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Les intellectuels arabes, les «révolutions» et la peur

par Ahmed CHENIKI

Les choses commencent plus ou moins à bouger dans les pays arabes sous la pression des secousses qui les frappent de plein fouet, même si souvent, ce sont les écrivains, universitaires et autres qui observaient un silence complice, qui se mettent aujourd'hui à chanter sans discontinuer les vertus d'une «révolution» qui serait à protéger contre le retour des dictateurs dont ils étaient souvent les irréductibles clients.

A Tunis, comme au Caire, les anciens courtisans se réveillent, portant des oripeaux révolutionnaires, reproduisant les mêmes pratiques du temps de Ben Ali et de Moubarak, en sortant des listes noires de journalistes, d'artistes et d'écrivains qui n'auraient pas soutenu ces «révolutions». Comme avant, le temps se conjugue toujours à l'exclusion, malgré les secousses passagères qui voient à la tête de ces «révolutions» les mêmes têtes d'avant, à Tunis, Le Caire, Sanaa, Tripoli et ailleurs. Le «peuple» a toujours servi de marchepied à certaines «élites» qui savent attendre le moment voulu pour profiter des belles occasions, réadaptant malicieusement leur discours, d'ailleurs trop flasque, pour revenir, tel un personnage de Dib, dans son beau roman, « La danse du roi », à la lisière du nouveau roi. A Alger, beaucoup de nos « intellectuels » sont silencieux, quelques uns, signant des pétitions soutenant l'intervention de l'OTAN en Libye, taisant, par intérêt ( ?), l'occupation de Bahreïn par les forces militaires de l'Arabie Saoudite, un pays qui n'est nullement un modèle de démocratie, comme d'ailleurs, les autres pays du Golfe. Une femme vient d'être arrêtée parce qu'elle conduisait. Dans ces pays, il est interdit de manifester, alors qu'il est licite de le faire dans d'autres pays. Drôle de raisonnement. A Doha, un intellectuel est aux verrous parce qu'il avait défendu l'idée d'importer un livre qui faisait une critique des structures politiques du Qatar.

A Alger, comme à Rabat ou à Nouakchott, l'argent des pouvoirs publics corrompt l'univers culturel. Les « intellectuels » signent des articles stipendiant les dictatures en Tunisie, en Libye et en Egypte, mais ne soufflent mot des atteintes aux libertés dont souffrent médias et intellectuels « critiques ». Rachid Boudjedra, Ahlem Mostaghanemi, Waciny Laaredj et Yasmina Khadra, interrogés par un journal, ont trouvé que les Algériens jouissent d'une grande liberté au moment où des livres sont censurés sans passer par les instances judiciaires, des « intellectuels » exclus de toutes les possibilités d'expression, sauf dans la presse privée. La presse publique est tragiquement fermée. D'autres journalistes, écrivains et universitaires se taisent devant cette opération de gaspillage incarnée par ces « festivals » sans objectifs comme « Tlemcen, capitale de la culture islamique » ou le « festival national du théâtre » dit professionnel, qui vient d'être sérieusement contesté par de nombreuses voix de la profession artistique qui le trouvent improductif et fonctionnant comme un espace de distribution d'une simple rente. La suspicion n'est pas loin. D'ailleurs, l'opacité caractérise cet espace «festivalier» où les invités étrangers ou même nationaux et les activités ne correspondent le plus souvent à aucune logique de rentabilité symbolique ou matérielle.

