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Le débat sur la
place de la langue arabe et de la langue française en Algérie a toujours été un
débat investi d'une charge émotionnelle et identitaire électrique.
C'est ce qui empêche de poser les bonnes questions et rend le débat souvent stérile. Ce débat est revenu avec l'annonce du nouveau ministre de l'Education de son intention de consolider l'usage de la langue anglaise à l'université, à la place de la langue française. La vieille polémique entre arabisants et francisants refait surface et l'on note déjà des termes incendiaires. Les uns réduisent les défenseurs de la langue arabe à des « islamistes », et les autres réduisent les francophones à « hizb frança ». Et on se demande déjà si ce n'est pas une autre façon de créer de la division à un moment crucial de l'histoire de notre pays. Donner l'avantage à l'anglais est une bonne chose. C'est un tort que de réduire ce souhait à une manœuvre « islamiste » comme le font certains. Nombreux chercheurs algériens ont exprimé leur désir de se tourner vers la communauté scientifique anglophone, largement plus foisonnante et universelle. Il est de nos jours impossible pour qui que ce soit de dire qu'il est spécialiste éminent ou grand chercheur, dans quelque domaine qu'il soit, sans être au courant de ce qui se publie dans le monde en anglais. Cependant, le problème avec la mesure prise par le ministère n'est pas en elle-même, elle est dans ses motivations. On n'introduit pas une langue étrangère juste pour évincer une autre jugée détestable pour des raisons historiques. C'est la raison qui doit prévaloir dans ces débats et non pas les passions, et le raisonnable veut que nous choisissions ce qui nous arrange, et ce qui nous arrange doit aussi rester dans la mesure du possible. Le français, contrairement à ce qui est parfois affirmé, nous a toujours été utile. Tout d'abord, il existe une forte tradition démocratique francophone en Algérie qui commence avec le FLN historique. Les leaders du mouvement national ont puisé leurs idées dans des traditions politiques occidentales, communisme et socialisme notamment. Et c'est le fait d'avoir puisé dans cet Occident hégémonique qui leur a permis de lui résister. Et puis, l'élite algérienne (médecins, architectes, ingénieurs, journalistes, etc.) reste majoritairement francophone. Il est donc ridicule de vouloir combattre soi-même. En plus, la France a été, jusqu'à l'année dernière, la première destination des étudiants algériens et cela pour une raison simple : les études en France ont été jusque-là relativement abordables. Le montant nécessaire pour une année entière en France pour un étudiant algérien, incluant le gîte et le couvert, ne couvrira pas les frais d'un seul semestre dans une université anglo-saxonne. Dans ce cas, on peut s'interroger si la mesure du ministère va s'accompagner d'une mise en place de bourses pour nos étudiants afin qu'ils partent étudier dans des universités anglo-saxonnes ? Voici une bonne question. C'est là une mesure qui n'a pas été prise avec les frais relativement inférieurs des universités françaises, va-t-on le faire maintenant alors que ces frais sont désormais multipliés par dix ou vingt ? En ce qui concerne la langue arabe et la politique d'arabisation, il est important de rappeler que, dans la conception des chefs politiques qui avaient lancé le processus d'arabisation, la langue française devait avoir « une place largement confortable même dans un système d'éducation et de formation complètement arabisé »1, selon les mots de Abdelhamid Mehri. Il précisait aussi que le devenir de la langue française dépendait également de la coopération française. Malheureusement, l'arabisation a été un échec et le rôle de la France dans la coopération n'a pas été exemplaire. Les raisons de l'échec de la politique d'arabisation ne sont pas à chercher très loin, elles se trouvent dans la politique elle-même. On a d'abord imposé la langue arabe au lieu de la faire aimer. Son introduction ne s'est accompagnée d'aucune préoccupation pédagogique ou valorisation profonde. C'est dans les disciplines techniques et scientifiques que l'arabe a eu naturellement du mal à s'implanter. Derrière l'agitation sur la langue arabe, il y avait l'idée naïve selon laquelle il suffit de traduire le savoir pour le posséder. Le fait de se tourner aujourd'hui vers l'anglais est, en un sens, une façon d'avouer que c'était là un vœu pieux. C'est en possédant le savoir qu'on l'écrira à notre manière et non pas l'inverse. Et ceci peut prendre parfois des siècles. Il existe toutefois des raisons extérieures à cet échec. Le projet d'arabisation lancé après l'indépendance n'était pas une mince affaire, et les