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MORETTI, LA MERE EST BELLE

par Notre Envoyé Spécial À Cannes : Tewfik Hakem

Et si le merveilleux film de Nanni Moretti, «Mia Madre», sur la mort de sa mère était aussi une belle allégorie de la mort d'un certain cinéma ? A Cannes, on peut aussi mesurer l'ampleur des mutations en cours ou déjà accomplies de l'industrie cinématographique.

Jusqu'ici tout va bien. La fête bat son plein et le tapis rouge attire encore les badauds. Les professionnels de la profession continuent à signer des contrats à l'ombre des palmiers et les cohortes de journalistes venus du monde entier et accrédités selon l'importance de leurs supports médiatiques ont vraiment la certitude de participer à l'évènement le plus important de l'année et à la bonne marche de l'industrie mondiale des films.

Pourtant, on peut se demander si cette fête ne ressemble pas à l'ultime bal du Titanic. Tout le monde danse, personne ne remarque que le paquebot prend l'eau de toutes parts. Personne, sauf les premiers concernés, les financiers. Cette année la personnalité la plus convoitée de la Croisette n'est ni une star de l'écran ni un maestro de la réalisation, mais le gros Ted Sarandos, le big boss des programmes et contenus de Netflix. «We're not anti-theaters, we're pro-movies», a déclaré Ted Sarandos pour défendre la VOD (vidéo sur demande) qui fait le succès de son entreprise. La conférence a été mouvementée. André Lange, le responsable du département "Informations sur les marchés et les financements" de l'Observatoire européen de l'audiovisuel, a dégainé le premier la question que tout le monde n'osait poser au nouveau petit géant américain: «Avez-vous conscience que dans 5, 10, 15 ans, le modèle Netflix pourrait détruire l'écosystème de la production de films en Europe» ( contrairement aux autres diffuseurs installés en France, Netflix n'est pas tenu de participer financièrement à la création de films). Ted Sarandos, sourire en coin, genre «qu'est-ce qu'ils font chier ces petits french» n'a même pas eu besoin de répondre, laissant à Harvey Weinstein, producteur américain des films de Tarantino entre autres et patron de The Weinstein Company, partenaire de la première heure de Netflix de voler au secours de son partenaire. Il a attaqué le système protectionniste français («le gouvernement ferait mieux de dépenser son argent dans les hôpitaux») et aux chaînes de télévision (qui «ont reçu un appel de réveil avec ce que Netflix a fait» ). Pour lui, les Européens sont à la traîne et n'ont pas compris les mutations du cinéma, et que ce n'est pas la faute aux évolutions technologiques si les produits français et européens ont du mal à s'exporter. Harvey Weinstein a rappelé que le dernier film français vendu aux networks américains a été «Z» de Costa Gavras, ce qui fait plaisir au passage...

Parallèlement TF1, France-Télévision, Canal Plus et M6, autant dire l'association des plus grandes entreprises de l'audiovisuel en Europe ont fait part de leur inquiétudes aux dirigeants et fondateurs de Twitter et Facebook qui ont dû bien se marrer. Les principaux financiers du cinéma européen pointent le danger des nouvelles applications Périscope (Twitter) et Meerkat (Facebook) qui permettront de diffuser en live de la vidéo, «une véritable menace, et le mot est faible, pour tous les contenus protégés par les droits d'auteur», tonne Laurent Cotillon, le directeur de la revue professionnelle «Le Film Français», sans trop se faire d'illusion. «Innover, créer de nouveaux usages, est une liberté à laquelle chacun a droit, mais cette liberté ne doit pas aller contre le droit ou l'éthique. Cela s'applique à de nombreux domaines scientifiques: le digital ne doit pas y échapper au nom de la liberté du net». Allez tenir ce discours aux Américains de Facebook et Twitter, eux qui ont besoin de leurs nouvelles applications pour monétiser à terme leurs audiences !

Ce qui est particulièrement amusant c'est qu'on peut tomber dans ce même numéro du «Film Français» sur une pleine page de pub qui annonce «Adaline. Exclusivement en e-cinéma, le 22 mai». Voilà donc un film qui sort vendredi prochain directement sur les supports numériques...

Pendant ce temps, ailleurs dans le monde et spécialement en compétition officielle, les films sont contraints à une gymnastique linguistique pour des raisons économiques. «The Lobster» est un film réalisé par un réalisateur grec mais qui parle en anglais, le «Tale of tales» de l'Italien Matteo Garonne aussi. Les deux exemples et leurs castings internationaux ne semblent pas avoir fait frémir les marchés internationaux pour autant.

Autres signes, Coppola et Scorsese qui peaufineraient à l'heure actuelle des séries pour des chaînes de films en VOD et David Lynch qui préfère reprendre la série Twin Peaks plutôt que de venir se faire chier à Cannes. Les contenus et les supports sont en pleine mutation, maman, on fait quoi alors?

Du coup, le très beau film du dernier des grands réalisateurs européens, Nanni Moretti, «Mia Madre», présenté en compétition officielle, n'est pas seulement un bel hommage à sa mère disparue, mais une allégorie de la fin d'un cycle, la fin d'un certaine manière de concevoir et de recevoir les films, la fin du monde qui se renouvellera bien sans nous, comme il a existé bien avant nous. Dans ce film réalisé à l'ancienne mais qui brille par la modernité de son propos, le réalisateur italien détourne avec une maestria rarement égalée tous les ressorts du mélo. Il est par ailleurs symptomatique que Nanni Moretti n'incarne pas le rôle principal. Le personnage central est une réalisatrice qui tourne un film alors que sa mère se meurt. Il préfère jouer le rôle du frère de la cinéaste, plus réservé pour ne pas dire effacé, dont on ne sait même pas quel est son métier. Il y a une scène géniale dans «Mia Madre» quand le personnage incarné par Moretti va demander à son patron de prolonger sa mise en disponibilité pour qu'il puisse assister sa mère mourante. Son patron lui rappelle alors qu'à son âge s'il continue comme ça il ne trouvera plus de travail. Nanni Moretti sourit, comme s'il s'est déjà préparé à cet effacement. Nous invitant aussi à y réfléchir. Un film à voir en streaming dès que possible, tant que vous êtes encore en vie.