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Pratiques historiographiques et représentations médiatiques

par Mohamed Bensalah

Le débat sur l'écriture de l'histoire, et en particulier sur les représentations idéologiques du passé, est loin d'être clos (1). Comme le dit Pierre Nora, «nous vivons une période de tyrannie mémorielle avec son lot d'écueils».

Devenu l'élément incontournable pour la pratique historiographique, le matériau image contribue grandement à l'interrogation du passé et donc à la réflexion sur l'histoire contemporaine. En tant qu'élément de perception et d'interprétation du réel, l'iconographie, et plus particulièrement aujourd'hui le cinéma, apporte l'éclairage complémentaire au travail sur l'oralité et la mémoire écrite. Obsédante, omniprésente, l'image nous cerne et nous gouverne. Chimique, numérique, synthétique ou virtuelle, elle est aujourd'hui au centre de l'histoire, dans l'histoire. Acteur historique de premier plan, miroir révélateur du passé, fixes ou animées (affiches publicitaires, cartes postales, gravures scientifiques, toiles de peinture, photographies, illustrations de manuels scolaires et de romans, magazines, albums, dépliants, films vidéographiques et cinématographiques...), les images nous barbouillent d'incitations visuelles. En apportant l'éclairage complémentaire au travail sur l'oralité et la mémoire écrite, l'iconographie est devenue le façonneur de l'histoire contemporaine. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder toutes les productions filmiques qui retracent les événements de la vie et de l'activité de l'homme. Mais, et nous le constatons chaque jour un peu plus, la technique n'est pas neutre, surtout lorsque les représentations du passé sont tributaires d'un contexte politique, ou lorsqu'elles sont soumises à un contrôle systématique des institutions officielles. L'idéologie dominante fabrique toujours un monde à sa mesure à partir d'images sélectionnées, triées et aseptisées à l'extrême.

Ces dernières nous interpellent, s'imposent à nous. Il importe donc de les décrypter, de les analyser afin de faire ressurgir leur véritable sens et de les inscrire dans une mémoire digne de celle forgée au cours des siècles par les plus grands historiens. D'où l'urgence et l'importance de recontextualiser la problématique du cinéma dans les rapports qui peuvent s'établir entre vérité historique et vérité cinématographique, entre histoire et mémoire.

Le regard critique sur ces fonds iconographiques émergents montre, à l'évidence, comment le 7e art évoque l'histoire. Si l'on veut tenter de comprendre comment l'idéologie arrive à se laisser envelopper dans une forme empirique, il est essentiel d'analyser le rapport qu'entretient la réalité avec la fiction, la fabulation et le symbole. L'archive historique audiovisuelle, véritable matrice idéologique pourvoyeuse d'imaginaire, se doit d'être appréhendée sous l'angle de sa «fonctionnalité» idéologico-politique. L'affiche, les gravures et la peinture avaient, bien avant l'avènement du 7e art, façonné l'opinion publique en fabriquant des mythes et des stéréotypes et en dessinant les caractéristiques de «l'indigène type». Loin d'être une simple retranscription de la réalité, l'image fictionnelle est d'abord et avant tout témoignage d'un imaginaire aux multiples facettes soumis à de nombreux aléas, une mise en équation d'un réel, souvent fantasmé, sur-réalisé et quasi onirique qui, progressivement, façonne un mode, foncièrement paternaliste, de représentations. Bien plus que les textes écrits, l'imagerie a sa part de responsabilité dans la constitution d'un imaginaire. Malgré cela, les historiens d'aujourd'hui tardent à prendre le 7e art au sérieux, contrairement aux responsables de la politique colonialiste française, qui ont fait preuve d'un grand engouement, convaincus du fait que «l'image réfléchie s'imbrique explicitement dans le projet de domination, le rêve de «pulvériser» l'Autre : le dominé, celui qui a perdu sa terre et qui, par conséquent, doit encore perdre son âme», écrivait Abdelghani Megherbi.



Représentations idéologiques et cristallisation identitaire



L'analyse des films de fiction, propagandistes ou non, passe nécessairement par l'examen attentif du discours filmique et donc, par l'étude des structures de signification qui contribuent à l'ancrage dans l'imaginaire collectif.

