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Structure sociale, marchés et démocratie

par Arezki Derguini *

Suite et fin

La société est soumise à la passion du progrès social, dans notre cas à une soif de la consommation, par où s'introduit le principe de l'inégalité et de la domination. Elle est aussi soumise à la passion de l'égalité par laquelle elle établit son unité, l'égalité devant la loi.

On peut soutenir que l'histoire emporte les sociétés dans une différenciation qu'elles finissent par adopter, ou ne pas supporter, étant donné le solde des avantages et des charges comparés. La société européenne a pu faire de la guerre un principe structurant du fait qu'elle ait pu supporter une structure guerrière qui lui conférera un avantage comparatif. La société berbère, quant à elle, n'ayant pu entretenir une classe de gens d'armes, dut se réfugier dans une relative indifférenciation sociale en persistant dans ce que l'on peut appeler une civilisation villageoise[4]. Après la chute de l'Empire romain, elle a globalement persisté dans son monde antique sans cités ni guerriers. La thèse de la société contre l'État de Pierre Clastres lui convient parfaitement. Conjurer la différenciation, parce que production d'inégalité et menace sur la cohésion, fut pendant longtemps son ressort le plus intime.

Aujourd'hui, nous pouvons dire que nous nous trouvons devant le paradoxe suivant : étant donné les ressources naturelles, la satisfaction conjointe des passions pour le progrès et pour l'égalité justifie l'état d'indifférenciation de la société. On accepte le progrès, mais on refuse la domination que cela pourrait donner à quelques groupes de la société sur d'autres. On n'a pas confiance dans la capacité des élites à s'identifier à la société et dans la capacité de la société à s'identifier à ses élites.

La dialectique de l'égalité et de l'inégalité est au cœur de la dynamique de toute formation sociale. L'inégalité est le facteur dynamique par lequel la société se détend, se projette, aspire à s'incorporer la différence et l'égalité est le principe de cohésion par lequel les derniers et les premiers se tiennent les uns aux autres, se rassemblent après s'être séparés, marchent sous la même bannière. La division de la société en guerriers et paysans a permis par l'exploitation du travail des paysans de dégager un surplus qui entretiendra la classe guerrière et ses activités. L'exploitation des paysans explique la croissance de la vie matérielle au cours du Moyen Âge[5]. En retour, le développement du métier des armes permet le développement d'autres métiers puis du travail agricole, créant ainsi un cercle vertueux de croissance qui se traduit par un accroissement du pouvoir d'achat et l'apparition d'une bourgeoisie dominante. L'exploitation féodale du travail paysan, tout comme celui bourgeois du travail ouvrier en multipliant la vie matérielle, se transformait en nouvelles productions et nouveaux pouvoirs d'achat. La lutte pour la domination puis la lutte pour l'égalité, se retrouvant dans le cercle vertueux de la croissance, enchaînaient les séquences historiques. La domination extérieure, en offrant de nouveaux marchés aux nouvelles productions et la lutte interne pour l'égalité, créait de nouveaux pouvoirs d'achat internes qui transformaient le niveau et le mode de vie. La différenciation sociale progresse mieux d'autant qu'elle combine domination extérieure et égalité interne. L'individu stratège peut être à la fois égalitaire à l'intérieur, produisant de la cohésion sociale et inégalitaire à l'extérieur, produisant des débouchés (détruisant d'anciens marchés extérieurs et en créant de nouveaux en sa faveur) : la différenciation est extérieure avant d'être intérieure dans ses effets de domination : on épargne et exporte, puis une fois que la nouvelle différenciation interne a produit un pouvoir d'achat interne suffisant, on produit et on consomme. L'élite doit progresser dans le monde, la société accorder sa confiance dans une telle progression, de sorte que le revenu d'une telle progression puisse revenir aux différentes catégories de la société et pas seulement à l'élite.

