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Nous avons tous
rêvé en compagnie d'œuvres marquantes du passé littéraire de pays donnés, mais
les grands textes, les œuvres immenses de poètes et écrivains aimés resteront
toujours autant d'ouvertures ou, mieux encore, des révélations de notre univers
intérieur lequel, en s'épanouissant, va inéluctablement aboutir en désir et en
acte d'écrire. Et, corrélativement, la quête de soi, la quête de notre moi
profond qui nous est révélé à la lecture des œuvres sublimes (qui sont la
source inépuisable des nourritures spirituelles qu'engendre toute poésie pure,
pour ne pas dire absolue), il faut l'écrire pour que ce moi inlassablement
recherché puisse exister.
Témoigner de cette existence du moi profond nous mènerait tout droit à cette supposition (plus ou moins hasardeuse, mais inévitable) qui est de dire que la poésie pourrait jaillir de cet amalgame alchimique qui mêle, dans l'esprit d'un prétendant à l'écriture, souvenirs, rêves et visions propres à l'enfance et l'adolescence, et évoluant dans le temps, selon les lois de reconstruction et de déchiffrement de la vie intérieure propre à chaque auteur, vers cette « autre » réalité mystérieuse et cachée, celle émanant du songe et de ses demeures, et les nourritures spirituelles dont on s'est (longtemps ?) abreuvés au contact des grandes œuvres poétiques. La lecture de Mallarmé (voie ô combien périlleuse, mais qui cependant reste une aventure qui pourrait tenter plus d'un poète qui obscurément se cherche et hésite encore à exprimer ce qui accapare profondément son âme, plus que son cœur, ce qui le tourmente et ne cesse de le faire douloureusement, cruellement?) m'a conduit après plusieurs essais infructueux et désespérants à risquer enfin un poème, qui apparaitrait, à première vue, quelque peu ésotérique pour certains, obscur et amphigourique pour d'autres, sibyllin et prétendument inspiré pour d'autres encore. Mais les dés étant jetés, je prends donc le risque de l'écrire : Ce noir étincelant Ce noir de lumière, ce noir étincelant, ce noir de laque Ce n'est point un coin de ciel d'une nuit sans lune Ce n'est point l'obscurité totale d'un gouffre sans fond Ce déclaré noir intérieur, c'est le noir impensable de l'être C'est le Tout noir étincelant, cet Autre double du mystère Et qu'il faudra bien un jour déchiffrer et enfin connaître Ce noir pur, son jumeau de lumière un jour viendra Pour le délivrer de ces profondeurs condamnées au silence Sans le ? jeu' à l'inquiétude Ô combien intense Qui dans un ultime élan de l'âme enfin s'éclairera En double apollinien à la voix privilégiée et au chiffre attendu Pour parler divinement de la relation orphique à la clé perdue A des heures beaucoup moins tourmentées, beaucoup moins pénibles, mais résultant d'un ensemble d'instants élastiques et, dirais-je, hors du temps, le moi est particulièrement rêveur après certaines lectures des plus sublimes, abordées pêle-mêle mais dans un agréable désordre, d'un Léon-Paul Fargue, d'un Valery Larbaud ou encore d'un Francis Carco (quoi qu'en aient pu dire, à propos de ce dernier , les critiques englués dans leur académisme d'un autre âge, il a de très beaux textes sur le Paris bohême d'il y a un siècle), tous les trois étant nostalgiques d'un Paris à jamais disparu, et plus particulièrement pour l'infatigable poète-voyageur qu'est Valery Larbaud, qui à une grande tendresse pour le Paris d'autrefois, ces étés du Nord « tièdes et brumeux », ou bien encore, à la saison des frimas, cette plage encore fréquentée malgré la saison, où « tout bruit, toute voix sont absorbés par l'infini de voiles et de gazes, par l'immense gris lumineux » de la mer du Nord, à Marienlyst (« Plaisir de Marie », traduite poétiquement), précisément au Danemark où « toute la vie du monde se tisse et se déroule dans le solennel silence des jours sans nom de la mer ». (« La Paix et le Salut », Paris S.I.n.d, 1941. Texte qui devrait former l'épilogue d' « Enfantines », N.R.F, Paris, 1918. Voir Bernard Delvaille « Valery Larbaud », Seghers, 1963, p.31) C'est ainsi que tout le long de ces interminables après-midi oiseuses des journées torrides du mois d'août, où rien ne saurait détourner mon attention du livre qui m'absorbe tant, je me surprends à rédiger, un peu exalté, un peu