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La couleur des bleus

par Abdelhak Benelhadj

Dans l'histoire du football et de la coupe du monde, celle qui a été organisée cette année au Qatar fera date et marquera sans aucun doute les mémoires et pas seulement dans le domaine du sport.

La performance n'est pas mince. La première offerte par un pays arabe. Des stades à la pointe de la modernité sont sortis du sol en quelques années. Une compétition traditionnellement estivale à l'orée de l'hiver. Une organisation parfaite mais extrêmement dispendieuse.

Des coûts financiers de l'ordre de 220 Mds de dollars qui dépassent les compétitions précédentes, mêmes si les manifestations de ce genre connaissent des dépassements et n'ont jamais réussi à faire coller les bilans aux budgets prévisionnels.

Sans doute les coûts environnementaux (notamment en matière de dissipation d'énergie) préoccupent à raison au cours d'une année où des records de chaleur ont été battus.

Cependant, les reproches tardifs faits au Qatar alors que la plupart des griefs qu'on a retenus contre étaient connus dès 2010 et que les entreprises occidentales qui ont participé à construction des stades et de l'environnement nécessaire au déroulement de la manifestation avaient une totale connaissance des conditions sociales et économiques de leur réalisation. L'accusation de corruption à Bruxelles reste vague et posée sur le mode du « soupçon »...

Les amitiés turques, iraniennes, russes et asiatiques n'y sont certainement pas étrangères. Mais en aucune manière n'expliqueraient cette mauvaise querelle qui n'est d'ailleurs pas dans l'intérêt de pays dépendant d'importation du GNL pour lequel le Qatar est assidûment sollicité.

Toutes les critiques qui ont fusé intensément de toutes parts n'y ont rien fait. La réussite du Mondial n'en a pas été affectée. La mise en scène terminale a été unanimement considérée comme une belle réussite qui s'ajoute aux performances des équipes arabes.

Cependant, la finale fut le bouquet d'une compétition où les émotions furent mises à rude épreuve. Si l'Argentine avait dominé toute la partie comme en première mi-temps et ajouté (ou pas) un ou deux autres buts en seconde, l'issue en aurait été « logiquement » acceptée et le résultat entériné -peu ou prou- par tous, tant la domination sud-américaine était incontestable.

Or, cette partie allait tourner à la tragédie grecque et à quelques minutes de la fin, alors qu'on s'acheminait vers une victoire de l'équipe de L. Messi, tout a été remis en cause. Ce qui paraissait inéluctable ne l'a plus été et le sort allait jouer un mauvais tour aux Français : d'une défaite acceptable à laquelle ils étaient prêts à consentir ils allaient souffrir d'une défaite inacceptable qu'ils auraient pu éviter. La différence ? L'espoir d'une victoire inconcevable à portée de... pied. C'est là tout le secret de ce sport imprévisible qui fait tout son charme.

C'est en ces circonstances que l'ordre sportif cède le pas à l'ordre politique et le sport apparaît pour ce qu'il est : la mise en scène de la guerre et de la paix.

C'est à cet instant que la couleur de la peau des joueurs, jusque-là anecdotique et d'intérêt mineur, devint une réalité d'évidence pour une partie du public. C'est, d'une certaine manière, à cet instant que certains trouvèrent opportun de déclarer qu'à bien considérer, cette défaite n'était pas réellement, pas vraiment française...

Cette interprétation qui peut paraître rigoureuse. Elle était agitée, préparée, ourdie depuis longtemps.

Une peau représentative

Revenons à peine quelques jours en arrière.

Dimanche 11 décembre sur BFMTV Eric Zemmour (le président de Reconquête) s'est interrogé sur la composition de l'équipe de France et a observé « le fait qu'il y ait 8 ou 9 joueurs d'origine africaine ou de couleur noire dans l'Équipe de France ».

J. 15 décembre sur Europe 1, sa compagne en politique, M. Maréchal, glisse sur la même pente.

« Ce qui est sûr c'est que le visage de cette équipe est composée de visages issus de l'immigration qui sont surreprésentés dans cette équipe indéniablement». Et d'ajouter qu'elle ne trouvait pas que l'équipe de France « soit représentative des équilibres entre français d'origine française et français d'origine immigrée » déclare la nièce de Marine Le Pen. Marion Maréchal a surtout expliqué qu'elle avait détesté par le passé, « les comportements anti-français, ambivalents », et les « attitudes pour le moins déplorables » de certains joueurs en bleu, qui ne prenaient même pas la peine de chanter la Marseillaise.

