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La multitude peut-elle se diriger ?

par Arezki Derguini

Et de quelle manière ? Elle peut le faire à condition que les politiques ne se dressent pas comme un écran entre eux et leurs connexions d'une part et que la multitude ne croit pas qu'elle peut s'en remettre complètement à eux d'autre part.

Car les politiques ne sont rien sans leurs connexions, leurs maîtres à penser et à financer. Il faudrait que les politiques, ces rhéteurs, ne veuillent pas attirer toute l'attention sur eux, mais la tournent vers les acteurs qui sont chargés réellement de faciliter la tâche à la masse des travailleurs. Car la foule n'est pas seulement une opinion publique, ce sont aussi des travailleurs qui doivent accomplir des tâches qui ne sont pas sans rapport avec leur condition et leur devoir de citoyen. Être un bon citoyen n'est-ce pas d'abord bien faire son travail ? Il faudra aux politiques donner en exemple des acteurs qui ont su travailler, vivre honnêtement et être honorablement. Plutôt que de braquer les projecteurs sur les voleurs et de laisser croire que tout le monde est voleur, il faut mettre en avant les travailleurs, ceux que nous voulons suivre, ceux desquels nous voulons apprendre. Car c'est de cela qu'il va s'agir : apprendre. Apprendre à bien faire, à bien s'organiser, à bien travailler et à bien vivre ensemble. Car pendant tout le temps passé on a appris à désapprendre.

Ce sont les capacités d'organisation qui vont décider de la manière dont la société va se diriger. Capacités que l'État colonial et postcolonial a combattues pendant deux siècles durant. Il ne fallait pas d'alternative à l'État colonial, pas d'alternative à l'Etat-DRS. Jusqu'au bord de la faillite. Alors, comment une telle société conduite au bord de la désintégration pourrait-elle se diriger ? En reprenant son processus de différenciation, en construisant pas à pas les nouvelles capacités d'organisation de la société que les États antérieurs lui avaient déniées. En reprenant le processus de différenciation entre le civil et le militaire, l'économique et le politique de manière à redonner à la société cohérence et efficacité. En civilisant le processus d'administration de la société jusqu'ici militaire, et désormais suranné.

L'élite politique représente toute la société à la différence des autres élites qui représente un champ particulier de l'activité sociale. Il y a une élite culturelle qui se compose d'artistes et de savants en sciences diverses[1], il y a une élite économique qui se compose d'industriels, de gestionnaires et de financiers. Il y a une élite militaire, une autre sportive. Pour que la société «se représente» (donne une image d'elle-même), l'élite politique doit accompagner la société dans une tâche de synthèse. L'élite politique est le moyen au travers duquel la société se projette dans l'avenir, elle va et vient entre la société et les élites spécifiques du savoir, de l'argent et de la guerre, pour que la société puisse s'imaginer, se projeter et rendre compte de sa conduite.

Je parlerai indifféremment d'élite et de hiérarchie sociale. Toutes deux sont des productions de la société, des productions par le bas, des émergences qui une fois établies, agissent en retour sur la société, de haut en bas, la hiérarchie militaire comprise et son mode d'administration autoritaire de la société. C'est la compétition dans un champ particulier qui définit la hiérarchie. Le meilleur exemple que l'on puisse en donner est celui du champ sportif. Tout champ a ses règles et ses objectifs. Le champ économique, celui de l'éducation, de la guerre, etc. On pourrait dire que la hiérarchie s'attache à un champ et sa compétition, que celui-là puisse prendre la forme d'un corps social et celle-ci d'une structure : hiérarchie de l'argent, du savoir ou hiérarchie militaire. Alors que la notion d'élite renvoie plutôt à une polarisation, à une élection : élite sociale, élite politique.

Si la société veut être démocratique, elle doit construire et préserver une autonomie de décision. Elle doit d'abord être en mesure de se prendre en charge et de décider de son sort. La question économique est de ce fait prioritaire : comment croire être en mesure de décider de son propre sort, lorsque son pain quotidien est entre des mains étrangères ? Ensuite, elle envisagera de ne pas soumettre son autorité (politique) à une autorité spécifique (savoir, argent, guerre). On visera à séparer la religion de la politique comme on le fera avec la science ou l'économie. C'est à la société et sa représentation politique d'effectuer la synthèse des savoirs avec lesquels elle veut «armer » son expérience. Au terme de la différenciation sociale, aucune hiérarchie ne doit avoir le monopole de l'autorité. Les hiérarchies culturelles ne disputeront pas la suprématie du pouvoir à la hiérarchie militaire ou économique, chacune protégera son autonomie en protégeant celle du politique. Car ses deux protections ne sont pas séparables. Protéger l'autonomie du politique c'est se protéger de l'hégémonie d'une autre hiérarchie. Protéger son autonomie c'est libérer la production de son champ et laisser la société choisir.

