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Chaque
année, lorsqu'on vient à commémorer le drame du 8 Mai 1945, une polarisation
sur l'Est algérien accapare l'attention médiatique dans la couverture des
faits. De sorte que dans l'imaginaire de l'opinion publique, quand on cite le 8
Mai 1945, ce n'est que l'Est algérien qui a été concerné.
Un ancrage se porte automatiquement sur des noms comme Sétif, Guelma et Kherrata. Si l'Est algérien a pris le dessus dans la commémoration, c'est dû au caractère génocidaire qu'à subi la population algérienne dans le Constantinois. Cependant, la tendance risque d'occulter le fait que les évènements du 8 Mai 1945 ont été un fait national. Entre spécialistes, la dimension nationale de ce fait historique est amplement partagée depuis la thèse de R. Aïnad Tabet. Afin d'éclairer l'opinion, je propose cette contribution qui relate les évènements de Mai 1945 en Oranie à titre comparatif pour tenter d'élucider pourquoi cette région n'a pas connu le même drame que le Constantinois ? Au mot d'ordre «libération de M. Hadj», les autorités françaises, peu rassurées, répondirent fin avril par la déportation du «leader» à Brazzaville. Dans ce petit village de Reibell (Ksar el-Boukhari) où Messali était en résidence surveillée, des manifestations avaient eu lieu en avril. Une raison qui vient s'ajouter aux autres pour amener le PPA de décider d'utiliser les manifestations officielles prévues pour les fêtes du travail et de la victoire afin d'affirmer la vigueur du sentiment national algérien. Le 1er mai 1945, parallèlement aux manifestations syndicales traditionnelles, s'organisent en Oranie des manifestations de «libérez Messali» : des pancartes et banderoles portant la même inscription (en arabe/français) ont été portées dans les cortèges musulmans organisés à cet effet, en tonnant l'hymne nationaliste «El watane». Si les manifestations qui se sont déroulées à Mostaganem (1.000 manifestants), Tlemcen (200) et Relizane (30) se sont passées, d'une façon générale, sans incident et se dispersèrent rapidement, celle d'Oran, par contre, ne s'est pas déroulée sans heurts. Partie des quartiers musulmans (Lamur et Village-nègre), la manifestation a donné lieu à des accrochages violents entre manifestants (1.000) et les forces de police en plein centre-ville (place Sébastopol, rue général Cerez et Bd. Lescur), ce qui nécessita de la part des autorités coloniales, après avoir difficilement réussi à disperser les manifestants, la mise en place d'un dispositif militaire comprenant cinq chars et deux pelletons de gardes mobiles jusqu'à vingt heures trente sur les points sensibles (Lamur et Village-nègre) où régnait une effervescence. Du bilan de ces incidents, on enregistre du côté des autorités françaises: le maire, l'officier de la paix, 6 gardiens et 1 sergent blessés; du côté des manifestants: 1 mort (mendiant) par balle, des dizaines de blessés. Le 2 mai, à Saïda, à l'occasion de la conscription musulmane, les conscrits musulmans parcourent la ville aux cris de « libérez Messali ». Avec la fête de la victoire, le 8 mai 1945, les manifestations nationalistes reprennent à Sidi Bel-Abbès où un cortège qui impressionna les agents de police eux-mêmes par son ordre et sa discipline, 4.000 musulmans suivis de 600 femmes défilent dans les principales artères de la ville. Des banderoles portant «Egalité des droits», les «Amis du Manifeste» étaient déployées et les you-yous des femmes poussèrent à intervalles régulières. A Mostaganem, 800 musulmans défilent aussi les rues aux banderoles (arabe/français): «les AML», «amnistie totale », «à bas le fascisme et l'impérialisme», les manifestants se dispersent sans incident après dépôt d'une gerbe au monument aux morts. A Tlemcen, défilé de 2.000 musulmans encadrés par les AML, au chant de l'hymne nationaliste dans l'attitude du serment : l'index droit levé. Du déroulement de ces manifestations que remarque-t-on ? 