Cela reviendrait-il à dire que cette équipe de France-là ne représente pas la France parce qu'elle n'est pas représentative des Français ? M. Maréchal aurait-elle voulu que sa composition soit soumise à référendum citoyen ? Avec tant d'Auvergnats, tant de Picards, tant de Chtimis, tant de Basques, d'Alsaciens...

Ou alors serait-ce l'INSEE ou l'INED qui auraient dû s'occuper de cela pour qu'elle fût réellement fidèle à l'ordre démographique et culturel français, évitant les « français, ambivalents » et s'assurer que tous chantent la Marseillaise ?

A ce prix, la défaite eut-elle été aisément acceptée ? Une défaite glorieusement française. Une défaite tricolore au rythme du « chant de guerre pour l'Armée du Rhin » ?

Au fond, M. Maréchal et ses acolytes des partis extrêmes sont peu sagaces dans la défense de leur cause. Leurs homologues britanniques, américains, scandinaves... sont peut-être plus malins, plus clairvoyants et défendent mieux les intérêts de leurs pays : peu leur importe en effet la couleur de la peau de leurs sportifs, seule importe que la couleur de la médaille qu'ils rapportent à leur pays. Le pillage athlétique de l'Afrique de l'Est, de l'Ouest et du Nord est ouvert aux quatre vents.

Le marché est florissant, les affaires prospères, l'offre abondante et du muscle allogène il est fait grand commerce. La cupidité des uns et des autres accommode les restes. Cela n'empêchent pas les Scandinaves, les Italiens, les Grecs, les Ibères... d'ériger des murs, de maltraiter les migrants ainsi que leurs minorités dermatologiquement visibles et de les parquer dans des métiers et des espaces urbains confinés. Les visas d'entrée ne sont accordés qu'aux professionnels de la baballe qui remplis les stades et les caisses.

On peut être méchant. Il n'est pas acceptable d'être incohérents. Qu'on en juge.

Composition de l'équipe de France au début de la partie. Il y avait 5 joueurs « souchistes » (au sens des tenants de la pureté des racines que révèle la couleur de la peau) et 6 d'origine africaine, antillaise, indéterminée... avec toutes les nuances que Pierre Soulage a célébrées.

- 41ème minute, la France était menée dans le jeu et au score, 2 à 0. Deux changements sont intervenus de manière singulière à quelque minutes de la mi-temps : sortie de Olivier Giroud et de Ousmane Dembélé et entrée de Randal Kolo Muani et de Marcus Thuram.

- 71ème minute. Le score n'a pas changé. Deux autres changements sont décidés. Sortie de Theo Hernandez et d'Antoine Griezmann et entrée de Eduardo Camavinga et de Kingsley Coman. Moins de 10 minutes plus tard la France égalise (à la 80ème et 81ème).

Il ne restait plus alors que deux « souchistes » : le gardien de but et capitaine d'équipe Hugo Lloris et Adrien Rabiot (qui sortira lui à la 96ème minute). Résultat : l'équipe de France est alors totalement « black » à l'exception de son gardien de but et le restera jusqu'à la fin.

Les changements intervenus après la 96ème minute ne changeront rien, si l'on peut dire à la « couleur » de l'équipe de France qui sera résolument « black-black-black » comme l'a aboyé en 2005, avec une mentalité de gardien de chenil, l'académicien émérite Alain Finkielkraut.

La victoire et la fortune effacent les différences et les couleurs de peau. Le monde est multicolore et le loup dort paisiblement et pacifiquement à côté de la brebis.

Mais dans la défaite, chassant en meute, les hyènes se déchaînent et voient « rouge » quand ils voient « noir ». Les réseaux sociaux ont été débordés de propos injurieux, racistes, xénophobes. Le bouc émissaire ordinaire et commode : les joueurs d'origines africaines ou antillaise, à la peau incongrue traînés sur le chemin du Golgotha.

Ce faisant, tous ont oublié que lorsque l'équipe de France était menée elle n'était composée de 6 « peaux noires ». Son retour au score et l'espoir sont revenus après les changements ci-dessus.

De la couleur de la peau à la couleur du marché. La seule qui vaille. Composition des équipes.