Finalement, les «intellectuels» collent aux «révolutions avec la perspective de possibles strapontins. Sonallah Ibrahim, Jamal el Ghittany ou Alaa Asnawy qui ont, de tout temps combattu, seuls, avec quelques autres artistes et universitaires courageux, le pouvoir égyptien, vont se retrouver, cette fois-ci, inondés par une ruche de nouveaux noms découvrant une «révolution» parfumée. Le romancier égyptien, Sonallah Ibrahim, qui a refusé le prix national des lettres, doté d'une somme de 150000 dollars, disait que les choses n'ont pas radicalement changé, seul Moubarak est parti. Où est donc cette «révolution» qui dresse les listes noires de «traitres» supposés et qui fonctionne comme un espace de vengeance ? Les choses devraient peut-être changer dans le sens d'une véritable citoyenneté où aucune exclusion ne serait possible, même cette rapide dissolution des anciens partis de pouvoir (RCD, PND) en Egypte et en Tunisie. Déjà, au Yémen, alors que les choses sont encore marquées par un extraordinaire statuquo, les « révolutionnaires » dressent des listes. L'échafaud n'est pas loin. En Libye, les anciens lieutenants du dictateur de Tripoli voudraient en finir avec le père tout en reproduisant ses propres gestes. Actes manqués ? Dans tous les cas, la logique de la disparition de l'autre est prégnante. Cette logique manichéenne est mortelle. On ne sait pourquoi les « intellectuels » arabes, reprenant parfois les catégorisations conceptuelles européennes usent d'un discours guerrier et militaire dans un contexte caractérisé par une absence presque totale de réflexion théorique. Certes, l' « Occident » ne semble pas prêt d'accepter des moments de réconciliation dans les sociétés arabes parfois minées par des guerres civiles, au Yémen et en Libye. L'accord entre le Hamas et Fath semble déranger Obama et les dirigeants « occidentaux » qui ont une vision à géométrie variable, déniant au Hamas la qualité de Palestiniens et voulant, au nom de la démocratie, imposer leur propre regard.

 Les pays arabes sont encore marqués par le jeu du conformisme et de l'opportunisme. Ce discours traverse les contrées de certains territoires et se situe du côté des espaces officiels qui, de tout temps, ont dangereusement mis à mort la pensée libre et les paysages littéraires et artistiques engendrant exils, morts subites et renoncements. Déjà, vivant, comme leurs compatriotes, une sorte de schizophrénie avancée due à cette tragique rencontre avec un certain « Occident » trop arrogant, ils produisent un discours traversé par les lieux obligés de l'emprunt à l'Autre et les réminiscences d'un ancrage autochtone. Aujourd'hui, les intellectuels des pouvoirs en place recyclent leurs discours en fonction des changements possibles. N'est-il pas grave qu'au moment où la nécessité d'un débat sérieux se fait sentir, on se met à déchoir les uns de leur nationalité et à s'attaquer à l'Histoire, à l'image de cette attaque gratuite de Tahar Benaicha contre l'immense écrivain Mouloud Mammeri et la Kahéna dans le quotidien, El Khabar, considérant que Mammeri se voyait avant tout comme kabyle ? L'écrivain a, dans ses textes et dans son comportement quotidien (j'ai eu la chance de discuter longuement avec lui à deux reprises quand il était au CRAPE), donné à voir, comme d'ailleurs Faulkner, dans son petit espace californien, la profondeur algérienne d'une Kabylie devant récupérer des pans entiers de son identité, mais restant foncièrement nationale. Mammeri demeure une icône nationale. Comme Kateb Yacine, Mohammed Dib et Mohamed Laid Al Khalifa.

Certes, les pouvoirs en place ont leurs scribes qui n'arrêtent pas de faire les éloges des chefs successifs. Toute parole différente était considérée comme subversive. Les gouvernements freinaient toute voix autonome. Des pièces étaient interdites, des livres édités à l'étranger n'étaient même pas en vente à Alger, au Caire, à Damas. En Arabie Saoudite, les intellectuels de ce pays subissent un enterrement de troisième classe, souvent avec l'assentiment d'un certain «Occident» et de lettrés arabes.

La pensée libre est matraquée au nom de jugements moraux condamnant à la disparition toute littérature porteuse de renouveau. La peur côtoie l'impuissance. La presse a toujours connu des moments difficiles, même si un trop relatif dégel commence à s'amorcer. Mais malgré cette dure situation, des plumes, quelque peu libres, arrivaient à s'exprimer alors que la grande partie des journalistes se prenaient pour des militants reproduisant à longueur de colonnes le discours politique officiel chantant d'improbables réalisations et délaissant royalement la fonction sacrée du journalisme : informer. Même au Caire où sévissait une presse trop marquée par sa trop grande proximité avec le pouvoir, des noms comme Ahmed Baha'Edine ou Hassanein Heykal n'arrivaient pas à faire la distinction entre leur fonction de journaliste et leur rôle trop peu innocent de conseiller du roi. L'autocensure caractérise le paysage. A Doha, Riad et à Damas, la presse, trop médiocre, reproduit tout simplement le discours gouvernemental. A Tunis et au Caire, les journaux commencent à respirer.