chefs du FLN ne l'ignoraient pas. C'est pourquoi l'effort immense d'arabisation devait, selon Abdelhamid Mehri, « s'harmoniser avec les travaux parallèles des autres pays arabes où un travail considérable a été déjà réalisé»2. C'était pour eux une façon de se libérer complètement du joug colonial. Malheureusement, les régimes arabes ont misé sur tout sauf sur la démocratie. Ils ont donc tous échoués, et ce qui ressemblait à l'amorce d'une renaissance arabe au XIXe siècle s'est vu, peu à peu, remplacé par une contre-révolution islamiste orchestrée par les pays du Golfe avec l'aval de l'Occident. Mais la France n'a-t-elle pas une part de responsabilité dans ce grognement contre sa propre langue ? La coopération dont parle Mehri a été jusque-là infiniment modeste. Si les Algériens veulent de plus en plus se tourner vers l'anglais aux dépens du français, c'est aussi parce qu'on a interdit aux étudiants algériens de poursuivre leurs études en France en augmentant significativement les frais d'inscription l'année dernière, et cela dans l'espoir d'attirer des étudiants des pays riches (pays du Golfe, Chine, etc.), raflés par les universités anglo-saxonnes. Les Algériens ont aussi ras le bol d'une scène intellectuelle française profondément hostile à tout ce qui a trait à l'arabe et à l'islam. Ils savent aussi que les intellectuels et écrivains algériens promus ces dernières années en France sont choisis minutieusement pour adosser les bêtises de leur intelligentsia. La méconnaissance et le désintérêt envers tout ce qui est en lien avec le Maghreb sont sidérants dans ce pays. L'historien français spécialiste de l'Algérie, Benjamin Stora, l'avait souligné. Les intellectuels français, y compris quelqu'un comme Jean-Paul Sartre par exemple, encore apprécié en Algérie pour sa position anticoloniale, ont toujours fait montre d'une absence élémentaire de sympathie à l'égard de tout ce qui est en lien avec la culture et l'histoire arabo-musulmanes. Cela est peut-être dû aussi au fait que la France reste un pays relativement replié sur lui-même. Les traductions des livres importants, dans nombreux domaines, se font très en retard et parfois jamais. Le fait de se tourner vers le monde anglo-saxon nous serait probablement plus bénéfique, leur élite est beaucoup plus universelle et beaucoup plus respectueuse des principes de liberté d'expression. Cependant, le vrai problème de l'Algérie pour le moment n'est pas celui de la langue, mais celui du savoir et de sa distribution. Les librairies sont quasi inexistantes en dehors du centre d'Alger et même les revues ou les bandes dessinées, par exemple, ne sont pas distribuées, plusieurs bureaux de tabac s'en plaignent. Pourtant, il existe une demande. Le sabotage de la culture et de la distribution du savoir, dans quelque langue que ce soit, n'ont pas été l'œuvre de la France, ils ont été l'œuvre du gouvernement algérien à coup de censure et par une absence de politique culturelle pérenne. On se trompe d'ennemi quand on désigne la langue française du doigt. Faut-il rappeler, comme l'a fait Mehri, que l'apprentissage de la langue arabe était rendu « obligatoire pour tous les élèves sans distinction », en Algérie en 1961, par Charles de Gaulle ? En fin de compte, le complexe du colonisé se trouve également du côté de celui qui rejette tout sur l'ancien colonisateur. C'est à l'élite arabophone qu'incombe le devoir de « développer, d'enrichir, de faire œuvre d'inventivité et d'adapter notre arabe à nos besoins actuels, en se l'appropriant »3, comme l'écrit Soufiane Djilali. C'est en particulier le rôle des écrivains de faire évoluer la langue arabe, de la réconcilier avec l'arabe populaire (daridja), de traduire les grandes œuvres vers cette langue, y compris les œuvres algériennes de langue française. Dans son livre Les Croisades vues par les Arabes, Amin Maalouf rappelle que le refus de s'ouvrir aux idées venues d'Occident a fini par coûter cher aux musulmans. « Pour l'envahisseur », écrit-il, « apprendre la langue du peuple conquis est une habileté; pour ce dernier, apprendre la langue du conquérant est une compromission, voire une trahison. De fait, les Franj ont été nombreux à apprendre l'arabe alors que les habitants du pays, à l'exception de quelques chrétiens, sont demeurés imperméables aux langues des Occidentaux ». L'époque est différente, et pourtant les réactions humaines demeurent identiques. A nous d'apprendre des erreurs du passé et poser enfin les bonnes questions. *Professeur de langue anglaise Notes 1- Abdelhamid Mehri, «La langue arabe reprend sa place», Le Monde Diplomatique 1972. 2- Ibid. 3- Djilali Soufiane,Choc de la Modernité: crise des valeurs et des croyances, Editions Jil Jadid, 2017, p.109. |