1°- Mise à part la tournure qu'ont prises les évènements du Constantinois après le massacre du 8 mai, rien n'indique dans leur déroulement une intention ou une volonté insurrectionnelle. Dans la plupart des villes concernées, les manifestations se sont déroulées dans un souci d'ordre et de discipline que les autorités françaises n'ont pas manqué de signaler, de même une disposition à se disperser une fois la manifestation exprimée. Cette remarque rejoint celle des agents du C.I.E (service colonial de renseignement) qui, dans leurs conclusions sur les évènements, soulignent : « D'une façon plus particulière, les milieux évolués, revendicateurs et nationalistes tels les AML, les Oulémas réformistes et les P.P.A, ont compris que des décisions importantes, consécutives à la cessation des hostilités, pouvaient être prises en ce qui les concernaient par l'ensemble des Alliés, sur le plan de l'organisation mondiale de la paix. Ils ont estimé que leurs revendications risqueraient moins de passer inaperçues et seraient d'autant mieux prises en considération que leur activité se manifesterait plus ouvertement. Ils ont en donc eu le désir d'attirer sur eux l'attention du gouvernement français et surtout des pays alliés représentés à la conférence de San Francisco en lesquels ils ont placé tous leurs espoirs ». 2°- Rien n'indique que les manifestations étaient des manifestations de famine, leur caractère politique était nettement exprimé à travers les mots d'ordre relevés. 3°- Par contre, après la tournure qu'ont connues les évènements du Constantinois et selon l'ordre d'insurrection générale donnée le 16-18/5/1945 en réponse à la férocité de la répression coloniale, le caractère insurrectionnel s'exprime à travers le cas de Saïda. Dans cette localité, sur l'ordre d'insurrection lancé par le P.P.A le 18 mai 1945, les adhérents de Saïda passent à l'action. Le feu est mis à la mairie, les fils téléphoniques sont coupés, des explosifs préparés. Au moment du passage à la révolte ouverte, l'action est découverte et jugulée. Cette initiative appela une répression coloniale, des dizaines de musulmans, presque tous des jeunes de moins de 25 ans, passèrent devant le tribunal militaire d'Oran, six (6) furent condamnés à mort et 9 aux travaux forcés et Saïda mise en état de siège. Quels sont les facteurs ayant prévalu dans la différenciation entre les évènements sanglants dans le Constantinois et les manifestations de mai en Oranie ? Pour les rapporteurs du C.I.E (mai 1945) : « Si les incidents nationalistes musulmans du 1er mai n'ont pas, dans le département d'Oran, dégénéré en évènements sanglants et d'envergure tels ceux à déplorer dans le Constantinois, cela est dû peut-être à la différence ethnique des populations en cause mais aussi à la réaction rapide et efficace des forces qui se sont rapidement rendues maîtresses d'un mouvement à son début ». En soulignant la différence ethnique, les rapporteurs du C.I.E font allusion au facteur du peuplement européen qui distingue l'Oranie du Constantinois. En effet, l'Oranie étant la région agricole la plus riche d'Algérie, la répartition du colonat européen avait obéi à cette particularité. Et c'est en Oranie que la population rurale européenne est demeurée le plus solidement maintenue. Les petites villes de l'intérieur (Mostaganem, Sidi Bel-Abbès, Témouchent) en plus d'Oran, et même les villages de la région, conservaient un peuplement européen important par son caractère que ne présentent ni le Constantinois ni même l'Algérois. C'est la conclusion à laquelle avait abouti J. Bordas plus tard dans une étude faite en 1958, il calcula que le nombre de «Musulmans» en Oranie était plus faible que dans les deux autres départements : la proportion des « Musulmans » et des « non-musulmans » en Oranie était de 1 Européen pour 4 « Musulmans », en Algérois 6 pour 1 Européen et 16 «Musulmans» pour 1 non-musulman » dans le Constantinois. Cette inégalité démographique qui marque la présence coloniale dans le Constantinois pourraient s'infléchir psychologiquement sur le comportement des Algériens et des Européens par un sentiment de force chez les uns et d'insécurité chez les autres. Dans son témoignage, M'hamed Yousfi cite que depuis six mois auparavant, le préfet de Constantine «Lestrade Carbonnel » avait préparé à Bord Bou-Arréridj ses milices et désigné les chefs par pli secret et que les autorités civiles et militaires distribuèrent des armes à la population européenne dans les campagnes. Ce recours à la formation de milices n'est pas manifeste en Oranie. |