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Survenus dix mois après le début de la «Toussaint rouge», les massacres du 20 août 1955, dans le Constantinois, représentent un tournant majeur de la guerre de libération nationale. L’opinion prévaut que c’est à dater de ces «événements» et de leurs conséquences immédiates que la guerre d’Algérie a pris un visage véritablement tragique.
Il est de règle aujourd’hui dans les milieux européens d’Algérie, des nostalgiques de l’occupation française, d’interpréter les massacres du 20 août 1955 comme l’affrontement de «la barbarie et de la civilisation». Ce jour-là, des «masses fanatisées», pourvues d’un armement de fortune, sont montées à l’assaut de Skikda, d’El-Alia, d’El-Khroub, de Collo, d’Aïn Abid pour y tuer des innocents. Ces mêmes milieux, qui se donnent une posture de victime exclusive, n’évoquent jamais les représailles aveugles, mille fois plus cruelles, auxquelles se sont livrées les colons et les militaires français sur la population musulmane. Une enquête menée par le FLN, estime à 12000 le nombre de victimes musulmanes pour 71 morts européens. D’après des sources françaises 7500 Algériens seraient morts entre le 20 et le 25 août. Si l’on ajoute le nombre de victimes algériennes exécutées après le 25 août, on parvient à plus de 10000 morts ; ce qui rend crédible le chiffrage du FLN. C’est assez dire que la riposte et la répression furent disproportionnées. En réalité, imaginer qu’après le bain de sang de Sétif, de Guelma et de Kherrata, les communautés française et algérienne, présentes sur le sol algérien, puissent vivre en paix était une vue de l’esprit. Cela faisait longtemps que les exactions des Français et des Européens d’Algérie avaient rendu vaine toute communauté de destin. Pour le comprendre, il faut partir de ce fait irrécusable et générateur de tous les excès : la violence française a été première sur la terre algérienne. Le peuple algérien a été exposé à des tueries, à des massacres, à des enfumades et à des emmurements. Dans un second temps, ce furent les pillages, les spoliations des terres, l’exploitation et l’asservissement, la dépersonnalisation et la négation identitaire. Pour ces raisons, les massacres d’août 1955 peuvent être lus sur le plan anthropologique comme un immense retour du refoulé. La violence du colonisé s’explique par un ensemble d’indignités, d’humiliations, de pertes humaines et matérielles. Si on y ajoute le racisme endémique des Européens d’Algérie à l’égard des « indigènes », la misère, le chômage et la faim, on a un tableau à peu près complet de ce que subirent, pendant plus de cent ans, les Algériens sur leur propre terre. Toute cette violence endurée, s’exprimant par à-coups, et ne trouvant jamais droit de cité, a fini par déborder, se nourrissant au jour le jour des petites vexations comme des grands massacres. Il y a en effet deux niveaux de compréhension de l’événement, un niveau qui relève du temps long depuis 1830, et un second qui concerne l’histoire immédiate, celle qui a cours depuis les massacres de très grande ampleur de mai 1945. Les « événements » du 20 août ont plongé l’establishment politique colonial et l’opinion métropolitaine dans l’horreur et la stupéfaction. Des civils ont été blessés, des enfants ont été meurtris, des travailleurs occis. On peut admettre que, des deux côtés, on puisse évoquer, comme le fit Vincent Monteil, un « massacre des innocents ». Mais il ne faut pas perdre de vue que ces massacres répondent à des boucheries plus anciennes qui ont marqué l’inconscient collectif algérien. C’est ce retour qu’ont subi les civils français durant les jours d’août 1955. Que les humanistes, prompts à donner des leçons de morale, mettent tous les éléments dans la balance. Que leur protestation déroge pour une fois au principe du « deux poids, deux mesures » et à cet autre qui veut que la vie d’un Musulman vaille cent fois moins que celle d’un Européen. Qu’ils veuillent bien se souvenir de la féroce répression qui a suivi le 20 août 1955 : des villages rasés, les populations algériennes lynchées, des groupes d’«anges exterminateurs» sillonnant les rues des villes et donnant libre carrière à leur colère et à leur vengeance. La bonne