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Au moment du transfert de
souveraineté, en 1962, le premier gouvernement de l'Algérie indépendante
s'était aussitôt investi dans une option techniciste du «comment protéger le
patrimoine culturel ?».
Une attitude politique qui permettait, d'une part, d'user, «sans risque», de l'arsenal juridique et institutionnel hérité de l'ex-colonisateur, en y extirpant les dispositions et les dispositifs «contraires à la souveraineté nationale» et, d'autre part, d'écarter toute velléité de questionnement idéologique qui risquerait de contrarier la nouvelle forme de gouvernance, celle d'un «socialisme qui fait les hommes», arrêtée par le programme de Tripoli de juin 1962. L'expression «patrimoine culturel», ne figurant pas encore dans le lexique juridique algérien, les catégories, plus objectives de «biens culturels ou monuments meubles et immeubles», répondaient tout-à-fait à la nature technique de la commande. C'est dans cet esprit que les notions de «classement», d' «ouverture d'instance de classement», d' «inventaire supplémentaire» et d' «inventaire général» ont été reconduites, mécaniquement, dans les dispositifs juridiques et institutionnels algériens. Les politiques successives de protection du patrimoine culturel, depuis l'indépendance, ont été fondées sur cette logique technique, détachée de son ancrage social, qui autorisait le recours, «sans risque» à l'imitation juridique et institutionnelle. Osons, pour la première fois, énoncer une politique qui, au-delà de la dimension technique, sollicite les soubassements sociaux : «pourquoi et pour qui protéger le patrimoine culturel ?». C'est l'objet même de cette contribution, qui se veut être, d'abord, un examen rétrospectif du processus de translation - si translation il y a - de la sphère technico-juridique (protection - restauration), fortement soutenue, d'ailleurs, par les chartes et les épistémès d'écoles et de courants de pensées, à un nouvel espace fondamentalement politique et social qui ouvre l'accès à des approches renouvelées, pour la mise en cohérence du processus de patrimonialisation voire même sa correction. Etant entendu que ce processus est composé de deux segments asymétriques : le premier colonial et le second post-colonial. Au commencement était le premier Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), constitué en septembre 1958. Il comprenait, déjà, un ministère des affaires culturelles, confié à Ahmed Tewfik El Madani, jadis responsable du bureau des Affaires arabes du FLN au Caire, entre 1956 et 1958. Le choix porté sur ce personnage présidait, à notre sens, d'une volonté d'arrimage de la culture et de son versant patrimonial, sur le champ du droit musulman et coutumier, pour marquer une rupture franche avec l'ordre colonial. La suppression de ce ministère dans le deuxième gouvernement provisoire (janvier 1960 - août 1961) et le troisième (août 1961 - juillet 1962) est, par contre, significative d'une certaine hésitation à trancher sur le sujet. La désignation d'Ahmed Tewfik El Madani comme ministre des Habous, dans le premier gouvernement de la République algérienne démocratique et populaire de 1962, est révélatrice de cette hésitation qui a permis d'éviter un débat d'approfondissement, au risque de bousculer l'option arrêtée par le Conseil national de la révolution (CNRA), d'une Algérie uniformément et invariablement « arabe, musulmane et socialiste ». Nous aurions bien vu, à cette étape du recouvrement de l'indépendance, un «ministère des Affaires culturelles et des Habous » qui aurait réalisé le compromis nécessaire entre le droit colonial et le droit local, notamment en matière d'héritage, qui est à la base même du processus de transmission et de patrimonialisation. Il n'en sera rien, la culture et le patrimoine culturel furent soustraits des droits Habous et coutumier, pour être mis sur l'orbite du système romano-germanique, son esprit, ses notions et ses catégories juridiques, dans la perspective de sa sécularisation, en fait sa liquidation, un préalable à l'établissement d'une gouvernance socialiste. C'est dans la Charte de Tripoli que fut énoncée une « conception nouvelle de la culture », fondée sur le triptyque «national», «révolutionnaire» et «scientifique», pour la réalisation de la révolution démocratique et populaire. Dans la dimension «nationale», un rôle véhiculaire est assigné à la culture. Il se décline en trois missions essentielles : «reconstituer, revaloriser et faire connaître le patrimoine culturel et son double humanisme classique et