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L' Université entre le temps social et le temps économique

par Mohammed ABBOU

L'esprit créateur que nous évoquions dans le précédent écrit est d'abord et avant tout porté par les enseignants - chercheurs ; mais pas seulement, il doit se nourrir aussi de toutes les énergies sociales de leur richesse et de leur diversité.

L'Université doit certainement amener tout citoyen à s'intégrer professionnellement dans la société en assurant le développement de ses aptitudes. Mais ses objectifs sont également d'élever le niveau culturel de toute la société et de produire et diffuser de nouveaux savoirs. Et, s'il y a une leçon à tirer du rythme actuel de la mondialisation, c'est que les richesses des nations ont désormais leurs sources dans les temples du savoir.

 Dés lors s'ingénier à réduire l'Université à l'une ou l'autre de ses missions en invoquant justement l'hyper-professionnalisation qu'exigerait la compétition internationale est plus que paradoxal.

 La croissance régulière de la part de l'immatériel dans la création de valeur ne se discute plus. L'économie est de plus en plus une économie de données, le potentiel d'idées est sa meilleure garantie et la ressource humaine y est aujourd'hui le plus grand avantage concurrentiel. Mais cet avantage ne tient pas seulement à la qualification de la ressource humaine il tient aussi et surtout à sa créativité.

 Les deux objectifs sont donc indissociables et ne peuvent raisonnablement être opposés sans remettre gravement en cause le fondement même de l'Université.

 Il est certes vrai que le temps de l'entrepreneur n'est pas le temps qu'exige l'épanouissement culturel de la société mais le temps universitaire doit justement savoir intégrer le temps social et le temps économique.

 C'est à l'Université d'œuvrer à maintenir dans un espace concurrentiel, l'équilibre entre les besoins de la société et ses moyens.

 Elle doit pour cela déterminer les formations à mettre en place et de quelle manière les mettre en place au regard des priorités économiques et des exigences de l'entreprise. Elle doit définir les outils pédagogiques à développer ou même à élaborer.

 Elle doit dire dans quel sens orienter les capacités de recherche pour mieux appréhender un environnement de plus en plus complexe et aux changements rapides ? Comment accueillir et maintenir les flux croissants d'information ? Comment analyser ces informations et les utiliser dans son intérêt et partant dans l'intérêt de la société ?

 L'Université n'est pas charger de « torturer «ses enseignements pour «coller »à une revanche sociale, une volonté politique, ou encore une vue simpliste de l'entreprenariat.

 Elle est chargée d'imposer la raison même à la raison d'Etat  Depuis l'indépendance une grande partie de la société n'a pas encore fini de prendre sa revanche sur l'histoire par l'intermédiaire de l'Université. L'Université, pour elle n'est pas cet espace dispensateur de connaissances mais ce couloir de calibrage qui doit délivrer une position sociale plus qu'une qualification personnelle, le prestige d'une profession et son rayonnement familiale sont plus déterminants dans le choix de la formation universitaire et de sa durée que les aptitudes de l'individu et son épanouissement.

 Cette attitude sociale durable a induit des encombrements inévitables , encombrements qui ont nécessité à leur tour une politique d'orientation rigide et impersonnelle, confiant l'avenir à un traitement informatique, sacrifiant les rêves des hommes et les ambitions de la société sur l'autel de l'objectivité et la répartition équitable des effectifs. Cette politique a organisé « la protection « d'un certain nombre de filières et transformé beaucoup d'autres en filières « refuges «.

 Une faible minorité peut échapper à ses contraintes, le reste des cohortes annuelles se résigne à un « choix par défaut « ou s'en remet aux procédures de transfert pour organiser son nomadisme entre les facultés. Dans tous les cas de figure le séjour universitaire s'en trouve prolongé en graduation.

 Le résultat est une incroyable dilapidation de moyens et d'énergie, des résultats médiocres , une inadéquation entre formations et emplois, un chômage de plus en plus inquiétant de diplômés d'université, et surtout une malheureuse destruction d'aptitudes et de vocations.

 La perception politique de l'université n'a pas beaucoup évolué dans les faits , elle non plus, même si le discours politique s'est mis à la mode de l'économie du savoir et donne une réplique théâtralisée aux stratégies de promotion de la matière grise menées ailleurs.

 L'Université est encore vue comme une source potentielle de troubles de l'ordre publique ou comme un vecteur de prestige.

 Dans le premier cas y sont développés tous les moyens d'acheter la paix sociale , parfois au détriment de la qualité des enseignements et de la rigueur scientifique.