Il est un fait que le sport français dispose de centres de formation de qualité mondialement reconnue. Cependant, au coup de sifflet du début de la partie, aucun joueur français ne pratique et ne réside en France, à l'exception relative de G. Mbappé qui joue dans le seul club français qui n'en est pas, possédé par un propriétaire étranger, avec des joueurs étrangers et un entraîneur étranger.

Mais il en est de même de l'équipe d'Argentine dont aucun joueur ne pratique son art en Amérique du sud. Les deux équipes sont composées de ce que les mauvaises langues appellent des « mercenaires ».

Si l'on s'en tenait à ce seul critère, aucune des deux équipes ne représente son pays, au sens des censeurs et des douaniers identitaires. Cela, sans offenser l'attachement subjectif de quiconque à sa patrie, sous quelque forme qu'il l'exprime (ou non).

L'état de l'équipe argentine appartenant à un pays riche (par sa nature et son histoire) mais déclassé à cause de sa gestion subordonnée aux puissances financières, est identique à celui de nombreux pays du sud. Les sportifs argentins détectés très jeunes par des prospecteurs avisés sont recrutés par des équipes européennes où certains font fortune. Le brain-drain bien connu.

Le retour aux réalités dissipera très vite les illusions des Argentins qui les ont supportés et adulés : l'accord signé avec le FMI en mars dernier « offre » à l'Argentine une période de grâce de quatre ans et étale jusqu'en 2034 le remboursement de sa dette, qui s'élève à près de 45 Mds$. La contrepartie de cet accord est toujours la même : réformes structurelles, compression des dépenses sociales, réduction drastique des déficits de l'Etat argentin... La coupe du monde ne sera d'aucun secours.

On ne remplit pas les ventres vides avec des ballons de football. Les équipes nationales africaines, l'algérienne comprise, présentent le même profil. Et cela même si la prise en charge technique de nombre de ces formations est assurée par un encadrement de moins en moins européen et de plus en plus national.

Ces sportifs de condition et d'origine sociale très modeste, mettent leurs talents sur le marché du spectacle sportif international dominé par des oligopoles spécialisés, cotés en bourse. Les Britanniques ont pris une longueur d'avance sur leurs voisins bataves, germaniques, transalpins, ibères... au détriment des équipes françaises qui disparaissent des palmarès européens.

Mais si les équipes anglaises sont presque toutes privatisées depuis longtemps, rachetées par des oligarques américains, russes, proche-orientaux... composées de joueurs étrangers et même encadrées par des managers étrangers, presque aucun joueur anglais ne joue à l'étranger. L'Italie, l'Espagne et l'Allemagne peuvent dire autant. Sauf la France.

En cédant aux illusions marchandes et aux joies de la « liberté », depuis les années quatre-vingt, la France a cru intelligent de dégrader l'espace de sa puissance publique, l'un de ses principaux avantages comparatifs qu'aucun débat ne saurait sérieusement disputer. C'est ainsi qu'elle a perdu son industrie, ses entreprises (les principales sont désormais sous contrôle financier étranger), ses excédants commerciaux, ses parts de marché, son rang dans la compétition scientifique technologique et diplomatique mondiale. Elle a aussi perdu ses joueurs de foot, après ses compétences, ses universités, ses Grandes Ecoles (plus ou moins visibles de Shanghai)... Tous sont sur le marché, offerte au chaland de passage.[1] L'Elysée déroule régulièrement le tapis rouge devant les patrons de transnationales reçus comme des chefs d'Etat.

Désormais, elle exporte ses sportifs, vit de son tourisme et importe ses médicaments, ses ordinateurs et même... ses voitures.

La Coupe du monde aussi bien par celui qui l'a organisée que par celui qui ne l'a pas gagnée et les circonstances dans lesquelles il l'a perdue a rompu avec la tradition héritée de l'olympisme grec. Tout au long de la compétition jusqu'à son terme, la guerre n'a pas cessé. La bataille de Marathon a fait rage sur les rives du Golfe arabo-persique. Non loin de là, les bombes pleuvent en Ukraine. Les historiens diront qui, en automne 2022, a été vaincu.

Note :

[1] L'équipe de Lyon vient d'officialiser son rachat par un milliardaire américain. D'autres l'avaient précédées, Marseille par exemple. Cela n'a pas changé grand-chose aux performances des équipes françaises. Parmi les divers les objectifs qui ont justifié l'acquisition du PSG, il n'est pas certain qu'une victoire européenne (jamais réalisée depuis 2011) soit l'objectif prioritaire du Qatar.