intelligence des événements du 20 août 1955 requiert donc qu’ils soient soustraits au paradigme de l’affrontement anhistorique de la barbarie et de la civilisation. Le 20 août, ce ne sont pas des hordes fanatisées qui se ruent à l’assaut de civils français qui ne leur auraient apporté que des bienfaits ; ce ne sont pas des masses ivres de sang et de carnage qui tuent et détruisent tout sur leur passage. Voir les choses ainsi serait faire droit au récit colonialiste qui est un monument de falsification et de dénaturation. Le 20 août 1955, ce sont des masses musulmanes, conscientisées qui savaient qu’elles luttaient contre un adversaire qui les a toujours méprisés et humiliés, un colonialisme qui les jugeait comme une «race» tout juste bonne à ramper, et les traitant d’engeance et de pouillerie ; des hommes et des femmes qui se doutaient que la répression serait sauvage, le précédent de Sétif et de Guelma ne leur laissait à cet égard aucune illusion. Les populations du Constantinois ont néanmoins entrepris cette action, qui paraît encore à l’historienne Raphaëlle Branche, audacieuse et « incroyable». On s’est demandé, écrit Vincent Monteil, alors membre démissionnaire du cabinet Soustelle, «à quel degré d’exaspération de paisibles fellahs avaient dû en arriver, pour commettre des actes aussi révoltants. Jusqu’ici rien n’a été proposé qui dépasse le couplet traditionnel sur les ‘foules musulmanes fanatisées’». Les Musulmans, révoltés par les ratissages de l’armée française en avaient assez des coups de pied dans le derrière, des brimades et des escroqueries du caïd et des bachaghas et de leur paternalisme. Les militants nationalistes n’en pouvaient plus de se voir raflés, roués de coups, estourbis par la police. Tous rejetaient cette France qui ne leur présentait que le visage hideux du mépris et de l’exploitation, de la répression et de l’antihumanisme ; cette France qui les vouait à la misère et l’aliénation culturelle. Dans cette perspective, les massacres du 20 août sont à saisir comme événement politique s’inscrivant dans la revendication indépendantiste au point d’en être inséparable. A partir de cette date, aucun retour en arrière n’est possible. C’est à partir de là que le FLN accède véritablement à l’exclusivité de la représentation nationale. Les masses algériennes se reconnaissent en lui et les leaders politiques des autres partis nationalistes le rejoignent. Le ralliement des anciens membres du Comité central du MTLD et de Ferhat Abbas est à cet égard révélateur. La riposte disproportionnée de la répression a apporté au FLN le soutien des tièdes et des indifférents, de ceux qui croyaient encore dans les promesses mensongères de Soustelle, de ceux qui persistaient à accorder du crédit au mythe de l’émancipation par les voies pacifiques. En cet été 1955, on assiste à un durcissement du conflit sur le terrain, à une mobilisation croissante de l’armée française contre les insurgés algériens. Dès le lendemain de la chute du gouvernement Mendès France, le 24 février 1955, un arrêté paraissant au « Journal officiel » ordonne le rappel du contingent. Deux mois plus tard, un nouveau rappel des soldats du contingent est décidé. Cela signifie qu’avant même les massacres du 20 août, le gouvernement a pris la responsabilité d’engager la France dans la guerre. Et cela est d’autant plus curieux qu’Edgar Faure, nouveau président du conseil, est présenté comme un libéral, soucieux d’inscrire sa politique dans le sillage de Mendès France. Face à un Soustelle qui demande des renforts, Edgar Faure rouvre le 15 mars 1955 les négociations avec les Tunisiens. Il a besoin de faire la paix en Tunisie pour retirer les troupes et les envoyer soutenir l’effort militaire français en Algérie. Eu égard à la détérioration de la situation, l’état d’urgence est proclamé en Algérie le 4 avril 1955, un mois seulement après l’investiture d’Edgar Faure. Les Aurès et le Constantinois donnent beaucoup de souci à Edgar Faure et à Soustelle. Les mesures suivent : on aménage à Khenchela un espace d’aviation pour surveiller les mouvements des « fellaghas. Soustelle utilise les moyens légaux mis à sa disposition par le parlement, assignation à résidence des militants et des suspects, fermeture