Il semble aujourd'hui que nous soyons entrés dans une nouvelle phase de domination semblable à celle médiévale qui précède l'ascension monarchique, que la lutte pour l'égalité n'est pas en mesure de rattraper : la lutte pour la puissance n'a pas de retombées sur le bien-être social. Des auteurs parlent de stagnation séculaire. Tel Robert Gordon qui affirme qu'il y a un problème d'offre : il n'y a plus d'innovation majeure qui permet un accroissement de la productivité. Ou Larry Summers qui affirme qu'il y a un problème de demande : dans un contexte de forte croissance des inégalités, la croissance était due à un surendettement des ménages modestes, ce qui a conduit à la bulle des subprimes, suite à quoi l'on se retrouve aujourd'hui avec une demande atone. Avec le fordisme, les biens industriels étaient des biens de masse, la domination était synonyme de progrès social pour " les exploités " de la nation dominante. Maintenant que l'activité industrielle a conquis l'ensemble des champs de l'activité humaine, que la domination exploite largement la supériorité de la machine sur l'homme, il devient de plus en plus difficile de contenir l'inégalité sociale qui menace dès lors la cohésion sociale. La division de la société passe désormais par le rapport aux machines : nous avons d'un côté les individus de la catégorie supérieure, peu nombreux, dont le travail surclasse et commande à celui des machines, et de l'autre les individus de la catégorie inférieure qui sont ceux très nombreux et dont le travail est déclassé et commandé par celui des machines. On parle de polarisation du marché du travail à ses deux extrêmes[6]. Sous l'effet du progrès technologique, les emplois automatisables des services et de l'industrie ont disparu, induisant une forte polarisation du marché du travail entre d'une part, les métiers très qualifiés, dont la productivité a été décuplée par les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) et d'autre part, les emplois de service, plus précaires et moins bien rémunérés. Les sociétés émergentes en phase de croissance de rattrapage ont vu s'accroître leurs classes moyennes. Avec l'essoufflement de la croissance de rattrapage gagnée par la crise du modèle de croissance fordiste, on retrouve la polarisation du marché à ses deux extrêmes et la tendance à la contraction de la classe moyenne. La perspective d'un fléchissement de la création d'emplois, d'une déstabilisation des structures sociales gagne désormais les sociétés émergentes comme les anciennes sociétés industrielles.

Devant une telle situation, les sociétés ne sont pas égales : celles qui postulent l'irréductibilité du pluralisme humain du fait de la rationalité limitée des individus et des sociétés, puis le principe de domination comme inhérent à l'espèce humaine et enfin le principe d'égalité comme production sociale nécessaire à la paix entre les individus et les sociétés, ces sociétés accueillent mieux l'inégalité du monde que les autres qui font de l'égalité un postulat de départ et en fait n'ont pas une perception claire de la dynamique du monde et des sociétés. On peut donc distinguer entre les sociétés selon qu'elles font précéder le principe d'égalité ou celui de domination.

Celles qui partent du principe égalitaire (soumise à la passion égalitaire davantage qu'à la passion de domination) échouent en règle générale à soumettre le principe de domination, elles aboutissent de ce fait à des sociétés inégalitaires. La passion égalitaire, plus individuelle que collective (non par les effets), est négatrice de la passion de domination. Celle de domination comprend, sous-tend celle d'égalité comme principe de cohésion, parce que la cohésion est comprise comme force de la domination. Celles qui partent du principe inégalitaire (à la passion inégalitaire, dominatrice) en fixent les limites, si elles parviennent à être souveraines, aboutissent le mieux à modérer cette passion, et donc parviennent à des sociétés plus égalitaires. Il ne suffit pas de partir de l'égalité pour y parvenir. La passion inégalitaire est plutôt collective qu'individuelle. En fait, les sociétés qui gèrent mieux la passion inégalitaire de domination ne sont pas celles que l'on croit. Il y a celles qui refoulent cette pulsion et celles qui savent l'entretenir et la soumettre. Les individus, s'ils sont égaux naturellement, ne le sont pas socialement, ni au départ, ni à la fin. A titre d'exemple, les hommes guerriers étaient " supérieurs ", (plus dominateurs) que les femmes reproductrices. Aujourd'hui, la passion de domination se révèle différemment, la répartition de l'inégalité obéit à d'autres règles.

Ceci étant dit, quant à la dialectique de la différenciation sociale, il nous faut prendre en compte dans un troisième temps, la conjoncture économique et technologique actuelle. Suite à la révolution numérique, à la polarisation du marché du travail et à la forte croissance de la population active, il faudra revoir la structure d'occupation de la population active qui ne pourra être contenue par un marché national de l'emploi dont l'une des tendances majeures sera à la polarisation, à la contraction. Dans une plus grande mesure que les marchés de l'emploi des anciennes sociétés industrielles, le marché devra s'adapter à cette tendance. Pour être attractif et compétitif, deux pôles devront le tendre. Il faudra distinguer plus nettement entre marché local orienté, compétition et solidarité locales, investissement social d'une part et marché national orienté, puissance, investissement de productivité, compétition et coopération mondiales d'autre part. L'un des instruments d'une telle politique pourrait consister dans l'existence de plusieurs monnaies convertibles, l'une commune et nationale, d'autres complémentaires et régionales propres à chaque bassin d'emploi.

