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Depuis quelques
années, beaucoup a été dit et écrit sur le phénomène de la violence en milieu
scolaire et universitaire. Mais, par ce mot-concept de «violence» auquel on
accorde volontiers un sens péjoratif, on désigne généralement les comportements
déviants, ou défiants, des écoliers et des étudiants envers leurs enseignants
et leurs professeurs, ainsi que les manifestations physiques de cette violence,
qui peuvent s'exprimer sur un large éventail de gestes condamnables allant de
l'écart verbal, à l'insolence, à l'insulte, à la dégradation, à l'agression, et
jusqu'au meurtre gratuit.
Bien sûr, cette violence est condamnable à son niveau comportemental, mais la facilité et la rapidité avec laquelle on la condamne tout en la confinant dans le comportemental, témoigne en réalité du refus (conscient ou refoulé) de procéder à l'analyse et à l'identification des facteurs structurels endogènes générateurs de violence, sans doute parce que cette démarche nous mettrait tous, autant que nous sommes, devant nos responsabilités quant à l'échec patent d'un projet éducatif qui a été voulu et mis en place depuis l'indépendance du pays, et dont les protagonistes tiennent toujours les rênes du pouvoir à certains moments, et l'antichambre du pouvoir à d'autres moments. On s'accorde généralement à attribuer les causes de la violence scolaire et universitaire à des facteurs divers d'ordre exogène, liés par exemple aux difficultés sociales, au tempérament individuel des écoliers et des étudiants, à la mauvaise éducation, à la démission de la famille algérienne, aux mauvaises fréquentations de rue, à la drogue, à la délinquance, et à bien d'autres facteurs qui concourent tous à cristalliser dans nos têtes cette idée (ô combien fausse!) que la genèse, et donc la solution au problème de la violence, se trouve hors de l'Ecole et hors du système éducatif. On se fait ainsi, à moindre frais, l'économie d'une remise en cause des paradigmes actuels du système éducatif algérien, de ses méthodes pédagogiques et de ses contenus didactiques, de ses modes de fonctionnement, de son contrôle idéologique et politique. On renvoie donc, explicitement, le traitement de cette violence en milieu scolaire à des institutions extérieures au système éducatif: à la justice, à la police, à la famille, à la mosquée, aux associations. C'est-à-dire autant d'institutions qui ne sont pas directement responsables de la genèse de la violence, et qui ne peuvent donc traiter que les aspects symptomatiques de cette violence, sans toucher aux causes profondes et aux facteurs structurels générateurs. Or, sans un traitement causal du problème de la violence, nous ne sortirons jamais du cercle vicieux de sa reproduction et de son amplification à d'autres espaces et à d'autres strates sociales. Tant que les causes persistent, les effets s'amplifient, et nous devrons, au fur et à mesure du pourrissement social et sociétal, traiter, en sus de la violence scolaire, la violence familiale, la violence au travail, la violence des rues, la violence dans les administrations et les entreprises, la violence dans les mosquées, la violence politique, la violence ambiante qui va chapeauter toute la société. En réalité, il nous faut comprendre que ce phénomène de la violence comportementale n'est pas un «accident», il ne nous tombe pas brusquement du ciel sur la tête, mais au contraire, il est le produit et le résultat d'un long processus de mûrissement et de pourrissement qui tire ses origines du mode de gouvernance et des choix sociétaux en matière d'orientation idéologique et politique. En définitive, ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Pour faire bref et clair, le phénomène de la violence est indissociable des modèles de gouvernance antisociaux qui tendent à régir les sociétés humaines en les privant de liberté, de libre-pensée et de démocratie, quelle que soit la nature de ces modèles. Qu'ils soient dictatoriaux, totalitaires ou théocratiques, la violence leur est intrinsèque et nécessaire. Elle est légitimée et intégrée dans les structures et les institutions. La violence est le pendant naturel du manque de liberté, c'est l'épouvantail qu'on agite devant les aspirations populaires. Il s'agit alors d'une violence structurelle, en d'autres termes, c'est la deuxième partie, immergée celle-là, de l'iceberg. Bien sûr, le champ d'expression de la violence structurelle est tout aussi vaste que profond et complexe. Il faudrait des cohortes de sociologues, de psychologues, d'experts de toutes disciplines pour le cerner. Pour l'instant, ces spécialistes dorment sur leurs lauriers, estimant sans doute le sujet trop futile pour être utile, ou n'ayant tout simplement pas le courage de développer un contre-discours scientifique à opposer au discours institutionnel bêtifiant et anesthésiant de nos gouvernants. Je me limiterai pour ma part à traiter de la violence structurelle du système éducatif algérien, qui représente la mère de toutes les violences, parce que tout commence dans l'Ecole. La culture de la violence est instillée dans