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Si les individus
donnent à la société moins qu'ils n'en reçoivent d'elle, ils deviennent ses
débiteurs. Lorsque la dette ainsi contractée est laissée en legs et transmise
de génération en génération, elle finit par accrétion à s'agréger en retard
civilisationnel pour toute la communauté ; elle est encore plus lourde quand
elle se voile de religiosité.
Tenter de racheter ses dettes envers la société par une pratique assidue de la ritualité religieuse : c'est se tromper de créancier, ou courir le risque de payer Dieu en une monnaie sans cours légal sur le marché des transactions célestes. On sait que la crainte de la mort, autant que celle de l'enfer, font se tourner les gens vers la religion avec une ferveur de plus en plus prononcée, à mesure qu'approche l'heure fatidique. Ceci se vérifie en tous lieux, chez tous les croyants et en toutes religions tant la quête de l'éternité est universelle et surclasse en attrait tout autre désir. Ne reste alors que l'obstacle « Azraïn », contre qui chacun tente de se prémunir, à sa façon, avec le maximum d'atouts en main. Ce faisant ne dérange en rien l'ordre sociétal si les dévots pensent trouver quelques cartes maîtresses dans l'observance de la ritualité ; atouts ou tranquillisants pour la conscience, à prix modique, sous condition cependant que leur champ d'application se limitât uniquement à ce qui concerne leur « redevance » à l'égard de Dieu : Ddin comme on l'appelle communément. Ce qui dérange par contre, c'est lorsqu'ils mélangent ce qui est dû à la société (fruit de leurs péchés ou résultant d'un devoir civique inaccompli), d'avec ce qui l'est envers Dieu, qui n'est, lui, que le pendant de l'adoration, de la soumission, n'ayant nul besoin d'être la contrepartie d'une quelconque transgression de la loi, de la morale ou autre. Le croyant peut en effet se suffire de prier Dieu seulement pour le remercier de l'avoir créé, de le maintenir en vie, de lui donner la bonne santé et tout le reste ; il n'a nul besoin d'avoir à se reprocher quoi que ce soit à l'égard de quiconque pour ce faire. Les dettes vis-à-vis de la société des hommes - chaque être ayant les siennes - il devra les payer ici-bas, à qui de droit, non par la prière, le jeûne ou le pèlerinage-si l'on s'en tient à l'Islam- mais par son action de tous les jours, en faisant le « bien » tel que la morale sociale, les usages, le droit le définissent et le circonscrivent. Comme nul n'est parfait, chacun porte en lui le poids de ses bonnes actions et ses turpitudes, l'essentiel étant que le croyant aspire à ce que son bilan contienne globalement plus de miséricordes que de nuisances. Mais pour qu'il puisse se présenter devant son Créateur avec un bilan significatif autant à l'actif qu'au passif, il est indispensable que ce soit avec une clarté des comptes irréprochable (sans cadrage diraient les comptables), notamment vis-à-vis des débiteurs et des créanciers. Or c'est la confusion des genres, entre ce qui est dû au divin et ce qui l'est aux hommes (en porte-à-faux par rapport à la sentence trivialement connue qui dispose qu'il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu), qui est en grande partie cause de perversion du dogme religieux. Pourquoi ? Parce qu'il conduit certains à penser que l'on peut se livrer à toutes sortes de transgressions, y compris les crimes les plus abjects, durant l'essentiel de son existence, avec la possibilité de s'en dédouaner au dernier quart d'heure, par le seul accomplissement de quelques rites salvateurs. En Islam, certains pensent même qu'il suffit de prononcer la « chahada » juste avant le trépas ou de « laver ses os » par un pèlerinage à La Mecque, pour se voir absous de ses crasses. Chez les Occidentaux, en pays de confession chrétienne, cette confusion, après avoir empoisonné durant des siècles la vie de centaines de millions de fidèles, a fini, pour l'essentiel, par être levée avec l'instauration de la laïcité, laquelle ne veut pas dire négation de la religion mais seulement séparation des deux piliers institutionnels, l'Eglise et l'Etat, sur lesquels repose le socle sociétal, même si la sécularisation ne se présente pas à l'identique dans tous les pays concernés. Désormais si l'institution «Eglise» veille sur la transcription comptable du flux des redevances de ses ouailles d'avec leur Créateur, l'Etat, lui, se charge de celle de ses administrés vis-à-vis de la société. A la première échoit un droit de regard sur les âmes, exercé notamment par l'usage des sacrements et assimilés tels que l'excommunication, la confession des pécheurs, et même le privilège « d'effacer » leur ardoise par l'extrême onction. Il fut même un temps où il suffisait de la fameuse « Indulgence », cette lettre signée par l'autorité ecclésiale, pour extraire un proche du purgatoire. Au demeurant, c'est la marchandisation de ces lettres qui constitua une des raisons de la « protestation » du réformiste Martin Luther (début du seizième siècle) et lui en coûta l'excommunication. Fort heureusement cet épisode, infirmé en dernier ressort par Vatican II, est de l'histoire ancienne ; mais ceci est un autre débat. Présentement, après l'Eglise, c'est au second pilier, l'Etat, qu'échoit la prérogative de promulguer un Droit positif, émanation en principe de la volonté populaire, au regard duquel sont gouvernés les citoyens avec le principe d'égalité de tous devant la loi, sans