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De la banque en Algérie : du Trésor sans guichet au guichet sans Trésor ?

par A. Boumezrag*

«Le téléphone sonna. Le tiroir dans lequel il était rangé faisait caisse de résonnance, la sonnerie, amplifiée par l'écho, la fit sursauter» Agnès Désarthe

D'un point de vue historique et sociologique «le Trésor est une institution qui reflète de très près l'état du pouvoir politique et la situation économique d'un pays. On peut dire que l'exécution des opérations financières de l'Etat joue un rôle déterminant dans l'économie d'un pays. A une exécution saine des opérations financières de l'Etat correspond en général une économie saine quel que soit le niveau ou le type d'organisation. A un pouvoir stable et incontesté correspond en général une situation saine et un système financier solide ; à un pouvoir instable et contesté correspond en général une situation économique de crise, le système financier s'effrite et en même temps se trouve entre les mains de chaque détenteur d'une parcelle du pouvoir». C'est pourquoi depuis les temps les plus reculés, l'un des premiers soucis des castes dirigeantes était d'organiser les finances d'un pays.

Dans leur conquête du pouvoir politique, les dirigeants se sont la plupart du temps efforcés à recueillir l'adhésion des masses populaires pour justifier voire légitimer la place qu'ils occupent. Ils ont très vite compris que le pouvoir politique ne signifiait rien sans le pouvoir financier et ce n'est que par la conquête de ce dernier qu'ils ont pu asseoir leur autorité. Partant «... de la croyance que les hommes qui font la politique économique étaient libres de faire ce qu'ils voulaient...», les dirigeants algériens ont décidé de façonner de manière volontariste l'économie algérienne. La centralisation dès 1971 des sources de financement au double niveau du Trésor et surtout des Banques d'Etat devait permettre un meilleur contrôle de la réalisation du programme d'investissement et d'importation. L'Etat postcolonial est un Etat de commandement comparable à un commandement militaire. Une centralisation conçue comme un instrument d'encadrement d'une gestion étatique financière de plus en plus par la rente pétrolière relayée par le gaz et l'endettement. Cette volonté s'est traduite par l'adoption et la mise en œuvre d'une planification centrale autoritaire.

La centralisation dès 1970-71 des sources de financement au niveau du Trésor et des Banques d'Etat devait permettre une meilleure maîtrise de la réalisation d'un vaste programme d'investissement et d'importation. A ce propos, notent les observateurs, «...le schéma cohérent, dans sa conception et ses articulations est devenu de plus en plus formel, et a été vidé progressivement de son contenu au niveau de sa mise en œuvre réelle des actions de développement dont le résultat pratique a donné lieu à des formes de glissement par rapport aux objectifs d'instauration d'un cadre global par la conduite de la politique de développement...». Dans le processus de légitimation qu'il va mettre en œuvre, le pouvoir va privilégier la construction de l'Etat et le développement de l'économie. L'affirmation du pouvoir issu du 19 juin 1965 s'est dès le départ liée à une industrialisation intensive financée quasi exclusivement par la rente et l'endettement, se concentrant dans le secteur public. La volonté de l'Etat de soumettre à sa logique de domination l'ensemble du corps social a trouvé dans l'existence de la rente et des possibilités d'endettement que procurent éventuellement les réserves en hydrocarbures, le moyen le plus efficace de sa réalisation. La politique de développement a eu pour résultat majeur, la salarisation d'une fraction importante de la population active qui devient intégralement dépendante des revenus distribués par l'Etat.

L'économie de l'Algérie se caractérise par la prédominance d'un important secteur public dans la plupart des secteurs d'activités économiques. La politique salariale a été caractérisée par les interventions de l'Etat qui ont abouti à la mise en place d'un système national de rémunération des salaires. Une politique salariale qui vise une garantie de l'emploi. Elle se caractérise par la volonté des pouvoirs publics d'assurer à chacun un emploi qui ne soit pas soumis aux aléas de l'activité économique. La rupture du contrat de travail par les employeurs publics est une exception qui est soumise à l'accord préalable de l'inspection du travail. Dans l'administration publique, les salaires sont directement déterminés par l'employeur : l'Etat. Par contre, les entreprises publiques, quel que soit le degré d'intervention de l'Etat, bénéficient d'une marge de liberté dans la formation des revenus de leur personnel dans le cadre de la législation et de la réglementation en vigueur. La salarisation dont il est question ici n'a rien à voir avec la salarisation qu'engendre le processus de domination croissante du capital c'est-à-dire un nombre croissant d'individus qui doivent vendre leur force de travail pour subsister.