 Dans le deuxième cas elle vient compléter de son « prestige « une entité territoriale qui ne peut attester autrement de sa réussite.

 La nature des formations qui y sont dispensées, leur adéquation avec les besoins locaux, la qualité de l'encadrement, son projet, sont des questions bien secondaires devant la mission d'authentification du progrès réalisé localement qu'elle remplit dans l'immédiat.

 Les conséquences sur la cohérence de l'Université par l'effritement des capacités de recherche, l'éparpillement de l'encadrement magistral, et le saupoudrage des investissement, sont aisément quantifiables, mais la plus lourde d'entre elles est la disparité scientifique froidement acceptée et durablement établie. L'intérêt que porte le secteur économique à l'université à lui aussi connu des phases bien inégales. Dés les premières années de l'indépendance les grandes entreprises publiques ont disputé à l'Université naissante les meilleurs diplômés de l'enseignement secondaire et les ont carrément pris en charge. Par la suite leurs relations avec l'Université ont été très épisodiques et portaient sur des formations spécialisées ou des études périodiques. Ces relations vivaient des périodes de gel et de reprise au gré de l'humeur politique. Mais d'une manière générale l'Université n'a jamais été le secteur essentiel dans les politiques de ressources humaines, comme en témoignent les écoles sectorielles ou même les établissements propres à de grandes entreprises.

 Aujourd'hui le secteur privé tente de timides rapprochements avec l'Université mais ses tentatives se limitent souvent aux domaines de la gestion, du marketing et du management. La recherche ne fait pas encore sérieusement partie des objectifs de coopération entre les deux mondes. Or ce qui fonde le rapport entre l'Entreprise et l'Université c'est l'aménagement d'un espace commun qui focalise les talents individuels et organise le rendement de l'intelligence collective.

 Ce qui est recherché dans la promotion d'un tel rapport ce n'est pas de faire que la recherche soit au cœur de l'Université -c'est une évidence- c'est de faire que l'Université soit au cœur de la recherche.

L'Université doit être là où l'intelligence règne

 Mais il est vrai que pour cela il doit exister une vision en partage. La foi en un destin commun donne du sens aux pratiques des uns et des autres, fonde leur lien et catalyse leur créativité. Qui est chargé de donner du sens aux initiatives des hommes pour «vivre» leur appartenance à une même société si ce n'est ceux d'entre eux qui ont pris des responsabilités politiques ? Ne doivent-ils pas, en tout premier lieu, soumettre au débat des représentations du monde social ? Ne doivent-ils pas proposer un projet mobilisateur qui justifierait l'effort de tout un chacun ? Maintenue en marge du débat social, ne fournissant aucun appui à la décision politique, l'Université ne peut endosser les conséquences des choix qui ont abouti à son état actuel. Pourtant son ambition était grande au lendemain de l'indépendance et son espoir immense d'être un jour la locomotive d'une réelle indépendance du pays.

 Née presque de rien, elle a ouvert dés les premiers jours de l'indépendance ses premières ramifications dans les capitales régionales en dehors d'Alger. Ramifications qui dés leur dixième anniversaire s'annonçaient déjà comme des établissements de « plein exercice « offrant à la formation la quasi-totalité des disciplines et donnant le gage indiscutable d'un niveau scientifique appréciable et même apprécié hors de nos frontières. L'algérianisation de son encadrement allait lui prendre une seconde décennie sans démentir la qualité de ses enseignements. Mais dés le milieu des années 1980 les luttes idéologiques, les tâtonnements politiques et la quête de la paix sociale, l'engageaient dans un déclin vite accéléré par la chasse à l'intellectuel des années sombres du pays. Des années qui vont vider l'Université de sa substance. Cependant l'Université a eu aussi ses résistants ; ils l'ont maintenue en vie en dépit de toutes les adversités et de tous les dangers, sans moyens, suppléant aux absences et aux défaillances, conciliant , dans la dignité, l'assiduité qu'exige le devoir professionnel et l'angoisse que provoque l'instinct de survie. Aujourd'hui, l'Université est debout mais malheureusement dans un rôle subalterne au sein d'une société qui cherche ses repères ensevelis sous les cendres d'un incendie volontaire. Son maintien à l'écart risque de perdurer dans une atmosphère politique où l'autonomie financière de l'Etat a érigé la dépense publique en panacée et dispensé la décision politique de tout recours à la compétence. Faut-il espérer que les retombées de la crise mondiale puissent édifier les « consciences nationales « sur l'inanité d'une politique exclusivement rentière et leur rappeler que l'humanité s'est irrémédiablement engagée dans «l'âge des savoirs» ?