu'eut lieu
l'ouverture du festival de musique de Woodstock en 1969, et que le canal de
Panama s'ouvrit au trafic en 1914. La plupart du temps, la mi-août reste
néanmoins une période de vacances pour les responsables politiques et leurs
compatriotes.
Le dimanche 15 août 1971 fait figure d'exception. Ce soir-là, il y a 50 ans, à l'issue de trois jours de réunions de crises, le président Richard M. Nixon annonce que les États-Unis mettent fin unilatéralement à l'étalon-or, mécanisme financier par lequel le pays rendait l'or disponible pour les gouvernements étrangers et banques centrales à 35 $ l'once. Pour ses contemporains comme pour les historiens, l'annonce de Nixon marquera la fin, ou à tout le moins le début de la fin, du système monétaire et financier international de Bretton Woods - et par conséquent de l'hégémonie économique et monétaire américaine. Car la période d'après-guerre durant laquelle les États-Unis déterminaient presque unilatéralement la structure monétaire et le sort financier du monde libre arrive alors à son terme. Mais les choses sont-elles aussi simples ? Qu'est-ce qui a précisément pris fin avec l'annonce de Nixon ? Clairement, cette décision met fin à la période d'un dollar solidement rattaché à l'or à un cours de devise fixe, et d'autres monnaies tout aussi fermement ancrées au dollar. Dans les quatre mois qui suivent, un accord est conclu en vertu duquel les devises européennes et le yen japonais sont réévalués de 10 % en moyenne, le prix de l'or en dollars passe de 35 $ à 38 $ l'once, et les marges de fluctuation entourant les nouvelles parités de taux de change sont élargies, passant de +/- 1 % à +/- 2,25 %. Ainsi, au moins en façade, l'ordre monétaire international de Bretton Woods est maintenu. Seulement voilà, début 1973, la réalité l'emporte, et le système reconstruit s'effondre. Bretton Woods cède la place à ce que l'économiste John Williamson a qualifié de « non-système » monétaire international. En abandonnant la fixité des parités concernant leurs monnaies, les gouvernements se lancent dans une expérimentation sans précédent, marquée par des taux de change fluctuants, qui ne cesseront de les préoccuper jusqu'à aujourd'hui. Weekend révolutionnaire Dans son dernier livre, Jeffrey E. Garten décrit comment nous en sommes arrivés là. Il se concentre sur ce weekend d'août 1971 lors duquel les conseillers économiques de Nixon se réunissent à Camp David pour fixer un nouveau cap. Dans la première partie de son récit, Garten présente les protagonistes : Nixon, le secrétaire du Trésor John Connally, le sous-secrétaire du Trésor Paul Volcker (chargé d'élaborer les projets monétaires internationaux de l'administration), le directeur du Bureau de la gestion et du budget George Shultz, ainsi que le président de la Réserve fédérale Arthur Burns. Garten raconte ensuite les événements du weekend, heure après heure, en se fondant sur des documents officiels, sur les bandes sonores de Nixon, ainsi que sur plusieurs mémoires et carnets personnels, dont ceux de Volcker et Burns, sans oublier d'importants entretiens avec les participants. Éminent doyen de la Yale School of Management, Garten associe étroitement sa propre expérience au récit, ayant exercé au sein du Conseil de la Maison-Blanche sur la politique économique internationale sous Nixon à partir de 1973, et il livre une narration brillante. L'interaction des personnalités qui en résulte rappelle les conflits entre décideurs monétaires dans les années 1920, racontées par exemple dans l'étude reconnue de Liaquat Ahamed intitulée Lords of Finance. Par-dessus tout, il est rappelé au lecteur combien les individus et leurs singularités façonnent le cours de l'histoire. Nixon a par exemple en horreur la matière économique, à laquelle il ne consacre que l'attention strictement nécessaire (sa remarque phare, « Rien à foutre de la lire italienne », trouve dûment sa place de premier plan dans le récit de Garten). Le président a pour objectif de gérer les questions économiques internationales de manière à éviter de saper ses priorités de politique étrangère, telles que l'ouverture diplomatique à la Chine, et l'accord de contrôle des armes avec l'URSS. Nixon veille également à ce que l'inflation et la fragilité de l'économie ne deviennent pas des obstacles à sa réélection. Connally est pour sa part un technicien