moderne afin de les réintroduire dans la vie intellectuelle et l'éducation de la sensibilité populaire ». La reconnaissance, d'une part, des valeurs humanistes classique et moderne, contenues dans la philosophie, la littérature et l'art classique antique et moderne, comme fondements du savoir et de la connaissance et la nécessité, d'autre part, de «les réintroduire dans la vie intellectuelle et l'éducation de la sensibilité populaire», sont significatives d'une option conceptrice et créatrice de la culture (sens étymologique du mot culture), qui doit passer, préalablement, par une étape de remise en état, de rétablissement, de remise en vigueur et de réintroduction d'une «culture» et d'un «patrimoine culturel» confisqués et dénaturés par le fait d'une longue colonisation. Les termes «culture» et «patrimoine culturel» sont reconnus, ici, comme catégories formelles d'un même ensemble significatif. Dans la dimension «scientifique», la culture fut appelée à «se définir en fonction de son caractère rationnel, de son équipement technique, de l'esprit de recherche qui l'anime et de sa diffusion méthodique et généralisée à tous les échelons de la société». La science, comme «équipement technique» et «esprit de recherche» et la langue arabe, «comme instrument de culture scientifique moderne», sont envisagées, ici, dans un rôle d'outils et d'instruments d'encadrement du processus révolutionnaire. Dans cette vaste construction conceptuelle, il ressort, en filigrane, que la culture n'est, à aucun moment, interrogée dans sa fonction créatrice, au sens de l'art et de l'esthétique, des modèles, des valeurs et symboles qui gouvernent le vécu algérien collectif. La rupture révolutionnaire devant faire table rase de tout particularisme et de toute expression antagonique du processus révolutionnaire. La culture ne sera sollicitée que comme vecteur de transmission et de propagande d'un discours révolutionnaire « engagé », fondé sur des valeurs « authentiques », hissées à la limite de la sacralité. Ce discours « révolutionnaire » est puisé, dans son énoncé et ses formulations, du corpus des connaissances idéologiques et politiques, hérité du mouvement national. Un discours où l'Islam, la langue arabe, le socialisme et l'ancrage sur l'orbite du monde arabe puis du tiers monde et des pays non-alignés, vont constituer des invariants «théoriques», qui prédétermineront tout débat sur l'identité culturelle et la définition de la Nation algérienne. Il était attendu de ce discours «fondateur», la réalisation d'une rupture avec l'ordre ancien, qui aurait garanti la cohérence d'une «nouvelle conception de la culture», à l'endroit d'un peuple libéré du joug colonial. Il n'en sera rien, là aussi, au vu du rendu de la première Assemblée constituante de l'Algérie indépendante, réunie en novembre 1962, qui adopta une loi de reconduction du système juridique français «loi du 31 décembre 1962 portant reconduction de la législation en vigueur au 31 décembre 1962, sauf dans ses dispositions contraires à la souveraineté nationale algérienne». Dans l'article de la revue Insanyat «Les séquences du changement juridique en Algérie. Cinquante ans de droit (1962 - 2012)», le juriste maître Ahmed Mahiout écrivait à propos de cette reconduction : «C'est une position de bon sens car on ne peut pas, du jour au lendemain, remplacer le droit colonial et il faut un certain temps pour mener à bien une opération de cette ampleur? Néanmoins, on peut être surpris de voir ainsi un pays sortant d'une guerre longue et meurtrière chausser en quelque sorte les bottes juridiques de la puissance coloniale, se tourner vers les codes, les lois et les règlements français pour leur donner effet, surtout que ces instruments ont constitué un arsenal du droit de la répression qui a sévi en Algérie, notamment pendant la période de la guerre de libération». Comment la reconduction de la «législation française» allait se traduire dans les champs de la culture et du patrimoine culturel. Comment le législateur algérien, pour garantir la neutralité des textes juridiques, est intervenu, pour y soustraire et y extirper «les dispositions contraires à la souveraineté nationale et celles qui sont d'inspiration colonialiste ou discriminatoire ou portant atteinte aux libertés démocratiques» ? Ceci nous mène à nous interroger sur les aspects de doctrine, sur le recueil des avis de juristes, de spécialistes et autres documents de référence, qui ont permis la reconduction et l'application du droit français à un nouveau contexte, un autre lieu, une autre histoire et surtout