des lieux de réunion ou d’asile comme les hammams par exemple, contrôle de la presse et censure. De véritables camps d’internement, pudiquement nommés « camps d’hébergement », sont créés en mai 1955. Camps où sont enfermés tous les habitants des douars et des mechtas qui paraissent, pour une raison ou une autre, suspects aux autorités. Enfin, comme chez les nazis, on instaure le règne de la responsabilité collective. Il s’agit de rendre « la population d’un douar collectivement responsable de tous les dégâts commis, arrachage des poteaux du téléphone ou du sabotage des ponts ». En même printemps 1955, au cours d’une visite secrète dans les Aurès, Soustelle indiqua aux responsables qu’il donnait, contrairement à ses déclarations publiques, «la priorité absolue à l’action militaire, que l’armée devait exécuter tout rebelle pris les armes à la main, réquisitionner les troupeaux et les biens des hommes partis dans la dissidence», l’objectif étant d’empêcher que tout le pays verse dans la dissidence armée et que la population appuie les «fellaghas». Mais ces mesures étaient trop tardives, Soustelle ne pouvait l’ignorer. A l’épreuve des faits, elles se révéleront, comme de juste, inefficaces. Dans la semaine du 16 au 22 mai 1955, les combattants du FLN mènent des actions qui se soldent par des pertes dans les rangs français. Les départs au maquis connaissent une hausse notable. En un mois, à Biskra, 77 jeunes algériens rejoignent les maquisards. Des postes militaires sont attaqués dans le Constantinois et à Tébessa. On signale des désertions de tirailleurs, des attentats contre les collaborateurs des Français. Le 8 mai 1955, une bombe explose au Casino de Constantine; le 10 mai, Ben Tobbal réussit à investir et à occuper pendant quelques heures la ville d’El-Milia Dans la semaine du 8 au 15 août 1955, les incidents et les accrochages se multiplient sur tout le territoire algérien, notamment en Kabylie. Dans les rangs des dirigeants constantinois du FLN, que se passait-t-il au même moment ? Depuis la mort de Didouche Mourad, mort au combat, en janvier 1955, c’est Zighoud Youssef qui a pris, avec l’aide de Ben Tobbal dit « le Chinois », la tête de la région. La puissance de la répression coloniale est telle que Zighoud et Ben Tobbal sont complètement coupés des autres régions. Par la radio, ils suivent les événements qui déchirent le Maroc. « La voix des Arabes », qu’ils écoutent, les informe de la situation marocaine. Ils entendent les philippiques d’Allal al-Fassi contre la déposition du roi Mohammed V. Zighoud et Ben Tobbal décident de rassembler les militants armés. Le 1er juillet, 800 djounouds, dissimulés dans la forêt, se retrouvent à Zamane, dans la presqu’île de Collo. Les chefs du Constantinois décident de se lancer dans une action le 20 août, jour anniversaire de la déposition du sultan marocain. A cette réunion sont débattus les problèmes que pose cette initiative : celui des objectifs, des moyens et la question du sort des civils. Il paraît peu probable que, lors de la réunion de Zamane, Zighoud Youssef ait donné l’ordre de s’attaquer aux civils sans distinction, même s’il subodorait que les risques de dérapage existaient. Faut-il le rappeler ? Le FLN avait enjoint à ses militants de ne s’en prendre qu’aux militaires, aux colons armés et à leurs séides. Si M. Monnerot est mort le 1e novembre 1954 dans les gorges de Tighanimine, on sait que la balle ne lui était pas destinée, elle visait le caïd M’chouchène, serviteur zélé du colonialisme. Au reste, il s’agissait par une telle action de manifester la solidarité des Algériens avec le combat des Marocains pour l’indépendance. Cette opération se présente donc comme un soutien au peuple marocain dont le roi a été exilé, le 20 août 1953, par une «conjuration de militaires, de hauts fonctionnaires français et de notables marocains» comme l’écrit Jean Lacouture dans «Le Monde» du 16 novembre 1955. Le 7 juillet 1955, la radio leur apprend qu’une bombe a explosé à Casablanca, action suivie de trois jours d’émeute. Les Européens ripostent en faisant usage de leurs armes. Des 60 victimes tombées, 55 sont marocaines. On brûle des voitures, on saccage et pille des magasins. Les récoltes sont incendiées