fébrile, le poème qui suit : Une coquette matineuse Une coquette matineuse qui s'en allait D'un pas lent et lourd à travers les petites allées Toujours aussi sombres d'un quartier « bis et terreux » Buta sur le pavé du destin qui sourit aux impécunieux Et tomba de tout son poids aux pieds d'un gros bras qui chantait Ah ! quelle misère de nous autres se disait-il ! La fluette hétaïre encore sonnée ouvrit à peine les yeux Mais voilà que cet autre matinal qui n'a rien d'obséquieux La souleva et délicatement épousseta le haut de la robe et les cheveux Alors, petit dame ça va, vous ne vous êtes pas fait trop de mal ? Je crois que cela va mieux, merci monsieur, merci mille fois Oh de rien petit dame, toujours prêt à votre service Encore un peu groggy, elle le fixa un instant et lui sourit Puis lui demanda son nom et lui dit Monsieur soyez gentil accompagnez moi Il accepta de bonne grâce et l'accompagna Dans la direction qu'elle lui désigna Ainsi commença une grande amitié entre la jeune efflanquée Et le gros bras qui chantait Au cœur de l'écriture la plus recherchée, la plus magiquement poétique, il y a le casse-tête de l'inspiration qu'il faut, à tout prix, essayer de comprendre. Quel mot gonflé de sens et en même temps très vague ! Etre inspiré pourrait signifier que le poète a une espèce de visitation brusque, impromptue, lumineuse sur quelque chose qui aurait depuis longtemps préoccupé son esprit, et qui soudainement lui est révélé dans toute sa vérité ou sa splendeur, sous une lumière rarement envisagée ou soupçonnée, étonnante quant à une relation insolite, impensable pour le sens commun, mais extraordinairement (merveilleusement, quand on la réalise enfin) en harmonie avec quelque chose d'autre. Mais cette illumination est fatalement de courte durée, et il faut beaucoup de travail, beaucoup de patience, beaucoup d'énergie pour que le poète, ou l'artiste en général, puisse réaliser ou achever l'œuvre dont la source, ou l'étincelle est ce moment privilégié (miraculeux même) qui en un éclair lui aurait révélé le chemin à suivre (la relation orphique dans le langage des poètes initiés) pour la réalisation de l'œuvre. Valery avait déjà, il y a près de cent ans, entrevu cela, magistralement, dans nombre de ses écrits sur l'art poétique (voir «Calepin d'un poète», les volumes de «Variété», «Tel Quel», publiés entre 1924 et 1938) Dans le journal de «A, O. Barnabooth» (Gallimard, 1948), Valery Larbaud disait ceci : « Il y a des livres qu'il faut non seulement avoir lu, mais connaître. Un petit nombre de petits livres qui dépassent toute mode et toute époque, et qui suffiraient à supporter ou à restaurer une civilisation tout entière. Je ne parle pas de la doctrine qu'ils contiennent, mais de l'âme qui réside en eux » (p.309) Combien ce grand poète-voyageur (et excellent traducteur de chefs-d'œuvre de la littérature anglaise, espagnole, italienne) dit vrai ! C'est tellement vrai pour moi que je ne puis m'empêcher de citer ces lignes chaque fois que j'aurais à parler de l'importance de la lecture, de certains auteurs à la stature universelle, et à ce besoin immense de les fréquenter régulièrement pour se ressourcer et prendre appétit non seulement à la lecture mais aussi et surtout à l'écriture, à la création artistique dans toutes ses dimensions et diversités. Que veulent dire encore ces livres dans cet enfer contemporain informatisé, algorithmique, modélisable et voué tout entier à la numérisation ou digitalisation, projetant déjà le spectre du transhumanisme, un idéal enthousiasmant pour certains (accros de l'utopie googelienne) et effrayant pour d'autres ? L'avenir nous le dira un jour. Pour l'heure, continuons à rêver, avec Valery Larbaud, à ce ?petit nombre de petits livres' dont l'âme quintessenciée touche à plusieurs cultures, et pour cette raison même continuent encore à nous ravir. Dans ce nombre restreint de livres à la dimension universelle, l'œuvre de Marcel Proust a tout naturellement sa place. Peu importe ces longues phrases qui s'allongent indéfiniment, avec leurs multiples clauses qui déroutent même les lecteurs les plus attentifs de l'œuvre proustienne, elles sont à l'image des touches de couleurs, d'ombres de lumière et de reflets qu'un peintre impressionniste ne cesse de travailler et de peaufiner à