politique flamboyant et implacable, dénué de prédispositions idéologiques ou principes économiques forts. Nationaliste inflexible, il entend servir, comme l'on dirait aujourd'hui, « l'Amérique d'abord ». Shultz se situe à l'opposé de Connally : jamais un mot plus haut que l'autre, et des principes profondément ancrés. Caractéristique de l'école de Chicago, son opposition au contrôle sur les prix s'étend aux taux de change ; il est fermement convaincu que les devises doivent pouvoir fluctuer. Sur ce point, Shultz a pour opposant Volcker, qui défend la fixité des taux de change. Burns fait quant à lui preuve de mépris pour ses détracteurs intellectuels, malgré son propre manque de cohérence sur les questions monétaires internationales, voire nationales, ce qui semble étonnant pour un président de la Fed. Son objectif consiste à contenir l'inflation par les coûts, en imposant des contrôles sur les salaires et les prix, démarche à laquelle auquel Shultz s'oppose catégoriquement. Pas d'accord pour s'entendre Le fait que ce difficile casting d'individus ait pu s'entendre sur quoi que ce soit, même dans l'environnement paisible de Camp David, est en soi remarquable. L'accord convenu entraîne la fermeture de la « gold window » (contre l'avis de Burns), l'imposition d'un gel des salaires et des prix (contre celui de Shultz), et la mise en place d'une surtaxe de 10 % sur les importations (contre celui de Volcker) - cette dernière mesure visant à conférer un levier aux États-Unis dans les négociations internationales sur la nouvelle constellation de taux de change. Le récit de Garten révèle le rôle décisionnel clé joué par Nixon, malgré son manque d'expertise économique, voire tout simplement de positions économiques établies. Pour faire simple, le président a pour objectif d'apparaître comme décisif aux yeux du public, et de tirer un trait sur la crise afin de pouvoir aller de l'avant dans les autres affaires diplomatiques. Apparaît également frappante la faculté de Nixon, dans un style Biden, à tolérer patiemment les discussions entièrement libres entre ses collaborateurs et conseillers - en tous les cas pendant trois jours, à condition que le sujet ne soit pas celui de sa propre réélection. L'accent admirablement placé par Garten sur les traits de personnalité a toutefois tendance à éclipser le rôle des facteurs structurels. Three Days at Camp David aurait en effet pu traiter de manière plus claire les dynamiques économiques à l'origine des tensions sur les marchés de change, qui atteignent un point culminant en août 1971. Les reprise économiques d'après-guerre en Europe et au Japon, associées à la réticence de leurs dirigeants à réévaluer leurs monnaies, ont-elles érodé la compétitivité internationale des États-Unis ? L'Amérique a-t-elle échoué à remettre de l'ordre chez elle sur le plan économique ? La reprise de la mobilité des capitaux internationaux dans les années 1960 a-t-elle créé des conflits insolubles entre d'une part les politiques monétaires et budgétaires des États-Unis visant le plein emploi et la poursuite de la guerre du Vietnam, et d'autre part le maintien d'un dollar stable ? Le « dilemme de Triffin » - l'idée selon laquelle la demande en réserves internationale au sein d'une économie mondiale en expansion conduira inévitablement les dettes extérieures des États-Unis à dépasser les réserves d'or du pays-condamnait-il nécessairement Bretton Woods ? Les réponses ne nous sont pas données, dans la mesure où Garten n'attribue pas de poids aux différents facteurs contributifs, et considère leur importance comme relative. Il ne mentionne nulle part le dilemme de Triffin. Or, ces questions sont bel et bien importantes, car des réponses différentes sont synonymes de directions différentes quant aux réformes monétaires internationales réalisables et souhaitables - et s'accompagnent par conséquent d'implications différentes quant à savoir si la rencontre de Camp David doit être considérée comme une réussite ou comme un échec. Ceci conduit à la question plus large de la mesure dans laquelle cette réunion a « transformé l'économie mondiale », pour citer Garten. Contrairement aux prévisions de l'époque, le dollar reste encore aujourd'hui la monnaie internationale et monnaie de réserve dominante, comme auparavant. La fermeture de la gold window n'a pas changé cela. De