dans l’arrière-pays marocain. La répression est terrible, des ratissages ont lieu à même la médina de Fès. Les autorités coloniales craignent avec raison le pire pour le deuxième anniversaire de la déposition du sultan Mohammed V. Le 19 août et le 20 août, des manifestations violentes ont lieu à Khenifra, on relève 20 morts. Mais le bilan global est plus lourd, les victimes se comptent par centaines, Khenifra, à Boujad, à Oued-Zem, à Casablanca. Dans l’esprit de Zighoud Youssef, l’attaque projetée n’est pas destinée seulement à s’inscrire dans le cadre nord-africain, elle est aussi commandée par la volonté d’internationaliser le problème algérien. La question algérienne n’est pas une affaire intérieure française, contrairement à ce que proclame la propagande colonialiste. Outre qu’elle est une action décisive de résistance à l’oppression, elle doit pousser les indécis et les indifférents à opter définitivement pour le FLN, à la suite de la répression qu’on devine féroce. Zighoud sait que la population civile algérienne, dont il se sent responsable, va payer un prix exorbitant, mais il lui a semblé que l’action envisagée était la seule manière de rompre l’encerclement du mouvement révolutionnaire algérien et de lui faire faire un bond en avant. Sur la proposition de Ben Tobbal, l’opération doit avoir lieu en plein jour pour en décupler l’effet psychologique. L’offensive contre les villes est réalisée avec des bombes artisanales, des pioches, des couteaux, des gourdins, des serpes et des pelles. Les masses algériennes galvanisées par les militants du FLN ont pour consignes de barrer les routes, de couper le téléphone, d’attaquer les mines, les entreprises et les fermes, de saboter les ponts et, si possible, d’isoler la région. Le peuple entier était invité à la révolte et pas seulement les hommes en armes. Il est encadré par Les soldats de l’ALN, en uniforme, guidant la foule. L’heure H est fixée à 12 h. Il est prévu que l’opération dure trois jours. A l’heure dite, à Constantine, le neveu de Ferhat Abbas, Allouach Abbas est assassiné. Ce conseiller municipal troisième force est éliminé parce qu’il a contrevenu aux ordres du FLN. Il a condamné la « répression » des deux côtés et, malgré l’interdiction du FLN, il a ouvert une souscription au profit d’une confrérie religieuse. Une dizaine de bombes explosent dans la ville, bilan 1 mort et 14 blessés. Un commissariat, et des commerces d’armes sont attaqués. L’aérodrome, la gendarmerie, les CRS retranchés dans leur camp sont pris pour cible. Entre 11h 30 et 12 h30, simultanément les manifestants algériens passent à l’action à Skikda (Philippeville), à Ain Abid, à Saint Charles, à Oued Zénati. Toute la zone au nord-est de Constantine est touchée. A Collo, des bouteilles explosives sont lancées dans un café européen, on dévaste des magasins, le dépôt de liège est incendié. Des groupes de manifestants attaquent les commissariats de police. Pendant plusieurs heures, la ville de Collo est aux mains des Algériens. A El-Alia, à Ain Abid et dans les autres petites villes de la région, les mêmes scènes se répètent. Au Congrès de la Soummam, les massacres du 20 août ont fait débat. Certains dirigeants du FLN, soucieux de la pureté de la révolution, ont reproché à Zighoud et Ben Tobbal le massacre des civils. A cet égard, Mohammed Lebjaoui parlera de la «folie» du meurtre des Européens. En bon machiavélien, Abane Ramdane a défendu l’action des responsables incriminés. S’il est des guerres justes, il n’y a pas en effet de guerre propre. Les sacrifices consentis signifient le relèvement des colonisés qui non seulement regardent en face leurs oppresseurs, mais leur font comprendre, en acquittant le tribut du sang, que, ce faisant, ils reconquièrent leur dignité. Les journées du 20 août ont, de ce point de vue, fait faire un pas de géant à l’insurrection algérienne. Moralement condamnables du point de vue de l’humanisme européen, pour qui seules les victimes «blanches» ont droit de cité, ces violences ont contribué, de manière décisive, à rendre inéluctable le processus d’émancipation du peuple algérien. *Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne). |
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