 Malgré une féroce censure et des risques considérables, de courageux intellectuels arrivent à produire un savoir autonome. Nous ne pouvons que citer les travaux de Hichem Djaït, Abdellah Laroui, El Jabiri, Arkoun, Berrada par exemple. La lecture de ces textes va au delà du constat pour interroger les fondements de la culture arabe et les réalités souvent ambiguës de la rencontre avec l'Europe. Cette manière de voir, marquée par la formation des intellectuels du Maghreb et les relations continues entretenues avec les « élites » du Machreq, permet un regard plus libre, moins contraignant.

Les intellectuels, tout en les marginalisant, on veut faire d'eux des soldats de quelque cause perdue d'avance. L'universitaire et l'»intellectuel»(notion dont il reste à définir les contours) sont restés prisonniers d'un rapport maladif au pouvoir politique qui se conjugue tantôt à la répulsion, tantôt à l'attraction. Ce qui réduit sa marge de manœuvre. Ce qui pose également la question, toujours d'actualité, de l' « autonomie » de l'intellectuel qui vit l'assujettissement ou la contestation comme illustration ou opposition au discours officiel et jouant en fin de compte sur le terrain du pouvoir politique qui fournit ainsi les éléments de la discussion et piège les différents locuteurs, orientant leurs discours. On parle d'une illusoire « société civile » appelée à légitimer le discours des pouvoirs en place. Les chercheurs en sciences sociales focalisent le plus souvent leurs analyses autour du fonctionnement des appareils, des enjeux idéologiques et des espaces politiques et occultent les mouvements sociaux et culturels. Il y a également la question des références qui font du locuteur le producteur privilégié de la parole citée. On «plaque» souvent des grilles sans tenter de les interpréter et de les interroger alors que les sociétés fonctionnent de manière autonome et comportent un certain nombre de particularités. Les travaux de Hocine M'roua, de Tayeb Tzini, Samir Amin, Dowidar, Mahmoud Amin el Alem, Lacheraf, Hassan Hanafi, Laroui, Abed el Jabiri ?donnent à voir une pensée libre qui évolue dans un milieu trop contraignant, condamnant le plus souvent ces hommes à se muer en voix trop vagabondes, travaillent à partir de réalités concrètes puisant leurs analyses de terrains et de territoires déterminés, contrairement à de très nombreux universitaires qui usent le plus souvent de généralisations et d'escapades « théoriques » plaquant des grilles et des outils « conceptuels » sur des sociétés trop peu connues. Ce qui caractérise justement les travaux de ces intellectuels, c'est leur constant désir d'interroger les lieux concrets de l'événement tout en n'évacuant pas les acquis de différents savoirs. Ouverts à toute entreprise d'investigation et d'interrogation du réel, ils allient leur savoir théorique à un certain engagement pratique. Ne cédant pas facilement aux appels confortables et trop compromettants des pouvoirs dominants ni aux schémas préétablis de batailles tracées d'avance, ils exercent une sorte de mise en questionnement continu d'événements apparemment évidents. Ces derniers temps, surtout avec les crises successives vécues par les Arabes, la parole se libère quelque peu et les gouvernements, sous la pression internationale, tente de ménager quelques espaces de liberté. La contestation gronde dans toutes les sociétés arabes. Dans des pays comme la Mauritanie, l'Arabie Saoudite, la Syrie ou Bahreïn, les choses commencent à changer, des intellectuels, longtemps enchaînés, s'expriment tout en s'exposant encore aux pires exactions.  