Dans l'histoire de la société moderne, la hiérarchie militaire a précédé la formation des autres hiérarchies. C'est la guerre qui a constitué le moteur de la formation des États-nations européens. Le savoir a entretenu la cohésion de la société, sa hiérarchie et celle de l'argent ont soutenu et financé ses guerres. Les hiérarchies du savoir et de l'argent sont des civilisations de la hiérarchie militaire, ou autrement dit des conversions de la hiérarchie politico-militaire en hiérarchie de l'argent et du savoir, du capital politique en capital économique et culturel. La guerre ignore les cloisonnements de l'activité sociale, elle peut-être économique, culturelle ou militaire. Les guerriers se retrouvent dans tous les champs. La compétition est la forme civilisée de la guerre.

Les hiérarchies sociales font partie des capacités d'organisation de la société. Ce que les États coloniaux et postcoloniaux ont combattu c'est la formation des hiérarchies culturelles et économiques des sociétés autochtones qui pouvaient leur permettre de s'adapter à l'évolution du monde. La hiérarchie politico-militaire n'a pas envisagé de se différencier en ces hiérarchies sociales, n'a pas confié le sort de la société à ces hiérarchies. Elle a dû s'y résoudre de la plus mauvaise manière avec la faillite de l'État postcolonial. La conversion du capital politico-militaire en capital économique a pris une forme mafieuse parce qu'elle n'a pas été pensée.

Quand je parle de «représentation», il faut l'entendre aux deux sens du terme, au sens général de projection de soi (re-présenter) et au sens particulier du mandataire (délégué) de la démocratie représentative. La société se «représente», s'imagine, se projette, fabrique l'image présente et future d'elle-même, en même temps qu'elle se différencie et institue les moyens de se représenter au travers d'institutions et de représentants. On a tendance à séparer les deux sens pour ne retenir que le dernier, ce qui conduit à enlever au représentant toute justification. Le représentant peut être dissocié de la représentation sous l'effet de la divergence des intérêts du représentant et de la société. La société relâchant la représentation d'elle-même et sa prise sur ses représentants, ceux-ci subissent alors l'influence des intérêts dominants.

La multitude peut donc se diriger à condition qu'elle veuille bien se projeter, se donner les moyens - les exemples et les institutions -, de devenir ce qu'elle projette. À condition donc de se donner les cadres et les institutions dans lesquels elle produira ses hiérarchies et distinguera ses élites et où elle pourra conserver son autonomie à leur égard et son contrôle sur elles. Sans de tels cadres où elle pourra faire et défaire ses élites et hiérarchies, une telle fonction sera prise en charge par une institution non démocratique, une hiérarchie particulière.

L'État postcolonial a confié cette fonction de gestion de la société à un État profond, branche civile de l'administration militaire, réel parti unique. À la différence du parti unique chinois, notre parti unique qui a perdu son idéologie relève de l'État informel. On parle d'Etat-DRS. En se donnant ces nouveaux cadres politiques, champs sociaux et institutions, la société «armera» (comme on arme le béton) elle-même son expérience des divers savoirs dont elle pourra disposer sans se soumettre à aucun d'entre eux. On pourra dire ensuite qu'elle a opté pour une théocratie lorsqu'elle aura soumis les différentes hiérarchies à celle religieuse, pour un régime libéral capitaliste lorsqu'elle aura soumis les différentes hiérarchies à la hiérarchie de l'argent et de la science. La science ne pouvant avoir d'autonomie vis-à-vis d'une hiérarchie de l'argent à velléité hégémonique. Seule l'autonomie du politique peut donner à la science son autonomie vis-à-vis du pouvoir de l'argent qui autrement la finance. La société pourra opter pour une démocratie économique, ou un régime libéral socialiste si l'on préfère, si elle conserve son autonomie par rapport à ses différentes hiérarchies et élites.

La première tâche à laquelle va être confrontée la multitude pour se diriger sera donc : reconnaître ceux en qui elle veut s'identifier, ses modèles, ceux dont les actes peuvent être pris comme antécédents, cela même avant de se donner une Constitution. Les médias ont longtemps braqué leurs projecteurs sur les mauvais exemples plutôt que sur les bons, pour s'en défendre, mais sans donner de modèles d'identification. Les «trompettes de la Renommée» n'ont pas travaillé en faveur des meilleurs exemples. La négativité a fini ainsi par l'emporter dans l'opinion, la société a ainsi été privée de têtes et d'exemples. Quand nous disons ce qu'il ne faut pas faire, nous ne disons pas encore ce qu'il faudrait faire, surtout lorsque la loi ne représente pas ce qu'il faut faire. Pour la hiérarchie militaire de l'État postcolonial, il s'agissait moins de fabriquer des exemplarités que de ne pas donner de prise à l'extérieur. Le monde a jusqu'à présent écrémé nos élites, que nous ne savions pas conserver. Dès qu'une telle élite apparaît à sa mesure, il s'en approprie. Nous ne savons pas encore les lui disputer.

