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L'Aïd El-Adha 2015. Oran, depuis une quinzaine
de jours, a ressemblé à de nombreux endroits à un espace rural en miniatures où
l'on vendait sur des tables improvisées, composées pour la plupart de plaques
en contreplaqué posées sur des appuis métalliques, du charbon en sacs blancs («
el f'hem » en arabe) de différents poids, selon la demande, pour l'enfumage du
mouton et sa cuisson. Des troupeaux de moutons broutaient le gazon, pour
certains à proximité des écoles, et l'herbe des surfaces en friche, ne faisant
pas la différence comme du côté de Belgaïd, entre ce qui est vert de terre et
ce qui est bleu de plastique.
Impression 1. On n'avait plus l'impression d'être dans une ville moderne, sur laquelle on a voulu appliquer récemment des conceptions du genre « villes intelligentes » ou métropoles, ou disons dans une ville au sens occidental du terme. Constat 1. Les autorités laissent faire, elles n'interviennent jamais d'autant plus que le phénomène prend de l'ampleur malgré des recommandations très insuffisantes sur la radio pour ce qui concerne le contrôle du cheptel. Recommandation 1. C'est toute l'organisation et la gestion de la ville algérienne qui est à (re) voir dans pareilles occasions où les règles d'urbanisme ne prévoient pas des dispositions adaptées. Il s'agit d'interroger la nature de la ville et d'éviter l'application de règles universelles. Constat 2. La recherche universitaire est censée ne plus se limiter aux modes de réflexion institutionnalisés, et encourager de ce fait les méthodes d'enquête et de reportage qui peuvent être à l'origine de nouvelles théories, particulièrement adaptées aux « réalités locales ». Réflexion 1. Le mépris de la société algérienne, de ses tendances culturellement ancestrales, conduit les autorités à faire le choix de conceptions spatiales qui compliquent leur appropriation par les populations. Commentaire 1. Les populations culturellement aliénées, acculturées par l'ancien colon, déculturées par le pouvoir postcolonial, ne font que transformer ou détourner les espaces conçus comme de faire des espaces verts généralement peu plantés, des aires de stationnement pour les voitures des particuliers et les grands semi-remorques, des aires de sacrifice du mouton de l'Aïd, ou de lavage des véhicules de différentes tailles. Dans ces aires, et dans une espèce de para-réalité, où les valeurs ancestrales sont pour ainsi dire dévaluées, le profane et le sacré se mélangent, ils réclament leur droit à l'existence dans un même monde, celui du souillé et du pur sans pour autant se dénaturer et se confondre complètement. Réflexion 2. La ville algérienne donne à voir seulement les urbanistes n'ont pas encore décidé de commencer à comprendre ses logiques urbaines. Les législateurs se suffisent de l'importation des procédures et des lois souvent françaises qu'ils plagient sans se soucier de leur efficacité dans la réalité urbaine algérienne. Par cette attitude qui perdure depuis quasiment l'aube de l'indépendance, l'État algérien ne fait que prolonger l'échec de ses choix urbains et perpétuer leur inefficacité avérée. Constat 3. L'Aïd est devenu le théâtre de pratiques qui ne peuvent plus être contenues par l'esprit élitiste des décideurs qui vénèrent les modèles occidentaux, qui voyagent en Europe et qui reviennent éblouis par les prouesses de l'aménagement occidental qu'ils tentent dans de nombreux cas de reproduire tels quels dans la ville algérienne tout en maintenant l'idée que l'Algérien est incapable d'inventer un modèle qui répond à ses besoins directs. Réflexion 3. Le décideur algérien est insensible à son propre potentiel culturel. Il le méprise au point d'en garder juste le semblant d'une peau sans le contenu. En cela, il ressemble à l'ancien colon qui a inventé le néo-mauresque, une architecture faite de remplissage européen. Constat 4. Les moutons ont empêché la circulation, sous les fenêtres de certaines mairies, et d'autres équipements publics, au su des gendarmes et des policiers qui n'ont pas dérangé les affaires des vendeurs de l'Aïd. Le mouton a été comme naguère au-dessus de la loi, et à la portée d'une tradition qui n'a pas encore trouvé son espace propre dans une ville dessinée selon les exigences d'un ailleurs occidental qui peine à être un ici oriental. Commentaire 2. Le choc des cultures existe bel et bien dans l'urbanisme algérien. Celui-ci, bicéphale, est composé de deux parties. D'une part, il y a l'urbanisme réglementaire qui agit contre la tradition, utile ou inutile, de l'Algérien. Son inspiration est en permanence « ailleurisée », augmentant de ce fait la confusion spirituellement identitaire de l'Algérien. D'autre part, il y a « l'urbanisme réel », ou « l'urbanisme du vécu » qui invente et réinvente en continu son espace au milieu des ratages des aménagements publics. Ces derniers, par l'habitant, sont « icisés » dans le sens de remis à la force du local qui est « le véritable urbanisme », c'est-à-dire cette réalité à partir de laquelle nous sommes censés construire et développer nos enseignements. Commentaire 3. La formation universitaire, des architectes en particulier, n'aboutit pas parce qu'elle ne repose pas, entre autres, sur l'observation de l'espace local; elle ne fait qu'idéaliser le rêve de l'Occident, comme de plébisciter l'exercice de la maison modèle. Le même commentaire s'applique sur l'urbanisme puisqu'à ces jours, il n'existe pas encore un cours qui s'attarde sur l'histoire et l'étude urbaines des villes-agglomérations algériennes. Les programmes universitaires demeurent rigides et soumis aux approbations de commissions qui sont incapables d'émettre un véritable avis ou aperçu critique sur leurs contenus. Conclusion. Les villes algériennes subissent les dégradations de l'Etat et des populations. Seulement, les dégradations des populations sont plus ou moins acceptables, car la ville leur appartient, elle est censée, pour paraphraser un propos d'Henri Lefebvre, sociologue, être la projection de leurs pratiques sociales. Bien sûr, nous comprenons le désarroi des architectes qui suspectent ce type de discours au point de le qualifier de populiste, ou de le dénigrer. Les architectes ne peuvent pas comprendre que la laideur est une expression culturelle, que le désordre de l'Aïd cache un ordre religieux, et qu'au lieu de la combattre et de l'augmenter (in) consciemment par leur déconnexion des espérances sociales, ils devraient tenter de la comprendre, de l'analyser et de l'élever au rythme des règles qui imposent la discipline dans l'acte de construire et d'aménager. C'est ce que nous appelons le beau. * Architecte-docteur en urbanisme, enseignant-maître de conférences |
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