Le marché par lequel nous prenons part à la production globalisée et à la " compétition " internationale, au cœur de la puissance sociale et étatique, ne pourra plus assurer la cohésion et le principe d'égalité entre les citoyens et aura du mal à produire la ressource compétitive. Le principe de cohésion ne pourra plus être tenu par celui du marché national du fait précisément de la polarisation du marché du travail et de la forte croissance de la population active. Il est devenu évident que le principe d'égalité (devant la loi) dans une structure sociale différenciée ne tient pas dans une égalité de position, mais dans le principe de mobilité au sein de cette structure. Ce qui fait l' " égale liberté " des citoyens c'est la possibilité, la capacité de passer d'une position à une autre dans la structure sociale. On rappellera donc qu'une société juste est une société qui admet une mobilité acceptable dans sa structure sociale et non, comme nos réflexes et le ressentiment nous poussent à le croire, dans une égalité de positions. Cette bipolarisation du marché du travail (l'un exposé à la compétition internationale, l'autre pas) se traduira par le retrait de l'État d'un certain nombre d'activités et une redéfinition de la propriété sociale à la base de la solidarité et de l'autonomie individuelle[7]. La police, la justice et l'éducation n'ont pas besoin de disputer des ressources rares au secteur exposé à la compétition internationale pour être réalisées.

Une nouvelle place reviendra à la propriété collective qui deviendra un horizon majeur de la propriété publique en même temps que la propriété privée. La propriété sociale comme support des citoyens non-propriétaires s'apparentera aussi bien à une propriété collective que publique. On ne peut plus dire que la construction étatique et les constructions sociales relèveront d'une même logique, comme on ne peut plus soumettre le principe de cohésion à celui de puissance. Des centres de gravité locaux autonomes préoccupés de cohésion locale pourront soutenir des centres de gravité nationaux préoccupés de compétition mondiale. De leur capacité à construire une interdépendance viable, à admettre une certaine circulation entre eux, va dépendre la cohésion sociale et la pérennité des constructions sociales et étatiques[8].

Devant une situation mondiale de contraction de la production mondiale, d'un accroissement des inégalités et d'un affaissement de la classe moyenne où se distend le rapport entre l'élite et le reste de la société, les revenus supérieurs et les revenus inférieurs, du fait d'une émancipation du principe de domination du principe égalitaire[9], la cohésion sociale et la compétitivité vont dépendre du resserrement du rapport entre l'élite et la société.  

* Enseignant chercheur, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - député du Front des Forces Socialistes, Béjaia.

Notes

[4] Voir mon texte " Lettre à mes cousin(e)s et autres villageois " in le Quotidien d'Oran du 06 janvier 2014.

[5] Georges Duby. Guerriers et paysans, VIIIe-XIIe siècles. Premier essor de l'économie européenne. Paris, Gallimard, 1973.

[6] Voir " The Polarization of Job Opportunities in the U.S. Labor Market. Implications for Employment and Earnings " David Autor, MIT Department of Economics and National Bureau of Economic Research. April 2010.economics.mit.edu/files/5554 Et " Marché du travail : la grande fracture - Par Institut Montaigne , février 2015.

[7] J'emploie ce terme au sens de Robert Castel in " Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi " de Robert Castel et Claudine Haroche. La propriété sociale : "une sorte de moyen terme qui inclut la protection sociale, le logement social, les services publics, un ensemble de biens collectifs fournis par la société et mis à disposition des non-propriétaires pour leur assurer un minimum de ressources, leur permettre d'échapper à la misère, à la dépendance et à la déchéance sociale ".

[8] Pour faire image, on dira que nous avons là affaire à un retour des trois étages de l'économie de Fernand Braudel. L'économie de marché va être bipolarisée et elle ne pourra pas absorber toute la population active.

Une seconde image se rapporte aux centres de gravité de la vie sociale et matérielle. La cohérence de la société ne peut plus être fondée sur une cohérence marchande. La construction étatique ne peut par contre s'en dispenser. Étant donnée la nouvelle importance de l'économie non marchande, il apparaît que les centres de gravité marchand et non marchand devront être indépendants et que ces derniers devront produire leur propre cohésion.

[9] Voir la réponse de Steven P. Jobs dirigeant d'Apple au président Obama : "jobs aren't coming back " to U.S.. La puissance exige une délocalisation de la production en Chine. http://www.nytimes.com/2012/01/22/business/apple-america-and-a-squeezed-middle-class.html?_r=0