La loi que la société dirigeante a l'habitude de faire produire par ses institutions et de n'appliquer que de manière sélective est une production par le haut que la société n'a pas incorporé dans ses pratiques. Elle n'avait pas été édictée pour être incorporée par la société. Elle avait pour objectif de contrôler la différenciation sociale, de l'empêcher d'abord puis d'en faire profiter ses artisans. À côté d'elle, la société produit d'autres normes, un autre code de la route, un autre code de commerce, etc. Nous avons ainsi eu deux mondes, celui formel qui gravite autour de l'État formel et un autre informel qui s'en détache et que s'efforce de gérer l'État profond. Nous avons ainsi une dualisation de la société et de l'État. Vouloir engager une Constituante avant que la société n'ait procédé à une expérimentation de ce à quoi elle peut se soumettre pour travailler, améliorer son savoir-être ensemble et son savoir-faire, c'est vouloir soumettre la société à une loi suprême qu'elle n'a pas produite et aura donc du mal à assimiler. Une telle démarche ne viendra pas à bout de la dualisation de la société et de l'État. Une telle loi risque de ne pas être à la mesure d'une société qui doit apprendre rapidement à être à la hauteur du monde. Pour aller vite, il faut partir de l'expérience sociale et aider la société à expérimenter et à réussir. Nous ne disposons pas encore d'élite sur laquelle la société pourrait compter pour lui permettre d'évoluer par bonds. Elle doit encore faire ses preuves.

En réalité nous ne pouvons pas fabriquer de Constitution qui s'imposera à la société. Dans l'histoire de la société européenne on pourrait dire que la loi a été imposée par la force, par les guerriers, mais la société l'a faite sienne ensuite. La fabrication par le haut de la loi a été suivie par une intériorisation de la loi par la société. La domination ne va pas sans l'obéissance. Dans le temps démocratique, compte tenu des traditions historiques, la fabrication de la loi ne s'impose plus par le haut pour être incorporée ensuite par le bas. Elle va de l'élite à la masse et de la masse à l'élite dans un processus de différenciation et d'indifférenciation.

Nous allons donc modifier ce que nous appelons Constitution selon les besoins du moment. Il est inutile de parler de Constituante, ce sera une adaptation de la Constitution passée aux circonstances actuelles. On pourra avoir une Constituante, une nouvelle Constitution et pas seulement des amendements de l'ancienne, lorsque la société pourra fixer une image durable d'elle-même à laquelle elle voudra se tenir.

La deuxième tâche d'une multitude qui aspire à se diriger consiste à se donner les cadres qui vont lui permettre d'expérimenter, de se donner une ligne de conduite, des élites, de faire et défaire ses hiérarchies.

Certains font comme si, sans oser le penser, la Constitution moderne était une affaire de spécialistes parce qu'elle procéderait moins du peuple que du droit qu'inspireraient les droits de l'homme et les conventions internationales. Je pense en effet qu'il ne faudra pas oublier le fait que nous devrons partager certaines valeurs avec le monde, que l'on ne pourra pas ignorer l'expérience des autres peuples, tels les droits de l'homme issus de l'expérience occidentale ainsi que le nouveau poids acquis par le droit et les conventions internationales dans le monde d'aujourd'hui. Mais on ne devra pas non plus penser de manière abstraite ce que nous désirons partager avec le monde. Il nous faudra déterminer ce que nous pouvons nous incorporer des acquis du monde, des expériences des autres sociétés et du droit international. Il nous faudra expérimenter le droit. Et cela afin de pouvoir tenir une conduite collective et non de la mettre en échec.

De plus, il ne faut pas ignorer le fait que toutes les sociétés ne fonctionnent pas sur la base d'une Constitution : la société anglaise fonctionne sans Constitution. On tient cette idée de Constituante de la Révolution française, qui la tient elle-même de l'idée d'une transcendance de la loi. La Révolution française a eu affaire avec une justice de droit divin dont elle a hérité la démarche qui procède de haut en bas : la justice du roi et de ses juges est devenue celle de la République, du pouvoir législatif. C'était à l'élite de représenter la société, à celle-ci de s'identifier plutôt que de se représenter.

Sans élite révolutionnaire en laquelle s'identifier, une telle démarche est impraticable. Il faut donc être modeste, il suffit d'une jurisprudence, de juges honnêtes et d'actes de justice qui établissent des précédents selon lesquels ils jugent, pour que la société puisse penser ses droits et ses devoirs. Avoir une Constitution qui ne procède pas d'une expérience, la transcende et l'inspire, aveugle plutôt qu'elle n'éclaire la bonne marche d'une société. Une Constitution est comme l'esprit transcendant d'une société.

