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Où est ma robe de mariée ?

par Boudaoud Mohamed

Tout d'abord, mon frère, pour détruire les meutes de remords qui me rongent l'os depuis bientôt deux mois, qui déchiquettent mon sommeil avec des cauchemars épouvantables, je t'avoue - en te priant vivement de me pardonner- qu'avant la formidable et grandiose révolte de ton peuple, j'avais une très mauvaise opinion sur les Tunisiens.

Au fil du temps, ils m'avaient complètement envahi, ces jugements qui vous diminuaient, qui vous dévalorisaient ; comme une herbe luxuriante et soyeuse, ils m'avaient rempli d'un bruissement, je le confesse, qui souvent chatouillait délicieusement mon amour propre d'Algérien, excitait voluptueusement mes nerfs.

 Mais maintenant, mon frère, je reconnais humblement mon égarement, ma grossière erreur ; j'affirme que je me suis trompé lourdement, bêtement ; que je grouillais de préjugés gluants et poisseux ? que j'ai laissé mes intestins barbouiller ma raison ? et je remercie le Tout-Puissant de m'avoir ouvert les yeux sur une vérité qu'une bêtise épaisse et opaque me cachait.

Oui, mon frère, j'avais acquis la certitude que la Tunisie était peuplé de mollusques visqueux puant la veulerie et la lâcheté, macérant dans une bave jaunâtre huileuse et sirupeuse ; des millions de corps spongieux couverts de moisissure, dégageant cette lourde et forte odeur que dégagent en abondance ceux qui sont dépourvus de dignité ; ceux qui rampent ; ceux qui lèchent ; ceux qui mendient ; ceux qui bavardent ; ceux qui attendent ; ceux qui se consolent en se gavant de mots miteux venus d'un autre âge ; ceux qui pleurent le mamelon du sein de leur mère. Oui, mon frère, je croyais qu'à la frontière Est de ma patrie, l'Algérie des Hommes Virils, s'épanouissait un peuple de vers ; et l'estomac gonflé de gaz, je rotais de dégoût ; je vous insultais ; je crachais des mots durs, des mots violents ; les mots de ceux qui vivent dans l'honneur ; qui ont horreur de vivre dans le voisinage des poltrons, des avortons. Et au plus profond de moi-même, j'avais peur que mes valeureux, mes braves compatriotes ne soient un jour contaminés par cette lâcheté que je vous attribuais injustement.

 Pourquoi te cacher la vérité, je n'avais alors qu'un seul désir, celui d'entendre un jour quelqu'un me dire qu'un tremblement de terre a transformé ton pays en un immense charnier. Tu me comprends, mon frère, appartenant à un peuple d'hommes ardents et courageux, fiers et orgueilleux, je ne peux ressentir que du mépris à l'égard de la viande qui s'étale, qui s'ouvre, qui se fend, qui s'offre, qui se plie, qui se gratte violemment puis pourlèche ses plaies en gémissant de plaisir. Mais j'avais tort et je suis heureux de m'être trompé sur votre compte. Et depuis bientôt deux mois, moi, ma mère et ma femme, nous avons les yeux braqués sur l'écran de télévision ; et émerveillés, nous vous regardons envahir les rues, pleins de courage et de détermination, marchant la main dans la main, les yeux en flammes, brandissant le poing, hurlant votre colère, imposant vos désirs à ceux qui vous écrasaient, aux corrompus qui vous suçaient la moelle des os ; et nous ne pouvons pas nous empêcher de verser des larmes, fortement émus ; et mon épouse et maman, rythmant les battements de mon cœur, ne cessent pas de murmurer, la voix brouillée par l'émotion : « Ce sont des hommes ! Ce sont de vrais hommes ! Voici les hommes ! » ; et je les approuve, la conscience griffée par des regrets acides, moi qui vous traitais de tous les noms il n'y a pas longtemps.

 Ô mon frère, mon épouse vous chante même pendant son sommeil ! Combien de fois, pendant ces deux mois sacrés, dans les profondeurs de la nuit, je l'ai entendue murmurer à ton pays : « Prépare-toi ! Où est ta robe de mariée ? Qu'attends-tu pour la vêtir ? Répands tes cheveux sur tes épaules ! Parfume-toi ! Entends-tu ces cris ? Ce sont tes hommes qui viennent vers toi ! Pleins de vie et d'ardeur ! Dépêche-toi ! Va vers eux et abandonne-toi à leurs bras vigoureux ! Ils ont juré de réduire en lambeaux tous les baillons qui étouffent ta chair ! Alors, de ton ventre profondément imprégné de leur sueur et de leur sève, jailliront des nuées d'oiseaux blancs, qui rempliront le ciel du merveilleux chant de la liberté ! Et ceux qui ont fait de toi la servante de leurs vils désirs fuiront, puant la peur, comme des cafards effrayés par la lumière, ils fuiront, ils fuiront ; et eux qui ont piétiné dans la boue la dignité de leurs frères, pour avoir un trou où cacher leur viande boursouflée, ils s'aplatiront, ils lècheront des pieds, ils se videront de toute dignité? » Et c'est longuement que ma femme parle ainsi dans son sommeil, mon frère, jusqu'à ce que je décide d'interrompre son soliloque. Elle se réveille alors et demande : « Où est ma robe de mariée ? »? Mais, ô mon frère, il est rocailleux et très dangereux, le chemin qui vous attend ! Les ennemis des peuples qui se réveillent l'ont sûrement déjà encombré de pièges ! Ils feront tout pour détourner cette noble Révolution vers un autre régime plus pourri que celui que vous avez subi pendant toutes ces décennies. C'est dire que vous avez besoin d'aide ! Et qui d'autre mieux que mon pays pourrait vous sauver des complots diaboliques qui surgiront bientôt sur votre route vers la liberté ? Chez nous, vous trouverez en abondance l'intelligence, la compétence, la générosité, la noblesse et la bravoure dont vous avez besoin en ce moment. Retiens ceci : L'apprentissage de la liberté est difficile et risqué. Je sais de quoi je parle. Vivant dans la dignité et la liberté depuis longtemps, les Algériens, qui ont accumulé une magnifique expérience, n'attendent que votre appel pour aller vous donner un coup de main ! Dis-le à tes frères ! N'hésite pas !