En Algérie, la salarisation signifie émargement au rôle de la rente, en contrepartie d'une allégeance implicite à la couche sociale qui est au pouvoir. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas d'exploitation de la force de travail. Par-là, on veut dire que la logique dominante n'est pas celle de la production de la plus-value mais une logique rentière c'est-à-dire une logique qui pervertit la première. De plus, c'est la grande masse salariale distribuée par l'Etat à travers ses dépenses d'équipement ou administratives qui procure des bénéfices substantiels au secteur privé. Une partie importante de la rente est par conséquent indirectement transféré au capital privé. Cinquante ans après, l'économie algérienne se caractérise par un lourd déficit budgétaire, une dangereuse dépendance alimentaire, une chute de la productivité du travail, une dépendance accrue à l'égard des revenus pétroliers et surtout un chômage massif.

La construction d'une économie autocentrée à partir des revenus pétroliers semble avoir atteint ses limites. Derrière les proclamations et les programmes un certain nombre de phénomènes négatifs ont vu le jour. Il s'agit de la constitution rapide d'une bourgeoisie bureaucratique plus ou moins corrompue sabotant dans la pratique ce qu'elle prétend mettre en œuvre dans son discours ; la gabegie économique due à l'inexpérience d'abord et ensuite à la lourde machine inefficace mise en place par l'Etat ; la perte de l'enthousiasme des premières années de l'indépendance et les inquiétudes suscitées par le régime militaire mis en place ; l'accroissement des pouvoirs de l'appareil coercitif mettant à l'écart ou liquidant physiquement des opposants réels ou supposés et des rivaux possibles et exerçant à la base une tyrannie policière mise en œuvre par une jeunesse désœuvrée en uniforme face à une jeunesse désœuvrée sans uniforme.

Cette construction économique se fait au prix d'une forte extraversion de l'économie, tant du point de vue de l'importation que du point de vue de l'exportation. L'intensité capitalistique des investissements et leur canalisation vers le secteur de l'industrie ont été à l'origine de multiples déséquilibres économiques et financiers. Bref, l'Algérie vit un blocage historique structurel qui empêche la naissance et le développement d'une formation économique et sociale véritablement dynamique, c'est-à-dire d'une conscience patriotique véritable, d'une conscience de classe ouvrière aiguë, d'une structure de classe productive, d'une culture locale féconde, d'une urbanisation homogène et fonctionnelle. Cependant, il est illusoire de croire à une débureaucratisation de la vie économique et sociale car la bureaucratie créée et entretenue par l'Etat constitue en fait son assise sociale principale ou bien d'accroître les libertés démocratiques et syndicales des travailleurs alors que l'Etat «militaro-rentier» s'est édifié sur la suppression de ces libertés et la mise en place de syndicats, d'associations et de partis dépendants. Au lendemain de l'indépendance, la société entière se trouvait désorganisée, déstructurée, atomisée, fragilisée. C'est pourquoi, l'armée, seule force organisée du pays, a réussi à imposer une organisation étatique paramilitaire, fortement structurée. L'idéologie de développement servant de base de légitimité, l'industrie, le commerce, les banques sont organisés en entreprises d'Etat. Elles sont dirigées et gérées par des directeurs nommés par l'Etat. Qui est cet homme de confiance ? L'Etat peut le révoquer ou le muter en cas de besoin. C'est devant l'Etat qu'il est responsable de ses actes et de la façon dont il s'acquitte de ses fonctions. Tout le personnel de l'entreprise travaille sous son autorité. Les travailleurs n'ont aucune voix au chapitre, ni en ce qui concerne la gestion, ni en ce qui concerne leur situation professionnelle.

Pour de nombreux observateurs étrangers, l'Algérie se résume à «un drapeau planté sur un puits de pétrole». C'est le pétrole qui préside aux destinées du pays depuis sa découverte par les Français en 1956 jusqu'à son épuisement par les Algériens dans un avenir très proche soit 2030 selon les prévisions officielles. Ce sont les pétrodollars qui dirigent le pays et lui donnent sa substance et sa stabilité. La gestion des hydrocarbures échappe aux acteurs locaux tant en amont qu'en aval. «Contrôler le pétrole et vous contrôlerez les nations» aurait dit Henry Kissinger. La rente est une donnée exogène qui échappe à la compétence des acteurs locaux. Elle n'est pas un élément constitutif du prix de revient.