une autre population, majoritairement analphabète, organisée en communautés, de forte tradition orale et relevant d'une temporalité musulmane et coutumière. A son corps défendant et en l'absence d'un corpus de savoir requis, notamment en matière de droit, d'histoire, d'archéologie et d'anthropologie, le législateur algérien croyait n'avoir endossé la législation coloniale que dans son versant technique, considérant que le transfert de souveraineté pouvait se réaliser au travers d'une simple transposition de missions, d'édifices et d'équipements, du moins dans un premier temps. Le contexte de ce transfert n'était pas aisé, il faut l'avouer, face à des priorités et des engagements du nouvel Etat algérien, notamment les contraintes liées aux accords d'Evian sur les garanties des droits de la minorité française. Dans les faits, la législation coloniale a été reconduite dans sa doctrine, sa jurisprudence et son historiographie juridique. Nous citerons les principaux textes reconduits : - Loi française du 2 mai 1930 relative aux monuments naturels et sites de caractère artistique, historique, scientifique légendaire et pittoresque, et l'ensemble des textes qui l'ont complétée et modifiée». - 0rdonnance n° 45-1546 du 13 juillet 1945 portant organisation provisoire des musées des beaux-arts». - Décret du 14 septembre 1925 concernant les monuments historiques en Algérie, modifié par des décrets des 3 mars 1938 et 14 juin 1947 et la loi du 21 novembre 1954». - Décret du 9 février 1942 étendant à l'Algérie la loi du 27 septembre 1941 confirmée par l'ordonnance du 18 septembre 1945 sur les fouilles intéressant la préhistoire, l'histoire, l'art et l'archéologie». - Décret du 10 septembre 1947 réglementant la publicité, l'affichage et les enseignes en Algérie». - Arrêté du 26 avril 1949 modifié et complété portant création en Algérie de circonscriptions territoriales pour la surveillance des gisements archéologiques et préhistoriques». Ce corpus de textes juridiques n'est pas aussi technique qu'on le croit. Il a, d'abord, un caractère territorial (Départementalisation française de l'Algérie) et s'applique à une population régie par un droit civiliste, qui consacre la liberté de l'individu comme source du droit. Il ne peut concerner cette autre population, autrefois de statut civil indigène, musulman et coutumier qui, au contraire, consacre la primauté du communautaire et de la famille sur l'individu. Faut-il penser, alors, que ces textes juridiques, ainsi reconduits, ne s'adressaient pas à cette population, dont les intérêts patrimoniaux ressortent d'une autre temporalité ? Nous comprenons bien que le droit colonial ait été adopté par le nouvel Etat indépendant, pour ses vertus modernistes, qui consacraient le mieux, l'autorité d'un pouvoir central. Ce qui, cependant, est surprenant voire paradoxal, c'est d'avoir retiré et extrait de la sphère juridique des Habous et de la coutume, tous les aspects inhérents à la culture et au patrimoine culturel, en réduisant le droit musulman au seul statut personnel. Le ministère des Habous s'appellera désormais le ministère des Affaires religieuses. Le domaine de la culture et son versant patrimonial se voient régis par le seul droit civiliste français. Entre 1962 et 1967, à travers la Constitution de 1963 puis la Charte d'Alger de 1964, le discours sur la culture et le patrimoine culturel allait montrer une certaine ambivalence voire une dissonance entre une détermination politique de rupture avec l'ordre ancien et la réalité d'un contexte de décolonisation fort complexe. L'indépendance de l'Algérie étant «convenue» en coopération avec la France (Accords d'Evian), une situation qui sera dénoncée au lendemain du « redressement révolutionnaire» du 19 juin 1965, par le chef de l'Etat, le défunt Houari Boumediene, le 27 décembre 1973, à l'occasion de l'installation de la commission nationale de la législation chargée de finaliser l'algérianisation de la législation héritée de la colonisation française : «il est illogique» disait-il «que nous continuons à être régis par des lois établies par ceux qui pratiquaient les moyens d'oppression contre nous et que nous recourions à ces lois pour prendre des décisions nationales». Dans ce contexte de «rupture», l'encadrement français continua d'assurer la direction des affaires culturelles, notamment les domaines de l'archéologie, des musées, des monuments et sites historiques, en garantissant la poursuite des programmes de recherches engagés et en assurant l'enseignement de l'histoire ancienne et de l'archéologie à la faculté