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L'immigration
est-elle une chance pour la France et plus généralement pour l'Europe ?
La question est posée et les controverses sont vives depuis l'irruption puis l'installation durable dans le paysage politique de l'extrême droite et de son représentant le plus turbulent, le Front National. Mais d'abord quelle est la part de la population d'origine étrangère dans le tissu humain français ? Cette question n'est pas aussi anodine qu'il y paraît, car elle réveille dans la conscience française de sombres souvenirs liés à l'existence d'un fichier juif, prélude à la persécution pendant l'Occupation en 1939-45. On craint notamment que l'établissement de statistiques ethniques ne soit un instrument au service d'une politique de fichage et de chasse à l'immigré. Après avoir publié « Les yeux grand fermés », un essai sur l'immigration en France, Michèle Tribalat, démographe de métier, aborde frontalement la question dans « Statistiques ethniques, une querelle bien française » (éd. L'Artilleur). Omar Merzoug: Que veut-on dire quand on parle de «statistiques ethniques» ? Cette formule n'est-elle pas équivoque ? Michèle Tribalat: Par «statistiques ethniques», on entend, au sens large, le simple dépassement de la nationalité et du pays de naissance des individus pour relier à la migration ceux qui ne l'ont jamais connue et sont parfois français dès la naissance. On a alors recours à la filiation: pays et nationalité de naissance des parents. C'est ce qui permet d'atteindre ce qu'on appelle la deuxième génération. Mais il peut s'agir aussi de catégories ethno-raciales de type anglo-saxon qui mélangent la couleur de peau, l'ethnie et les pays ou continents d'origine, ou encore de catégories plus subjectives portant sur le ressenti. Vous avez raison, cette formule est équivoque et à la source de beaucoup de «prises de bec» pour rien, les points de vue qui s'affrontent ne retenant pas toujours la même définition. C'est aussi la source de procès d'intention. O.M.: L'idée de l'interdiction de l'usage des « statistiques ethniques» est communément partagée et répandue dans le public, vous dites qu'on (l'Insee) en fait déjà usage, pourquoi ne pas l'avouer publiquement ? M.T.: En fait, ces statistiques sont interdites, comme un certain nombre de données dites sensibles. La religion par exemple. Mais il y a de multiples exceptions. Ces dernières traitent des conditions auxquelles c'est malgré tout possible (accord exprès des enquêtés par exemple) et des institutions qui reçoivent un régime de faveur. La loi sur l'informatique et les libertés de 1978 a été revue en 2004 pour l'harmoniser à la législation européenne. Elle exonère désormais la statistique publique (Insee et directions statistiques des ministères) du recueil de l'accord exprès. L'Insee peut ainsi collecter ces données sur simple avis du Conseil national de l'information statistique (Cnis) et de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Ces nuances et ces évolutions sont souvent ignorées, y compris par les journalistes. L'Insee recueille depuis une dizaine d'années le pays et la nationalité de naissance des parents dans ses grandes enquêtes (Emploi, logement, Famille?). Sans toutefois claironner qu'il fait des statistiques ethniques, sujet toujours très contentieux. OM: Pourquoi selon vous « la question des statistiques ethniques» surgit-elle à intervalles réguliers dans le débat public pour être aussitôt vilipendée et rejetée ? M.T.: Les premiers éclats sur la question, dans les années 1990, ont été liés au Front national. Faire des statistiques ethniques, ne serait-ce qu'à partir de la filiation, était assimilé à une collusion avec le FN, une forme de pétainisme, voire pire encore si c'est possible. En gros, c'était raciste et rappelait les heures les plus sombres de notre histoire. Ça reste encore une trame des débats des années 2000 et après. Mais, avec le surgissement de la problématique des discriminations, des groupes de pression (le CRAN, Conseil représentatif des associations noires de France, par exemple) favorables à la discrimination positive se sont réappropriés la question. La critique est devenue moins facile et plus polie. La crainte de voir se mettre en place un enregistrement statistique à l'américaine avec, dans la foulée, une politique préférentielle (une forme d'Affirmative Action) l'a alors emporté. Ce débat ressort aussi périodiquement parce que nous ne disposons pas encore vraiment des outils nécessaires à une analyse sérieuse de la situation. Dès qu'un chiffre est lancé sur le sujet, le buzz est assuré. O.M.: Quels en sont les enjeux? L'enjeu est d'abord un enjeu de connaissance. Nous ne disposons pas d'outils comparables à ceux dont se sont dotés nombre de pays voisins. Les pays d'immigration européens - Royaume-Uni excepté qui recueille des données ethno-raciales - ont tous développé leur instrument statistique pour mieux connaître leur population d'origine étrangère sur deux générations. L'Insee ne recueille toujours pas le pays et la nationalité de naissance des parents dans ses