le système éducatif algérien, elle en fait partie intégrante, c'est même la colonne vertébrale du système à partir de laquelle s'articulent les contenus, les méthodes pédagogiques, les modes de fonctionnement et d'organisation, et le contrôle idéologique et politique des esprits. C'est la violence de l'Etat-Pouvoir à l'encontre du citoyen. Lorsque l'éducation du peuple et de ses enfants a été pensée et canalisée, dès le départ en 1962, comme support et principal instrument de conditionnement et de formatage des sujets algériens (car c'est comme ça qu'il faut les appeler, des sujets et non des citoyens) aux idéologies du «socialisme spécifique», du «nationalisme populiste», de «l'islamisme obscurantiste», c'est pour expurger de l'esprit algérien toutes velléités de liberté, de libre-pensée, d'autonomie, de sens critique, d'affirmation de soi, de rationalisme, et de bien d'autres qualités qui font justement le citoyen. La violence structurelle des contenus d'enseignement Au départ, fut l'importation de trois idéologies exogènes, le socialisme, le nationalisme (à ne pas confondre avec le patriotisme) et l'islamisme. Il fallait en faire bien sûr une «salade» algérienne, l'assaisonner d'éléments historico-identitaires biaisés et tronqués, et la servir au peuple algérien à travers son Ecole. Bien sûr, l'implantation de cette «salade» va nécessiter d'expulser du modèle culturel ancestral algérien, ainsi que des contenus scolaires, tout ce qui fait son identité séculaire et son authenticité. C'est la première violence qu'on a exercée envers ce peuple. La dimension amazighe a été niée, effacée, au profit d'un modèle culturel et identitaire arabo-islamiste exogène, intensément enseigné à l'Ecole. La deuxième violence du système éducatif algérien à l'encontre du peuple est la politique de «réclusion» et de repli sur soi, et le rejet forcené de l'universalisme et de l'ouverture sur le monde, jugés incompatibles avec le modèle arabo-islamiste. La science universelle est niée et rejetée, les cultures non-islamiques sont non seulement ignorées, mais insultées et apostasiées. Les matières techniques et scientifiques sont amputées de tout ce qui est jugé «anti-islamiste» et fortement encadrées d'apports mythiques et mystiques pour les subordonner à l'idéologie. La dimension artistique elle-même n'a pas échappé à la censure du modèle arabo-islamiste. On a apostasié l'art et asséché l'Ecole de tout ce qui est artistique: pas de chant, pas de musique, pas de danse, pas de théâtre, pas de dessin, pas de peinture, pas de photographie, pas de sculpture. De fait, les contenus scolaires algériens ont donc exercé leur violence structurelle sur des générations d'Algériens, en en faisant des sujets soumis, incultes et fanatiques du modèle arabo-islamiste stérile, en les privant de leur identité séculaire et ancestrale amazighe, en leur refusant les attributs de leur citoyenneté que sont la liberté, la libre-pensée et le sens critique, et en en faisant des handicapés là où il aurait fallu les préparer au progrès, à la modernité, à la compétition et à l'insertion dans la marche de l'humanité. La violence structurelle des méthodes pédagogiques Parce que l'enseignement dans le système éducatif algérien s'apparente au lavage de cerveau, et même au gavage idéologico-religieux plutôt qu'à l'apport scientifique et civique, les méthodes pédagogiques s'apparentent à celles du système carcéral. L'unique méthode en œuvre dans l'école, du primaire au lycée, est celle de la méthode transmissive et dirigiste, qui a très largement prouvé son inefficacité, voire son effet pathologique, devant d'autres méthodes que sont le socioconstructivisme, le constructivisme, le behaviorisme. Les valeurs comportementales demandées sont la discipline, l'ordre, l'obéissance. Les méthodes d'apprentissage pratiquées sont l'assimilation, la récitation, la restitution fidèle. Les méthodes d'émulation et d'incitation sont la menace, la contrainte, le chantage, le châtiment. Les méthodes d'évaluation en pratique sont l'examination et la sanction. Je répète: discipline, ordre, obéissance, assimilation, récitation, restitution, menace, contrainte, chantage, châtiment, examination, sanction. Qui dit mieux? Peut-on trouver plus ou meilleure violence que celle contenue dans ces attributs ignobles, qui se veulent pédagogiques, et avec lesquels l'écolier algérien compose, tous les jours, depuis plus de 50 ans? Sous d'autres cieux, et d'autres modèles éducatifs respectueux des êtres humains, les écoliers évoluent dans des valeurs qu'on appelle estime de soi, empathie, respect de l'autre, écoute, communication, coopération, créativité, anticipation, initiative, décision. Ce sont les valeurs des gagnants, ceux qui font avancer l'humanité. La violence structurelle des pratiques pédagogiques A commencer par la classe algérienne. Les écoliers algériens dans leur classe ressemblent aux vaches laitières dans leur étable. Assis en rangées, alignés les uns derrière les autres, les filles d'un côté, les garçons de l'autre. 