 En particulier, il te faudra penser sérieusement à notre gouvernement ! Très cultivés, pleins de dynamisme, pleins d'idées originales, très versés dans l'art de la gouvernance, autonomes, nos responsables seront ravis de vous guider pas à pas vers le splendide paradis de la démocratie.

 Ah ! avec quelle brûlante impatience, j'attends qu'ils consignent dans des livres leur longue, longue expérience dans les allées bénies et dorées du Pouvoir ! Des millions d'exemplaires seront vendus ! Ils seront traduits en toutes les langues ! Mais le temps leur manque terriblement ! Les couffins du Ramadhan, le programme du bac et la couleur du tablier, une université dans chaque douar, la répartition des diplômes, la répartition du budget, l'extrait de naissance 12.S, l'autoroute, les listes des bénéficiaires d'un dortoir, les trottoirs, les regards, les ronds-points, l'huile et le sucre, le pain et le sel, la pomme de terre et la limonade, le café, les dos-d'âne, le football, sont des projets de société qui sucent et absorbent toute une vie !

 Par ailleurs, as-tu une idée du génie qu'exige la gestion d'un pays habité par des citoyens aussi intransigeants que les Algériens, mon frère ? C'est qu'ils ne sont pas du tout faciles à contenter, mes compatriotes, fiers et orgueilleux, intraitables, indomptables, rigoureux ! Mais il faut que tu viennes un jour visiter mon pays. Tu verras de tes propres yeux de quelle pâte sont pétris les hommes ici. Les mots ne me serviront à rien !

 À présent, écoute-moi bien mon frère ! La Révolution étant encore fraîche chez vous, pour t'ouvrir des perspectives, pour t'inspirer, je voudrais te faire profiter de ma petite expérience en tant que citoyen actif. Car, si tu ne le sais pas, ici nous avons horreur de la paresse ! Voici ce que tu devras commencer par faire en attendant les élections présidentielles. Comme je l'ai fait il y a longtemps déjà, tu proposeras à tes voisins d'organiser une cotisation pour l'achat d'une tente et de tapis. Je m'explique. Dieu nous a créés mortels, et lorsqu'une famille perd un proche, vivant dans un appartement comme nous tous, recevoir les visiteurs qui viennent lui présenter leurs condoléances est très embarrassant.

 La maison étant remplie de femmes, les hommes sont obligés de stationner dehors, parfois sous la pluie, consommant dans la rue le café et le repas funéraires qui leur sont servis. Ce n'est pas convenable ! C'est pourquoi justement il vous faudra penser au plus vite à une grande tente, de préférence verte, et à des tapis. Tu verras ! Tes voisins bondiront sur l'idée avec enthousiasme comme les miens qui me remercient avec effusion chaque fois que la mort vient cueillir quelqu'un parmi nous !

 Mais il ne faut pas se contenter de la tente et des nattes ! C'est insuffisant ! Plus tard, il te faudra proposer une autre cotisation pour l'acquisition d'un joli cercueil. Le nôtre, c'est moi qui l'ai peint. En vert évidemment ! Ce jour-là, en le voyant, un voisin médecin, un homme très pieux, a eu ces paroles qui nous ont fortement émus : « Ah ! combien je voudrais m'étendre là-dedans et aller rejoindre le Seigneur ! Ce lit sacré ne devrait jamais quitter notre pensée ! Mais nous sommes tout le temps absorbés par le gargouillement de nos intestins ! Tout le temps ! » Il a raison. Ce sont des paroles pleines de sagesse ! Mais je dois m'interrompre ici, j'entends ma mère qui m'appelle : « Viens prendre ta tisane tant qu'elle est chaude ! Mais tu dois bien te couvrir juste après l'avoir bue ! Ces derniers jours, tu as une mine qui m'inquiète ! Un teint de concombre et des yeux jaunes ! Tu n'as jamais été en bonne santé ! Combien de longues nuits j'ai passées à ton chevet, la main sur ton front brûlant, le cœur broyé par la peur de te perdre ! Tiens mon fils ! Bois ! » Ma pauvre mère ! Toujours en train de s'inquiéter sur ma santé ! Comme si j'étais encore un bébé ! Rodant autour de mon corps avec des poignées de comprimés et des tasses remplies de breuvage fumant ! Reste en paix, mon frère, et que Dieu bénisse votre Révolution ! Maintenant, je peux dormir tranquillement. Ma dignité est en sécurité ! Nous n'avons pas pour voisins des poupées en pâte à modeler.