Je m'appelle
Islem Meghiref, j'ai 21 ans, et je vais vous raconter mon festival de Cannes vu
d'Alger.
Il est presque 22
heures. Seul le bruit du ressac vient briser le profond silence de la ville
déserte La nuit à Alger, tout meurt, et dans ses rues, il ne reste que des
fantômes. En bas de chez moi, un bruit de sachet qu'on remue, sans doute un
chat affamé attiré par les ordures. D'autres miaulements et puis plus rien,
l'écho du vide. Au loin, occupant l'angle d'un trottoir, Boudha le vendeur de
cigarette constitue la seule attraction du quartier. Un poste diffusant du
Chaâbi sur sa «tabla» et un tabouret en plastique, c'est tout ce qu'il lui faut
pour rester jusqu'à l'aube. Lorsqu'il fixe le lointain avec son regard
imperturbable, personne n'a envie de le déranger. On dirait vraiment Boudha.
Lorsqu'on lui tend l'argent, il se contente de le prendre, de hocher à peine la
tête, et encore.... Il ne dit jamais merci. Sa mère est morte du cancer, dit-on
et lorsqu'on oublie qu'il n'est qu'un vendeur de cigarette, on l'appelle Rafik.
Si jamais un jour une caméra le croise, il n'aura pas besoin de parler, ni de
dire merci. Son visage se chargera de véhiculer tout ce qu'il faut pour
satisfaire les plus talentueux réalisateurs du monde. Il est un peu à l'image d'Alger,
comme l'a dit Fellag avec beaucoup d'humour en parlant des « Shab rejla» de Bab
El Oued, je le dis avec le plus grand sérieux concernant Rafik, lui c'est la
personnification de la pierre d'Alger, c'est son prolongement, il fait partie
du décor, comme un tableau jauni accroché au-dessus d'une porte. Lorsque les
rideaux des commerces baissent et que les rats assiègent la rue, quand les gens
s'enferment devant leur poste de télé, c'est son heure: on le voit arriver,
surgissant de nulle part, avec sa table aussi lumineuse qu'un tapis rouge à
Cannes qu'il traine calmement. Le poste crachouille doucement puis la voix d'El
Hachemi Guerouabi s'élève et emplit le silence du soir du quartier populaire
devenu silencieux. Les jeunes sortent de leurs tanières, un joint à la main,
jetant des regards craintifs à droite et à gauche pour s'assurer que les flics
ne sont pas aux alentours, et forment un cercle autour de Boudha pour jouer aux
dominos, en riant, en vociférant, en criant. On dirait presque qu'ils sont heureux,
ces night-boys d'Alger. Et puis un jour Boudha est parti et n'est jamais
revenu. A la place, une affiche qui annonce la prochaine construction d'un
café. Depuis ma fenêtre, je regarde la rue vide qui ressemble à ce cliché de la
ville western avant le combat à mort de deux pistoleros. De ce vendeur de
garos, je garde un souvenir. Celui d'un sourire tout à la fois énigmatique et
profondément humain. Ce soir là, assis sur le banc qui fait face à mon
immeuble, je grattais l'air de « Ya Rayeh» de Dahman El Harrachi, ça lui a plu,
il a esquissé un sourire complice... Et puis c'est tout. L'acteur est mort mais
le film continue. Maintenant, lorsque le vendeur du bureau tabac me dit merci,
j'ai envie de l'insulter, allez savoir pourquoi?