l'infini pour produire enfin ces grands ciels bleus abondamment ouatés de blanc et de gris imperceptible qui se confondent avec le bleu de la mer, et miraculeusement aboutir à ces transparentes, fascinantes ?magies liquides et aériennes' comme l'aurait dit Baudelaire (chez un Eugène Boudin, par exemple, précurseur des Monet et des Sisley) ; les phrases de Proust épousent très exactement les méandres multiples et inattendus (extrêmement révélateurs d'un monde jusqu'alors inconnu) de la mémoire involontaire, la chose essentielle étant de revivre la sensation, aussi intense qu'au premier jour, et toute l'immense joie qu'elle procure dans la minute affranchie de l'ordre du temps, dès lors qu'elle (la sensation) nous mène (dirais-je magiquement) à vivre ce moment particulier hors du Temps ! En allant plus loin dans la comparaison, la phrase de Proust est pour Jean Milly (grand exégète contemporain, avec Jean-Yves Tadié, de l'œuvre de Proust), à la fois celle d' « un poète, un peintre, un architecte, un musicien, un chorégraphe » (Introduction à ?Du côté de chez Swann', G.F Flammarion, 1987, p.30) Dans ?A la recherche du temps perdu', le narrateur qui fait dérouler devant nous toute une vie passée, accomplie, et en même temps l'histoire d'une conscience et d'une vocation, s'aperçoit à la fin du récit, dans cette fameuse matinée chez la princesse de Guermantes, que cette expérience vaut la matière d'un livre, un seul livre unique qu'il va tenter d'écrire. Un jour de grand vent, il y a longtemps de cela, je suis tombé par un hasard extraordinaire sur un des tout premiers exemplaires de «A l'ombre des jeunes filles en fleurs» dans une librairie qui, après plusieurs années d'apparente prospérité à Constantine, connut un triste sort et finit par devenir? une quincaillerie! Ainsi se font et se défont les destins de toutes choses en cette partie du monde. C'était une édition reliée, avec dorure aux ors fins, de 1919 (il y a exactement un siècle), parue quelques mois avant l'obtention du Prix Goncourt pour ce deuxième livre de la Recherche, retardé par la Guerre de 14-18, et qui valut enfin la reconnaissance à Proust comme un grand écrivain du XXe siècle. Dans la deuxième page de garde figurait le nom du relieur, un certain Lucien Vitiello, rue du 26ème de ligne, à Constantine. Au verso de la même page était annoncé «A la recherche du temps perdu» en cinq volumes. Outre «Du côté de chez Swann» et «A l'ombre des jeunes filles en fleurs», la librairie Gallimard (qui comprend les éditions de la Nouvelle Revue Française) domiciliée encore rue Madame, à Paris, signalait trois autres volumes sous presse «Le côté de Guermantes», «Sodome et Gomorrhe» I et Il; «Le Temps retrouvé» («La Prisonnière» et «Albertine disparue» ne figuraient pas encore dans la conception générale de la Recherche). Ce n'était que beaucoup plus tard que je réalisai enfin que j'avais en main un exemplaire très rare de l'œuvre de Proust. Et quand il s'agissait de relire les passages des «Jeunes filles» que j'aimais particulièrement, c'était dans cet exemplaire que je le faisais - parce qu'étant du vivant de l'auteur, et que Proust aurait certainement vu ce deuxième volume de la Recherche, tout auréolé du récent Prix Goncourt, exposé dans les vitrines des libraires parisiens - beaucoup plus que dans les récentes éditions de poche, même pourvues, ce qui est souvent le cas, d'un important appareil critique. Combien j'aurais rêvé avoir cette puissance, cette force, cette extraordinaire perception de Proust, quand il s'agissait de décrire, de recréer tout un monde avec son grotesque, ses nuances, son esthétisme et son amateurisme en art, son comique moliéresque, son imagination, sa sensibilité, sa conversation, sa cruauté... ! Les interminables mouvements sinueux de la phrase proustienne épousent, parfois avec un rare bonheur, les gestes et les mouvements de personnes se déplaçant au pas lent et saccadé dans un décor de plage, ou le long d'une digue, dans une extraordinaire débauche de lumière et d'ombre où les formes des êtres et des choses auraient été mêlées, dans une notation d'infinis détails subtilement orchestrés, comme dans un tableau impressionniste, en arrière plan dans un «poudroiement de soleil et de vagues» pour former un tout indistinct, changeant et