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Liberté d'expression

par Akram Belkaid

A l'entrée d'une institution parisienne plutôt respectable, il y a, placardé sur un panneau en liège, le message suivant : «La dictature, c'est ferme ta g.... La démocratie, c'est cause toujours». Cynisme mis à part, cela pourrait être le point de départ d'une réflexion sur ce qui sépare, en matière de liberté d'expression, les pays démocratiques et ceux où règne une implacable poigne de fer. Cela étant, le message est incomplet car trop daté. Nombre de dictatures, et nous sommes bien placés pour le savoir, ont désormais compris qu'il n'était pas dangereux pour elles de déplacer le curseur vers une position intermédiaire.

Avec elles, ce n'est plus «ferme ta g...», et bien sûr ce n'est pas encore «cause toujours». Ce serait plutôt «tu as le droit de causer mais jusqu'à un certain point. Et mets-toi bien dans la tête que ça ne servira à rien».

C'est une évolution notable entamée dans les années 1990 en Afrique et, dans une moindre mesure, dans le monde arabe où subsistent malgré tout quelques récalcitrants à la tête dure qui refusent de donner le moindre mou à la corde.

Causer jusqu'à un certain point, c'est-à-dire veiller à ne pas franchir les lignes rouges, qu'elles soient visibles ou non... On pourrait penser, et à raison, que cette définition s'applique à merveille à l'Algérie. D'éditoriaux en analyses, mes confrères constatent qu'il leur est plus ou moins possible, selon la conjoncture, de repousser les limites. Mais ils réalisent aussi que la liberté d'expression n'a d'effet, au-delà de «dire» les choses et de «refroidir le coeur», que si elle accompagne une dynamique démocratique plus large.

Avoir des journaux qui sortent des scoops - à l'image du scandale des autoroutes - ou qui démontrent à longueur de colonnes l'essoufflement d'un système, incapable de comprendre qu'il a plus qu'intérêt à se réformer, équivaut à un coup d'épée dans l'eau si le reste des acteurs, qu'il s'agisse de la société civile ou des partis politiques, restent amorphes et muets, en attendant que les choses changent d'elles-mêmes. Dans une telle configuration, la liberté d'expression, même limitée, «capée» comme on le dit parfois, n'est finalement qu'un prétexte, un ornement qui donne bonne conscience, ou alors qui permet de faire taire les critiques venues d'ailleurs.

Cela vaut aussi pour la situation en France. Depuis 2007, ce pays semble glisser vers une monarchie absolue, avec un roi qui ne souffre ni opposition ni critique et qui entretient autour de lui un amas de courtisans peu désireux, ne serait-ce que de faire mine, de lui tenir tête. Dans ce pays, la presse, quand elle refuse d'être laudative et hagiographique, est sous pression. Des journalistes politiques, je pense notamment à ceux des rédactions du service public, sont dans le collimateur pour cause, non pas d'impertinence, mais simplement de pertinence dans leurs analyses à propos de l'enlisement de la machine présidentielle qui ne fonctionne plus que par «coups» de com'.

 Et c'est là où survient le malaise. Ces journalistes font leur travail mais il y a des moments, de l'aveu même de certains d'entre eux, où l'on se demande à quoi cela peut bien servir. Avec une opposition de gauche disloquée dont on craint la proche disparition, avec une société qui se recroqueville sur elle-même et avec une corporation d'intellectuels médiatiques qui ne cessent d'aller à la soupe sarkozyenne, on ne peut que s'interroger sur l'impact d'une telle opiniâtreté.

«On fait notre boulot, c'est tout», m'a dit l'un de ces journalistes, avant de me livrer ses doutes. Prendre le risque quasi quotidien d'irriter le château, subir les pressions plus ou moins amicales, se savoir surveillé de près et vivre dans la hantise de l'erreur, même minime, qui servirait de prétexte bienvenu pour la punition et la mise au clou : tout cela pour ne rencontrer qu'un intérêt poli, si ce n'est l'indifférence d'une grande majorité. Certes, cette dernière convient que les choses vont mal mais elle se garde bien de réagir, pensant certainement que cela ne ferait qu'aggraver la situation.

Jamais peut-être la presse française n'aura été dans une telle situation. Je connais des dizaines de personnes qui ne s'informent plus, qui n'achètent aucun journal et dont le seul lien avec l'actualité est le gratuit qu'ils ramassent de temps à autre sur un banc ou sur un siège du métro. Même le traditionnel et ô combien terne journal télévisé de vingt heures n'arrive plus à capter leur intérêt. Les uns ont tout simplement décroché. Les autres, plus jeunes et plus nombreux, ne jurent plus que par Youtube, les réseaux sociaux et les sites de rencontres. On est donc bien dans le «cause toujours», mais pour des raisons différentes. Il y a quelques années encore, c'était «cause toujours parce que je ferai ce que je veux, même si tu as l'impression que ton bulletin de vote a une importance».

Aujourd'hui, à l'adresse de la presse, c'est «cause toujours parce qu'il n'y a presque plus personne pour t'écouter et encore moins pour causer aussi». Dès lors, on se demande pourquoi tant de pressions de la part de l'Elysée sur la presse. La réponse n'est pas évidente. Une piste m'a été suggérée par une consoeur travaillant dans une télévision privée. Pour elle, un bruit continu et isolé finit toujours par irriter celui qui tire profit du silence qui règne partout ailleurs.

P.S.: Joyeux Yennayer à toutes et à tous.