discrimination aucune. Désormais grâce à la consécration de la distinction entre les deux binarités Eglise/spiritualité et Etat/temporalité, le citoyen se singularise par rapport au fidèle et la confusion, source de nombre de désordres, s'en trouve écartée. La société est civile, l'Etat est neutre, indépendant du clergé et n'interfère en rien dans la relation, ou ce qui est censé l'être, avec le divin. La dette et la créance de chacun envers la société à laquelle il appartient sont régies par un « contrat social » et réglées dans le respect des lois, du sens civique ou de la morale citoyenne. Il y a ainsi deux « comptabilités » séparées et chaque institution tient la sienne à sa manière. Qu'en est-il en Islam ? En théorie il proscrit toute intermédiation avec le divin. Le musulman est seul devant son Créateur auquel il devra, au jour dernier, rendre compte de ses actes. Ceci est a priori excellent car comme le dit l'adage : Mieux vaut avoir à faire directement au Bon Dieu qu'à ses Saints. Pour autant et paradoxalement, c'est en contrées musulmanes que les malentendus sont les plus handicapants quant à la gestion de la cité. Malentendus, sources d'imbroglios quant à la délimitation des champs de compétence du spirituel et du temporel. La raison tient à la présence interférente voire intempestive de mandataires, quand bien même il y a absence officielle de clergé, qui ont fait de l'Islam leur chose à titre quasi-monopolistique. En effet, la réalité du monde musulman est régie par un corpus de lois pour l'essentiel d'origine et/ou d'inspiration divine. Il a préséance sur tout ce qui émane de la volonté populaire et il est entre les mains d'une congrégation de docteurs de la foi, de jurisconsultes qui font du juridisme un métier à part entière. Un juridisme réservant une part congrue au dogme, au détriment de la raison humaine (à l'exception de la parenthèse « mu'tazilite » dont la disparition programmée mit un terme au seul courant rationaliste qu'ait connu l'Islam). On est là face à une de ces incongruités dont l'histoire a le secret en ce sens que, contrairement au christianisme qui connut sa renaissance après l'ère médiévale, c'est, pour l'Islam, l'inverse qui s'est produit après la disparition du « mu'tazilisme ». Depuis l'Ach'arisme, les docteurs de la foi ont pris la suite. Désormais ce sont eux qui intiment la marche au destin des croyants. Ils régulent, ils décident de ce qui est licite ou non. Leur rapport à l'égard du fidèle, est un rapport de sujétion du fait qu'ils sont sur un piédestal hors de la raison profane, duquel ils prononcent des sentences touchant autant à la vie qu'à l'au-delà. Sentences qui ne peuvent que paraître vérités aux yeux des fidèles car paroles de Dieu, donc inaccessibles à la critique, à l'amendement et encore moins à l'abrogation. Finalement l'Islam qui a cru s'être allégé en se débarrassant du poids du clergé, s'en est trouvé à lui substituer un corps de rechange encore plus pesant, indécrottable à tous ceux qui seraient tentés de s'en défaire ou de le réformer. De Djamel Al Dîn El Afghani et Mohamed Abduh aux plus récents, Malek Bennabi et Mohamed Arkoun, pour ne citer que ceux-là, tous ont eu à vérifier la calcification du conservatisme d'une confrérie qui se veut inamovible. Vaincus, les réformistes cèdent la place aux gardiens professionnels de l'orthodoxie, toujours prompts à noyer le verbe dans le verbiage, s'octroyant d'autorité la gestion de la parole de Dieu, son explication et l'interprétation de la « chari'a ». Un corps intouchable, militant et très actif, qui finit par s'imposer auprès des masses, les entraînant dans un processus de régression des plus préjudiciables. C'est lui qui est le plus consulté par le commun des mortels et ce dans tous les domaines de la vie même si, souvent, c'est à propos de futilités. Un corps qui dicte sans assumer de responsabilité, qui s'estime n'avoir de compte à rendre qu'au divin, ne se soumettant à aucun contrôle populaire, n'acceptant qu'une certaine compromission, par calcul, avec les pouvoirs politiques qui s'en trouvent eux-mêmes à le solliciter pour légiférer par fatwas et assimilés, voire pour intermédiation. La confusion est encore plus profonde lorsque ces mêmes pouvoirs se mettent eux-mêmes de la partie en se dotant de structures politiques et administratives ayant pour mission de s'occuper de la gestion du culte, sous couvert de son étatisation. Ils peuvent ainsi délivrer concomitamment leurs propres messages, emballés dans une piété gratifiante à même de les faire avaler sans réticence. Comment dès lors s'étonner, face à un tel embrouillamini, que de simples gens ne fassent la confusion entre ce qui appartient à César et ce qui l'est à Dieu ? De là à ce que tout débiteur tente de se libérer de sa dette vis-à-vis de la société en se suffisant du prix de la prière ou quelque autre ritualité, il n y a qu'un pas que des millions de pénitents franchissent allègrement chaque jour que Dieu fait. Quant à le faire par un autre moyen plus conforme à la nature de ce qu'ils doivent, peu leur chaut. Ils accumulent ainsi une épargne virtuelle en « hassanate » pour l'au-delà, laissant ici-bas une dette qui, elle, bien réelle, ne cesse de s'accumuler au point de faire courber l'échine à ceux qui la supportent et c'est bien là la problématique d'une communauté croulante, incapable de se redresser. Saha Aïdkoum |
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