Le pétrole n'est pas cher parce qu'une rente est payée, mais une rente est payée parce que le pétrole est cher. La rente dont bénéficient les pays producteurs masque les défaillances de production et les perversions de gestion. Parler de rentabilité et de productivité en Algérie nous semble être une gageure. Tout échappe au calcul économique. L'économie locale est livrée «pieds et poings liés au marché mondial qui décide de la survie de la population locale. Ce qu'elle doit produire, à quels coûts, pour quelle période. «Le pétrole est une chose trop sérieuse pour qu'on la laisse aux Arabes» conclut Henry Kissinger.

Avec la pandémie du Covid-19, le tarissement de la rente énergétique et la fermeture des frontières, l'Algérie apparaît dans toute sa nudité et l'élite dans toute sa nullité. Comment est-on arrivé là ? Il est admis que le prix du brut est un baromètre de la santé de l'économie mondiale et un facteur de stabilisation des régimes politiques menacés. L'objectif de l'Occident, c'est la sécurité des approvisionnements en énergie. Il y va de la survie de la civilisation du monde moderne. Le prix est une arme redoutable de domestication des peuples et d'asservissement des élites. Le prix élevé du pétrole a structurellement pour effet pervers de perpétuer à l'infini le système mis en place. C'est dans la pérennité des régimes autocratiques que l'Occident trouve sa prospérité et sa sécurité. C'est pourquoi, la liberté des peuples est inversement proportionnelle au prix du baril.

Plus le prix est bas, moins il y a d'importations, plus les pénuries s'installent, des émeutes éclatent et la répression s'abat sur la population. Les marchés se referment, la récession s'annonce, le FMI pointe son nez, la spirale de l'endettement s'engage, les peuples se plient, l'Occident vient à la rescousse. Les crédits se débloquent, les fonds affluent. Le régime menacé retrouve sa santé. Le prix du brut connaît une hausse, les pays producteurs relancent les exportations des biens manufacturés des pays industriels, la croissance de l'économie mondiale reprend. Ainsi l'Occident donne d'une main ce qu'il reprend de l'autre. «El manchar, habet yakoul, talaa yakoul». En cas de surplus, il est placé dans les banques étrangères au nom de l'Etat et/ou des particuliers. Les Algériens n'ont pas suivi le conseil koweïtien «le pétrole dans le sol vaut mieux qu'un dollar en banque». Ils ont préféré le placer en bons de Trésor américain un peu moins liquide que le dollar mais politiquement avantageux. L'intérêt de l'Occident ne se trouve pas chez les peuples mais dans les Etats. Des Etats créés par la colonisation pour les besoins des pays grands consommateurs d'énergie non renouvelables.

Les Etats arabes et africains n'existent que parce qu'il y a du pétrole, du gaz ou autre matière convoitée sur leur territoire (l'uranium). Les peuples qui y habitent sont considérés comme des troupeaux de bétail à qui on confie la garde à un berger, généralement l'idiot du village ou le serviteur docile que l'on arme d'un bâton, à qui l'on demande, lorsque le prix du baril chute, de les amener à l'abattoir et quand il flambe de les ramener aux pâturages. Pour l'Occident, le pétrole est une des choses sacrées sur terre, personne n'y touche, il y va de la prospérité matérialiste occidentale et de la décadence spirituelle des Arabes.

Le pétrole est la base sur laquelle la civilisation moderne s'est construite. Il est le carburant de la prospérité des nations, le moteur de la mobilité sociale, un accélérateur de l'histoire, un frein aux religions monothéistes et un levier de commande de la liberté des peuples. L'histoire et la géographie se rejoignent au présent. Le problème majeur de l'Algérie d'aujourd'hui est fondamentalement politique. C'est celui de la légitimité du pouvoir. Il réside dans le fossé qui sépare le peuple de ceux qui sont chargés de conduire son destin. C'est une chose que la phase politique de libération nationale, c'en est une autre que la phase économique, construire une économie était une tâche bien délicate, plus complexe qu'on ne le pensait.