Partir de l'exemple anglo-saxon en matière de droit plutôt que de l'exemple français est une bonne chose pour les sociétés africaines.

Une telle démarche aurait l'avantage de partir de l'expérience sociale et non des lumières de quelques élites qu'inspire le monde et que ne peuvent pas imiter nos sociétés. On remettrait ainsi le droit à la portée de la société même dans ses rapports avec le monde, bien mieux que ne peut le faire un Livre aux fortes inspirations extérieures. Il faut laisser à la société le soin de se donner une élite, le moyen de s'approprier le monde plutôt que d'essayer de lui imposer une élite et ses lumières. Sa Constitution sera sa façon de partager son appropriation du monde, une telle ambition est très prématurée. Car on ne peut concevoir aujourd'hui le droit national indépendamment du droit international aujourd'hui. Aussi est-il de la plus grande importance de faire confiance à la société, car sans cela comment pourrait-elle faire corps, être en harmonie avec elle-même et le monde ? Il suffira à la société de dire à chaque fois ce qui est juste pour elle et pour le monde dans des conditions données. Cela répond davantage au souci de transparence pour nous et pour le monde. Cela est bien plus raisonnable que de vouloir se donner à priori une base transcendante selon laquelle on devrait juger, mais que nous aurions du mal à appliquer.

Cela est moins complexe et moins exposé à l'échec que de vouloir se donner une base commune qui ne procéderait pas de notre expérience commune et qui conduirait plutôt à miner notre cohésion, à fabriquer un «choc des civilisations» dans notre société.

Enfin, il faut rappeler que le droit est de l'expérience politique accumulée, un moyen de se réaliser pour la société qui s'est constituée à différents moments de l'histoire. Le droit représente le poids de l'histoire dans le politique. Une sorte d'armature de la machine sociale. Le pouvoir des juges ne cesse de s'accroître au détriment du pouvoir législatif. Comment un peuple sans expérience démocratique peut-il se donner de ce point de vue une Constitution démocratique ? Il ne peut que l'emprunter, l'expérimenter.

La Constituante ne peut donner lieu aujourd'hui qu'à de faux débats, elle servira à fabriquer le consensus d'une classe politique qui essayera de se défaire de ses biais idéologiques nombreux étant donné son expérience très limitée. Elle aura aussi pour conséquence de détacher cette classe politique des préoccupations non idéologiques de la société. Elle sera donc une manière de dessaisir la société de la confection de sa loi fondamentale en même temps que d'éloigner la classe politique des besoins réels de la société. À vouloir imiter la marche de la perdrix, la poule a désappris à marcher, dit le proverbe. Nous avons désappris l'esprit de nos ancêtres et ne savons plus marcher. Il nous faut réapprendre à marcher, pas à pas, pour arriver à fixer la bonne marche dans laquelle nous nous reconnaîtrions. Nous ne sommes ni l'Allemagne ni le Japon à qui l'on a imposé une Constitution et qui ne s'en sont pas trouvés plus mal. La solution est de laisser à la société le soin d'expérimenter et de juger de ce qui est juste pour pouvoir l'être elle-même. Elle fera alors les emprunts qu'elle sera en mesure d'assimiler.

En conclusion donc, la société doit d'abord reconnaître les siens, comme dit le proverbe. Il faut qu'elle se re-présente, ce qui signifie dans la phase actuelle faire la part entre ce en quoi elle veut et peut se reconnaître de ce qu'elle ne veut pas et ne peut pas se reconnaître. Autrement dit, entamer un cheminement, séparer une droite et une gauche pour qu'apparaisse un chemin.

Il faut ensuite qu'elle progresse sur ce chemin, qu'elle approfondisse son expérience et sa représentation. Pour ce faire, elle doit mettre en place les cadres dans lesquels son pouvoir pourra s'exprimer, qui lui permettront d'expérimenter, d'éprouver ses modèles et de se rendre des comptes. Il lui faudra rappeler en même temps aux politiques que le droit ne se donne pas tout d'une pièce, que c'est de l'expérience accumulée, qu'il est le droit chemin parcouru et entrevu.

Note :

[1] On n'oubliera pas les sciences religieuses. Dans notre société qui n'a pas consacré de hiérarchie religieuse ni de supériorité d'une telle hiérarchie sur les autres hiérarchies, les savants religieux ont la même fonction que les autres savants en sciences humaines, quoique le savoir religieux puisse occuper une place particulière dans notre société. Leur mission consiste à aider la société à se représenter, à se rendre des comptes.