des Lettres d'Alger. C'est avec le concours d'un panel de chercheurs et d'enseignants «amis de l'Algérie» que sera élaborée la première loi nationale relative au patrimoine culturel, dite ordonnance 67-281 du 20 décembre 1967 relative aux fouilles et à la protection des sites et monuments historiques et naturels ». Au-delà de la forme juridique et bien que préparée par une sous-commission, désignée par la Commission nationale des monuments historiques, sous la direction des musées et monuments historiques, il est bien établi que c'est P. A. Février, professeur d'histoire ancienne et d'archéologie à la faculté des Lettres d'Alger, directeur du Centre de Recherches sur l'Afrique Méditerranéenne (CRAM), Inspecteur des Antiquités et conseiller du ministre de l'Education, qui pilota la translation des textes juridiques français au texte algérien, dans l'esprit et les catégories juridiques du système romano-germanique. Le droit musulman et coutumier étant considéré, dans ce contexte, comme droit modifié et altéré par la coutume et donc sans cohérence et sources historiques fiables, ce qui ne sera pas le cas du Maroc et de la Tunisie, sous protectorat français, où le droit musulman régissait la culture et le patrimoine culturel, parallèlement au droit romano-germanique, dans une sorte de compromis et de partage des compétences et des responsabilités. L'ordonnance 67-281 a cette originalité d'avoir reconduit la législation coloniale, en reproduisant le quadrillage méthodologique des trois anciens départements (Oran, Alger, Constantine). Un découpage qui coïncide avec la carte de répartition des vestiges romains (Atlas archéologique de Stéphane Gsell), celui qui a déterminé la partition de l'Algérie en deux entités distinctes : une Algérie du Nord, marquée par l'omniprésence des sites et monuments romains et un Sahara dit «territoires du Sud», une surface dix fois plus grande, où la romanisation n'a pu s'établir. La ville de Messaâd constituant la limite d'extension vers le Sud des traces romaines. La circonscription archéologique n'allait pas au-delà de cette limite. Le Sahara ne sera jamais soumis au régime des circonscriptions archéologiques, un no man's land archéologique, où l'absence de traces puniques, romaines, vandales, byzantines, turques et même coloniales contrariait les possibilités d'un ancrage territorial. L'article 7 de l'ordonnance 67-281 disposait : «Le territoire national est divisé en circonscriptions archéologiques...». Cette ordonnance s'est confortablement installée, de 1967 à 1998, malgré l'exigence de l'algérianisation du dispositif législatif algérien, ordonnée par la loi du 05 juillet 1973, qui mettait fin, à compter du 05 juillet 1975, à la loi de reconduction de la législation française. Quelle est la force et la portée de cette ordonnance, qui a dominé le paysage patrimonial algérien plus de trois décennies ? Il faut bien reconnaître qu'elle présente, dans sa philosophie, son énoncé et ses mécanismes, une cohérence remarquable, qui procède d'un riche corpus juridique dans les domaines de l'archéologie et des monuments historiques et d'une jurisprudence substantielle en matière de domanialité publique et de règle d'inaliénabilité, les deux clés du système de protection du patrimoine culturel. Or, et c'est là le point essentiel, toutes ces caractéristiques juridiques relèvent d'une doctrine et d'une historiographie coloniales, applicables à une Algérie conçue en tant qu'ex-département français. Dans cette acception, il est bien certain qu'elle a bien servi la protection des fouilles, des monuments et sites historiques et naturels. Comment cette ordonnance a pu traverser, sans encombre, les différentes étapes de transformation et de mutation qu'avait connues le pays ? Déjà, avec la Charte nationale de 1976, il était attendu un réexamen ou du moins une révision de cette loi, pour son adaptation aux réalités nouvelles. Il n'en sera rien, là aussi. Cette Charte, il faut le rappeler, avait ce mérite d'avoir permis de dessiner une première cartographie des forces sociales réelles et potentielles et de mesurer la hauteur des antagonismes et des conflits de classes, qui n'ont pu se fondre et se dissiper dans le moule d'un nationalisme conservateur. De la diversité des situations enregistrées, s'est révélée une réalité culturelle et linguistique aux caractéristiques multiples, qui ne pouvait s'inscrire dans un dispositif monolithique, pré requis d'une doctrine «révolutionnaire» uniformisante et égalitariste. A suivre... |
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