mobile. Je me délectais de ce passage dans «A l'ombre des jeunes filles en fleurs» où la petite bande de jeunes filles (qui deviendront plus tard Andrée, Rosemonde, Giselle et Albertine) apparaissait pour la première fois aux yeux du narrateur sur la digue de Balbec, et se laissait emporter par le tourbillon des mouvements de corps, d'éclairs de lumière et de couleurs : « Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient une pensée, mais en trahissaient alors la mobilité par une saccade de gestes, une divagation de regards, aussi peu harmonieuses que la circonspecte titubation de leurs voisins, les fillettes que j'avais aperçues, avec la maîtrise de gestes qui donne un parfait assouplissement de son propre corps et un mépris sincère du reste de l'humanité, venaient droit devant elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement les mouvements qu'elles voulaient, dans une pleine indépendance de chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes valseuses. Elles n'étaient plus loin de moi. Quoique chacune fut un type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la beauté; mais à vrai dire, je les voyais depuis si peu d'instants sans oser les regarder fixement que je n'avais encore individualisé aucune d'elles. Sauf une, que son nez droit, sa peau brune mettait en contraste au milieu des autres comme dans quelque tableau de la Renaissance, un roi Mage de type arabe, elles ne m'étaient connues, l'une que par une paire d'yeux durs, butés et rieurs ; une autre que par des joues où le rose avait cette teinte cuivrée qui évoque l'idée de géranium ; et même ces traits je n'avais encore indissolublement attaché aucun d'entre eux à l'une des jeunes filles plutôt qu'à l'autre et quand (selon l'ordre dans lequel se déroulait cet ensemble merveilleux parce qu'y voisinaient les aspects les plus différents, que toutes gammes de couleurs y étaient rapprochées, mais qui était confus comme une musique où je n'aurais pas su isoler et reconnaître au moment de leur passage les phrases, distinguées mais oubliées aussitôt après), je voyais émerger un ovale blanc, des yeux noirs, des yeux verts, je ne savais pas si c'était les mêmes qui m'avaient déjà apporté du charme tout à l'heure, je ne pouvais pas les rapporter à telle jeune fille que j'eusse séparée des autres et reconnues. Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que j'établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d'une beauté fluide, collective et mobile ». Et plus loin : «Telles que si du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule environnante était composée des êtres d'une autre race et dont la souffrance même n'eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité, elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à s'écarter ainsi que sur le passage d'une machine qui eût été lâchée et dont il ne fallait pas attendre qu'elle évitât les piétons, et se contentaient tout au plus si quelque vieux monsieur dont elles n'admettaient pas l'existence et dont elles repoussaient le contact s'était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, mais précipités et visibles, de se regarder entre elles en riant ».( pp.83-85) Finalement, à travers cette immense symphonie (qui est bien achevée celle-là) c'est toute une aventure intérieure que nous livre Proust, avec sa poésie des noms, des lieux, des personnages. La conclusion du texte retourne indubitablement, inévitablement, au début de cette élucubration poétique, et ne pourrait l'être autrement eu égard aux tentatives désespérées d'écrire des poèmes en s'inspirant d'une noble lignée de poètes universellement connus. Tous ces poètes de tous les temps, de tous les pays, de toutes les cultures, tous ces écrivains à la dimension universelle sont à la recherche d'une seule Vérité. La vérité, l'unique Vérité sort par la bouche des enfants. Et l'être le plus proche de l'enfant, c'est le poète qui doit savoir interpréter le langage propre à cette « autre » réalité directement accessible à l'esprit de l'enfance, et la magnifier dans le sens d'une révélation (qui est une manière d'épiphanie) de cette Atlantide intérieure, porte ultime donnant accès au mystère de la vie véritable, ou cette patrie perdue de tous les poètes, éternellement désirée. *Universitaire et écrivain |