Même les thèmes de la littérature, du théâtre et du cinéma prennent une tournure politique où le désenchantement et la critique des mœurs politiques ne sont pas absents. Dans des pays où l'expression est bâillonnée, le théâtre peut également servir, dans certaines conditions, d'espace privilégié pour détourner la censure. Les problèmes de censure et de manque de liberté d'expression ont poussé de nombreux auteurs arabes à recourir à l'allusion et aux espaces métaphoriques et paraboliques. La mise en branle d'un espace et d'un temps mythique prémunit parfois contre certaines désagréables surprises. Pour dire un présent décevant et insupportable, il est fait allusion à des événements qui peuvent éventuellement susciter la réflexion du spectateur autour du présent. La «convocation» du passé sert à montrer un présent caractérisé par la corruption, l'opportunisme, la mauvaise gestion politique et la répression. La pièce, Soirée de gala à l'occasion du 5juin (Haflat Samar min ajli khamsa houzairane) de Saadallah Wannous, interdite juste après sa sortie, critique sévèrement, à travers la représentation d'une pièce de théâtre sur le 5juin les véritables responsables de cette catastrophe qui sont incarnés par les hommes du pouvoir qui n'agissent que par l'usage de l'arme de la répression contre leur peuple. El Masamir (Les clous) de Saadeddine Wahba mettait la lutte contre les Anglais en 1919, mais c'est surtout une acerbe critique contre les responsables égyptiens qui ne surent pas mener la guerre contre Israël. Les autorités égyptiennes ont censuré cette pièce pendant une certaine période. Une autre question importante souvent liée au problème du pouvoir est abordée par certains dramaturges, romanciers et cinéastes. Il s'agit de la place de l'intellectuel dans la société et des relations, souvent conflictuelles, avec les dirigeants politiques. Le personnage d'El Hallaj a inspiré quelques auteurs arabes comme Salah Abdessabour, Azzedine Madani et Abdelkrim Berrechid. Salah Abdessabour, usant d'un style poétique, inaugure sa pièce par la crucifixion de l'intellectuel sur un arbre et dévoile clairement les relations conflictuelles des dirigeants avec cet homme qui les dérange parce qu'il réfléchit autrement et se libère de sa solitude pour appeler à une sorte de résurrection sociale (Ma'sat el Hallaj ou tragédie d'El Hallaj).

C'est surtout vers les années soixante dix que cette question de l'intellectuel a été sérieusement traitée d'autant que la défaite de juin 1967 a laissé d'indélébiles traces dans le subconscient arabe. On commençait à s'interroger sur la responsabilité de l'intellectuel dans la situation actuelle. Saadallah Wannous ne va pas par trente six chemins en mettant en scène un directeur de théâtre qui ne fait que servir les dirigeants politiques sans se soucier de sa responsabilité sociale alors que l'écrivain ,comme libéré par une sorte de prise de conscience subite, prend position pour le peuple et la vérité. Deux personnages antithétiques et antagoniques qui représentent deux types d'intellectuels possibles dans les sociétés arabes (Soirée de gala à l'occasion du 5juin). Al Hallaj de Abdessabour se libère de sa solitude quand il se rend compte de la pauvreté et de la misère de son peuple. Il s'oppose ouvertement au pouvoir qui finit par l'assassiner. La désillusion et le désenchantement, nés après les indépendances et la défaite de juin 1967 favorisent un discours, parfois nihiliste, lieu de déception et d'impuissance. Les personnages plongent dans le passé pour dire les trahisons présentes et les divers retournements historiques. Mohamed Maghout fait parler dans El Mouharej (Le clown) Abderrahmane Eddakhel qui effectue un voyage dans les pays arabes pour s'enquérir de la situation présente. Déjà, à chaque frontière, il est arrêté, puis comble de la tragi-comédie, il est remis, après quelques négociations, aux autorités espagnoles comme un criminel contre quelques tonnes de matières alimentaires. Mohamed Dib, Sonallah Ibrahim, Mourad Bourboune, Jamal el Ghittani, Salah Abou Seif, Zakaria Tamer? montrent dans leurs œuvres ce présent arabe décevant.