enquêtes annuelles de recensement. Depuis 2004, il a mis en place un recensement tournant par sondage, avec une collecte tous les ans. C'est dans ces enquêtes-là qu'il faudrait introduire les informations sur les parents. La Cnil l'autorise depuis 2007. O.M.: Pourquoi cette question donne-t-elle lieu à une instrumentalisation politique ? M.T: La polémique traverse tous les partis. Et c'est rarement la question de la connaissance qui se trouve au coeur des débats. Il y a une espèce d'inculture sur ce qu'est réellement un fichier statistique aujourd'hui et sur les procédures d'anonymisation des fichiers à la disposition de l'Insee. La peur du fichier a été réactivée en France à différentes époques. Dans les années 1990, a resurgi la question des fichiers juifs, fichiers nominatifs collectés par la police pendant l'Occupation allemande. L'idée de fichier est donc associée aux heures les plus sombres de notre histoire. Certains croient de bonne foi que les fichiers de l'Insee pourraient, si un régime autoritaire prenait le pouvoir, servir les basses œuvres de ce dernier. Mais beaucoup utilisent cet argument avec la plus parfaite mauvaise foi. D'autres, et parfois les mêmes, appréhendent, dans la collecte de statistiques ethniques, une dérive à l'américaine vers des statistiques ethno-raciales ouvrant la voie à une politique préférentielle. O.M.: Vous vous déclarez favorable à une évaluation statistique des origines ethniques de la population, quels arguments faites-vous valoir en faveur de cette option ? M.T.: Je suis favorable à l'extension de ce que pratique d'ores et déjà l'Insee, comme la plupart des pays d'immigration européen. L'étude du phénomène migratoire ne peut se réduire à l'étude des caractéristiques de la population de nationalité étrangère. Des étrangers venus en France deviennent français et fondent une famille en France. Ils ont des enfants qui naissent en France et qui deviennent rapidement français quand ils ne le sont pas dès la naissance. C'était le cas des enfants d'Algériens nés en Algérie avant 1962 en vertu du double droit du sol. Pour étudier le processus d'intégration, il faut disposer, pour le moins, de ces deux générations. Les informations sur les parents et sur les enfants sont également utiles pour mesurer l'apport démographique de l'immigration étrangère et estimer la population d'origine étrangère en France. C'est ainsi que j'ai pu estimer, pour la population de moins de 60 ans, grâce au recueil des pays et nationalité de naissance des parents en 2011 dans l'enquête Famille, que près de 30% de cette population était d'origine étrangère sur deux générations (immigrés + personnes d'au moins un parent immigré). 2,2 millions sont d'origine algérienne. Le recueil des données sur les parents dans les enquêtes annuelles permettrait aussi de mieux connaître les concentrations ethniques à l'échelle locale. O.M: L'usage de fait des « statistiques ethniques» pose une question de droit, qui doit avoir la légitimité de les établir et d'en tirer les conclusions et les applications pratiques? M.T: La question sur le droit d'établir de telles statistiques est réglée par la loi sur l'informatique et les libertés. Depuis la loi de 2004, l'Insee a une grande marge de manœuvre pour investiguer la question migratoire. Il peut même poser des questions sur la religion. C'est ce qui a été fait dans l'enquête Trajectoires et origines de 2008 réalisée par l'Ined et l'Insee. Les instituts de sondage privés doivent, eux aussi, respecter la loi Informatique et libertés. Les chercheurs doivent se voir accorder plus de facilités, lorsqu'ils mènent des enquêtes, sous le contrôle de la Cnil. De nombreux chercheurs ont en fait accès aux fichiers d'enquête de l'Insee, après avoir déposé un projet au réseau Quételet. La seule contrainte dans l'exploitation des données est que celle-ci soit menée honnêtement. Le contrôle ne peut se faire a priori, mais a posteriori par le débat scientifique. Quant aux conclusions à tirer en termes d'action politique, c'est du domaine de la libre opinion. Pourvu que les faits soient établis correctement. O.M.: Ce problème des « statistiques ethniques » ne donne-t-il pas une certaine idée sur les rapports des chercheurs (scientifiques) et des politiques ? Le chercheur scientifique est-il (doit-il) être insensible à l'usage qui est fait de ses travaux par les hommes politiques ? Quel est votre sentiment sur ce point ? Le chercheur doit d'abord s'employer à établir et analyser les faits avec la plus grande honnêteté. Comme nous vivons dans une démocratie régulée par un État de droit, il n'a pas à se préoccuper des conclusions que pourront en tirer tel ou tel homme politique. Il ne doit pas non plus chercher, en biaisant ses résultats, à infléchir l'opinion publique dans un sens particulier. Un savoir devrait être jugé en fonction de son mérite factuel et non en raison de ses conséquences sociales ou politiques. La lecture morale de la connaissance des faits tend à rabaisser cette dernière à une forme d'opinion. Or le bon fonctionnement de la démocratie nécessite des citoyens éclairés. |