même, les taux de change librement fluctuants demeurent l'exception à la règle. D'après un récent calcul, les monnaies des pays représentant environ 60 % du PIB mondial demeurent rattachés au dollar, ou suivent d'une manière ou d'une autre le billet vert à distance. Une conclusion plus appropriée pourrait consister à affirmer que la rencontre secrète de Camp David, et les négociations qui ont suivi, ont en réalité sauvegardé l'économie mondiale. Une rupture majeure a en effet été évitée dans la coopération économique entre les États-Unis, l'Europe et le Japon, en partie grâce à l'intervention opportune du conseiller à la sécurité nationale de Nixon, Henry Kissinger (un « néophyte » en matière monétaire et financière, comme il se décrit lui-même). La surtaxe de 10 % sur les importations américaines a été levée une fois l'accord conclu sur un nouvel ensemble de parités de taux de change, et le système commercial mondial a survécu. L'esprit de Bretton Woods a été préservé, comme le conclut lui-même Garten. Garten évoque toutefois les critiques souvent exprimées concernant la réunion de Camp David et les négociations internationales ultérieures, selon lesquelles cet épisode n'aurait pas résolu plusieurs problématiques fondamentales liées à la structure du système monétaire international. Rien de surprenant à cela, observe-t-il, compte tenu de profondes divergences d'opinions entre les protagonistes de Camp David autour de la définition d'une structure réalisable et souhaitable. Idem pour les négociations internationales : les dirigeants américains et étrangers de l'époque présentaient des points de vue extrêmement divergents concernant la manière de réformer le système. Constat quelque peu décourageant, c'est toujours le cas 50 ans plus tard. Navigation à vue Le livre de Garten ne vise à pas déterminer un cap d'avenir, et l'auteur ne fait aucune suggestion. D'autres en revanche ont formulé des propositions et projets de réforme du système monétaire international, notamment José Antonio Ocampo dans sa récente contribution intitulée Resetting the International Monetary (Non)System. Professeur à l'Université de Columbia, et ancien ministre des Finances de la Colombie, Ocampo est un important détracteur de l'ordre monétaire mondial basé sur le dollar et conduit par le Fonds monétaire international. Son livre est un incontournable - d'autant plus qu'il est téléchargeable gratuitement grâce à l'Institut mondial de recherche en économie du développement de l'Université des Nations Unies (UNU-WIDER). Ocampo critique en particulier l'orthodoxie dominante consistant à faire peser une charge d'ajustement disproportionnée sur les pays enregistrant des déficits de balance courante des paiements, sans imposer d'obligation symétrique pour les pays excédentaires. De même, la dépendance du système international vis-à-vis du dollar expose les autres pays à une certaine imprévisibilité des politiques américaines, tout en créant des boucles procycliques en dents de scie. Cette dépendance suspend également les pays à la miséricorde de la Fed concernant les swaps de devises, lorsqu'intervient une pénurie de liquidité en dollars. À l'heure où les participants du marché interrogent la Fed sur le moment auquel elle commencera à rehausser les taux d'intérêt, événement susceptible de perturber les flux de capitaux vers les marchés émergents, ces préoccupations sont aujourd'hui largement partagées. De ce diagnostic s'ensuivent les recommandations d'Ocampo en matière de réforme. Premièrement, le FMI devrait symétriquement imposer aux pays excédentaires et déficitaires de s'ajuster (comme le préconise sans succès John Maynard Keynes à Bretton Woods en 1944). Ceci pourrait être mis en place via de plus solides mécanismes de coordination des politiques macroéconomiques, notamment une plus grande coopération dans la gestion des taux de change, ainsi qu'une plus généreuse extension des lignes de crédit automatiques pour les pays déficitaires. Deuxièmement, le monde devrait prendre ses distances avec le dollar, pour se tourner vers un actif mondial de réserve émis au niveau international (comme Keynes le recommande également sans succès en 1944). Ocampo préconise d'élargir l'émission des droits de tirage spéciaux (DTS, actif de réserve) du FMI. Il considère également que les banques centrales devraient diversifier