6 à 7 heures par jour dans la position du Bouddha, à ingurgiter des cours proférés par des enseignants, le plus souvent enclins à la colère, à la contrainte, ou même à la violence pour maintenir un minimum d'ordre. Les classes algériennes ont cette curieuse particularité d'avoir leurs murs complètement couverts de sourates, de hadiths et autres sentences religieuses plus ou moins douteuses, qu'on ne voit pas même en Arabie Saoudite. Par contre, aucun portrait de scientifique célèbre comme Pasteur, Ibn Sina, ou Fleming, aucune citation scientifique célèbre qui inciterait à l'élévation de la pensée, aucune image d'ADN, ou de cellule végétale, ou de système solaire... Sommes-nous encore dans des classes d'écoles ou des annexes de mosquées? Et voilà encore cette autre violence qu'on inflige à nos classes et à nos espaces scolaires, de les dépouiller de leur vocation scientifique et civique, pour en faire quasiment des lieux de culte! Quant au corps enseignant du système éducatif algérien, certainement la plus grande force socioprofessionnelle du pays, avec plus de 460.000 enseignants, qui tiennent en mains l'avenir de nos enfants et de notre pays, qui vivent en première ligne les heurs et les malheurs de notre Ecole, où sont-ils? 460.000 enseignants, tous sans exception, incapables de penser leur Ecole, de parler de ses problèmes, de diagnostiquer et d'analyser de l'intérieur leur système éducatif, de proposer des solutions, d'émettre des avis. 460.000 enseignants et pas un article de presse, pas un rapport, pas une étude scientifique qui traite de l'Ecole et qui soit signée par un enseignant! Si 460.000 enseignants sont à ce point en déficit intellectuel tel qu'ils sont incapables de penser leur Ecole, comment voulez-vous qu'ils soient capables d'instruire et d'éduquer nos enfants? Je reviens ici à un concept fondamental du «point de non-retour» du système éducatif, que j'avais déjà développé dans un précédent article de presse (1). C'est parce que ces mêmes enseignants, ou du moins leur écrasante majorité, ont eux-mêmes subi les affres, les tares et les déboires de l'Ecole algérienne. Ils ne font donc que reproduire ce qu'ils ont subi, sans état d'âme et sans scrupules, pensant honnêtement qu'ils sont dans la norme. C'est justement là le meilleur produit de l'Ecole algérienne: avoir formé des enseignants incultes, aliénés, acculturés, conditionnés et fanatisés aux idéologies du nationalisme et de l'islamisme, à l'esprit fermé, ignorant et même détestant les sciences, allergiques à la production des idées nouvelles, ayant une conception mécanique de leur métier et la peur de le perdre s'ils prennent la moindre position courageuse, ou expriment la moindre idée novatrice. En cela, les enseignants du système éducatif se posent comme vecteurs et reproducteurs de ces violences structurelles dans leurs institutions, ils les entretiennent et en sont responsables au même titre que les décideurs, même s'ils s'en défendent. Alors quelles solutions contre la violence et quel modèle d'Ecole? Après le constat, on est en droit de se demander, comment faire pour sortir de cette situation? Comment lutter contre cette violence structurelle pour réhabiliter l'Algérien avec lui-même? Eh bien le seul chemin qui mène vers le salut est le changement des paradigmes du système éducatif algérien. Il s'agit de soustraire le système éducatif de l'emprise du Pouvoir pourvoyeur du discours nationaliste populiste, et de l'emprise du religieux pourvoyeur du discours islamiste obscurantiste. Le système éducatif algérien doit devenir une institution républicaine civile, civique, protégée par l'Etat-Nation et la Constitution. L'Ecole doit former au patriotisme et non au nationalisme, elle doit former à la citoyenneté et non à la sujétion, elle doit former à la liberté et non à la soumission, elle doit former à l'authenticité et non aux utopies, elle doit former aux sciences et aux techniques et non aux croyances et aux mythes, elle doit former à l'ouverture sur le monde et à l'universalisme et non à la réclusion et au repli sur soi. Je me rappelle ici d'une maxime qui remonte à Aristote et à la bonne logique de la culture grecque antique: «chacun son métier et les vaches seront bien gardées». Je la traduis de cette manière concernant notre société: A la famille la prime éducation de ses enfants et leur épanouissement. A l'Ecole la formation à la citoyenneté, au sens civique, aux sciences, aux techniques, aux arts. A la mosquée l'entretien et la sauvegarde des croyances, des mythes et des cultes. A l'individu la liberté de ses choix, de sa libre-pensée et l'exercice responsable de sa citoyenneté. Nous entrerons ainsi dans un modèle de société équilibrée, qui aura grandement résolu les ambiguïtés et les amalgames accumulés durant plus de 50 ans d'errance idéologique, de vagabondage culturel et d'auto-flagellation identitaire. Soyons algériens, tout simplement, et la violence disparaîtra de notre société, comme par miracle. (1) Etre parent d'élève en Algérie: entre vaine révolte, instrumentalisation éhontée et démission coupable (Le Quotidien d'Oran du 03/05/2017) * Professeur des universités et parent d'élève, Université de Mostaganem |