Dans la plupart des cas, on a laissé s'accroître les déficits et la création des crédits afin d'augmenter artificiellement les recettes publiques, au lieu d'appliquer une politique authentique de redistribution de revenus à des fins productives. Afin d'éviter d'opter pour l'une des différentes répartitions possibles entre groupes et secteurs, on a laissé l'inflation «galoper» à deux chiffres. Cette façon de faire s'est révélée déstabilisatrice. Dans la conjoncture actuelle, l'équilibre de l'économie algérienne dont la base matérielle est faible dépendra de plus en plus de la possibilité de relever la productivité du travail dans la sphère de la production et dans le recul de l'emprise de la rente sur l'économie et sur la société. La solution à la crise, c'est d'abord l'effort interne du pays, plus on parvient à se mobiliser par ses propres forces, moins on est demandeur, moins on est vulnérable, cette possibilité est cependant contrariée par l'ordre international dominant et freinée par les formes d'organisations économiques et sociales que la classe au pouvoir a mis en place à des fins de contrôles politique et sociales ; si bien que l'équilibre ne peut être rétabli soit par un nouveau recours à la rente ou à l'endettement si le marché mondial le permet (les importantes réserves gazières de l'Algérie constituent le principal atout), soit par une détérioration des conditions d'existence des larges couches de la population. C'est pourquoi, l'Etat pourra connaître une instabilité d'autant plus grande que les problèmes économiques et sociaux deviendront plus aigus.

Le service de la dette contraint mieux que toute domination politique directe les pays comme l'Algérie à livrer leur énergie à bas prix contre une paix sociale précaire et une difficile sauvegarde des privilèges des gouvernants. En résumé, la dépendance externe et la violence interne sont le résultat logique et prévisible des politiques menées à l'abri des baïonnettes depuis trente ans, marginalisant la majorité de la population au profit d'une minorité de privilégiés et au grand bénéfice des multinationales sous la houlette des organismes internationaux. L'erreur de la stratégie algérienne de développement réside à notre sens dans l'automatisme qui consiste à vouloir se débarrasser de ce que l'on a au lieu de l'employer productivement chez soi ; la finalité de l'économie fut ainsi dévoyée, car il ne s'agissait pas d'améliorer ses conditions de vie par son travail mais par celui des autres grâce au relèvement des termes de l'échange avec l'extérieur. Or, il nous semble qu'une amélioration des termes de l'échange avec les pays développés ne peut être acquise que par une valorisation du travail local.

L'insertion dans le marché mondial fragilise l'Etat algérien soumis aux aléas de la conjoncture mondiale. Tant que les pays du Tiers Monde subiront les contraintes imposées par la logique capitaliste dominante, ils ne pourront pas mettre en place un modèle de développement endogène capable de compter sur ses propres forces afin de satisfaire les besoins essentiels de la majorité de leur population. En prenant les problèmes à leur niveau le plus élémentaire, il s'agit pour commencer de parvenir à nourrir correctement une population croissante qui sur le plan agricole ne parvient pas à satisfaire ses besoins alimentaires, d'assurer un niveau de santé minimal en deçà duquel tout espoir d'atteindre une productivité suffisante est vain, de fournir une éducation élémentaire, technique et professionnelle à une jeunesse de plus en plus nombreuse et de plus en plus désemparée.

Dans cet esprit, l'entreprise algérienne aura à jouer un rôle primordial, son efficacité à produire et à vendre dépendra de la qualité de son organisation interne, c'est-à-dire de l'étendue et de la profondeur de la soumission de ses employés. Dans le rapport salarial, le pouvoir consistera essentiellement à obtenir la plus grande soumission possible au moindre coût. C'est pourquoi, le développement de l'économie dépendra désormais d'une main-d'œuvre instruite qualifiée et motivée. Le facteur essentiel pour l'avenir du pays, c'est la conviction que les cerveaux constituent la plus importante des richesses de n'importe quel pays. C'est de la capacité de certains acteurs d'imposer à l'ensemble des autres acteurs leur conception de la société, de ses objectifs, de ses modes d'évolution que se mesurent la profondeur et l'authenticité d'un pouvoir. Malheureusement, comme le dit Victor Hugo, «la vérité est comme le soleil, elle laisse tout voir mais ne se laisse pas regarder».

*Docteur