leurs réserves de change, en ajoutant l'euro et le renminbi chinois à leur portefeuille, limitant ainsi leur exposition aux politiques américaines. Il ne s'agit pas là d'une réforme complète du système monétaire et financier international. Et pourtant, même ces propositions limitées pourraient bien constituer des ambitions irréalistes. Le FMI examine les déséquilibres mondiaux, et émet des rapports périodiques. Néanmoins, en l'absence de sanctions, qu'il n'est pas en capacité d'imposer, le FMI ne peut contraindre à l'ajustement les pays dont la monnaie est forte, et qui ne perdent pas en réserves, mais au contraire en gagnent. Difficile par ailleurs d'imaginer les pays en excédent chronique autoriser la création et mise en œuvre de telles sanctions. Aussi admirable que puisse être le principe d'une plus grande coordination des politiques internationales, ce principe n'est honoré que lorsqu'une crise survient, le cas échéant. L'institutionnalisation d'un tel principe exigerait que les États-Unis ou la Chine compromettent leurs précieux objectifs nationaux de politiques macroéconomiques. Encore et toujours un non-système Pour sa part, le FMI a créé un nombre limité de facilités financières déboursées automatiquement, mais l'accès à la plupart de ses ressources demeurent largement conditionné par des réformes politiques ordonnées de l'extérieur. Raison à cela, les statuts du FMI lui imposent de préserver les contributions de quote-part de ses membres, qui constituent les seules ressources financières susceptibles d'être prêtées par le Fonds. Ses membres les plus fortunés, qui contribuent à l'essentiel de ces ressources, sont de manière compréhensible peu enclins à modifier cette convention. Il est notamment peu probable que le Congrès des États-Unis accepte certains changements procéduraux qui exposeraient les contributions américaines à un risque. De même, une approbation du Congrès serait nécessaire pour augmenter substantiellement l'émission de DTS, une possibilité que les Républicains dénonceraient instinctivement comme un gaspillage d'argent durement gagné par le contribuable américain, au profit d'étrangers. Plus radical et plus irréaliste encore serait un accord autorisant le FMI à émettre de nouveaux DTS unilatéralement lors d'une crise, ce qui rappellerait les injections de liquidités et swaps de devises en dollars effectués par la Fed en 2008, puis à nouveau au début de la crise du COVID-19. Si la Fed est aussi dotée, c'est parce qu'elle doit rendre des comptes au Congrès, et qu'elle est par conséquent tenue d'user de sa capacité de manière politiquement acceptable. Par opposition, aucun gouvernement mondial n'exige de comptes du FMI, ce qui rend les autorités nationales peu enclines à lui conférer des pouvoirs d'urgence plus étendus. Quant à l'euro et au renminbi, aucun ne jouit de la puissance d'attraction du dollar. La zone euro manque d'un Trésor européen, qui complèterait la Banque centrale européenne. Il existe par ailleurs une pénurie de titres du Trésor notés AAA et libellés en euros, susceptibles d'être conservés en réserves par les banques centrales. De son côté, la Chine maintient des contrôles sur les capitaux, lesquels limitent l'accès étranger aux actifs financiers chinois, ce qui réduit l'utilité de sa monnaie pour les transactions financières transfrontalières. Les banques centrales et gouvernements qui parviennent à accéder au renminbi hésitent eux-mêmes à le conserver et à l'utiliser, craignant des changements inattendus dans les règles du jeu. Chacun semble souhaiter une réforme, mais aucun consensus ne se dégage quant au contenu de celle-ci. La réalité de 1971 décrite par Garten - l'existence de profonds désaccords autour de la structure à conférer au système monétaire international - est encore celle d'aujourd'hui. Tant qu'elle ne changera pas, le non-système demeurera. Jeffrey E. Garten, Three Days at Camp David: How a Secret Meeting in 1971 Transformed the Global Economy (HarperCollins, 2021). José Antonio Ocampo, Resetting the International Monetary (Non)System (Oxford University Press, 2017). Traduit de l'anglais par Martin Morel *Professeur d'économie à l'Université de Californie de Berkeley. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels The Populist Temptation: Economic Grievance and Political Reaction in the Modern Era. |