D'où la nécessité d'un véritable décodage des composantes formelles symboliques et métaphoriques des films qui vont aider à l'identification et à un examen sérieux des mécanismes qui produisent l'oeuvre cinématographique.

On a toujours rangé l'histoire du côté de l'écrit, des archives. L'historien Marc Ferro parle même de «culte excessif du document écrit». Cela n'a pas empêché le film d'être la source fondamentale pour l'analyse des sociétés du 20e siècle. La caméra qui enregistre dévoile par son mouvement l'altérité de l'Autre, celui qui n'est pas reconnu en tant qu'homme. D'où l'importance des images cinématographiques pour qui veut essayer de comprendre les représentations des populations extra européennes. En tant qu'allié puissant du colonialisme, en tant que système et structure idéologique à part entière, le cinéma était appréhendé comme le miroir dans lequel le colon pouvait admirer son «oeuvre» en même temps qu'il l'élaborait. Ce qui lui permettait de mesurer la distance qui le séparait de la population colonisée. Les cinéastes qui se sont faits thuriféraires de «l'ordre» colonial nous révèlent, bien malgré eux, l'esprit d'une époque et son idéologie dominante. Rares ont été les films de l'époque coloniale qui ont su valablement ausculter la réalité algérienne. Toutes ces représentations des peuples colonisés sont porteuses d'un soubassement idéologique manifeste. Ressassant sans vergogne les mêmes poncifs, en ayant recours aux mêmes clichés et caricatures, les films étaient, pour la plupart, d'affligeants «navets», des productions mineures qui, cependant, révèlent parfaitement l'esprit d'une époque en montrant comment une Histoire et une mémoire peuvent être «fabriquées», et au-delà, comment un inconscient collectif peut être façonné à des fins politiques et stratégiques.

A travers ses évocations, ses silences, ses omissions et ses mythes, le cinéma constitue un révélateur exceptionnel d'un contexte sociologique assez significatif. Pour l'Algérie en quête de traces, d'identités et de racines, «l'usine à rêves» n'a pas été à la mesure des espoirs des classes laborieuses, qu'il s'agisse du monde ouvrier ou du monde paysan. Soixante années durant, le 7e art, monopole exclusif des Européens, était encore inaccessible aux colonisés qui en étaient réduits à contempler leur propre reflet dans le regard des autres. Toute normalité était déniée à ces derniers qui étaient pensés comme ignorants, paresseux, fainéants, impurs, non éduqués et sauvages. D'où la justification imaginaire de la présence d'une puissance extra africaine pour remettre de l'ordre, apporter l'éducation, la démocratie, le progrès et la lumière par l'évangélisation. La «mission civilisatrice» de la France s'imposait donc d'elle-même. Ce dernier, trop longtemps ignoré, trop souvent méprisé et caricaturé à l'extrême, n'a que rarement fait l'objet d'intérêt et d'études.



Le documentaire historique comme moyen d'exhumer et d'exorciser le passé



Reléguée au fin fond des mémoires, l'histoire de la colonisation réapparaît en force, depuis une décennie, dans l'actualité politique et dans les médias. Colloques, expositions, débats télévisuels, publications, films de fiction et documentaires, se sont multipliés, rappelant que les blessures de l'histoire demeurent toujours vivaces et que les marques dans les mémoires demeurent encore profondes. L'idée de revisiter ce pan du passé s'est imposée à Yasmina Adi (2), qui, à travers son premier documentaire, interroge l'histoire lointaine et en premier lieu, les années qui ont le plus marqué les relations entre les deux pays, celles précisément qui se situent avant le déclenchement de la lutte de libération nationale. La jeune cinéaste a pointé les objectifs de ses caméras sur un pan de ce passé aujourd'hui ravivé par le devoir d'histoire, de recherche du vrai, sans mythe, ni tabou. L'auteure nous offre un décryptage sans concession de cette longue histoire commune en mettant en exergue les violences extrêmes, les massacres collectifs, les tortures, les horreurs et les atrocités qui révulsent les consciences les plus aguerries. Pour ce faire, elle remonte à l'origine de cette folie meurtrière, menée de main de maître par ces «bâtisseurs d'empires» qui n'appréhendaient les «indigènes» qu'en tant que sous-hommes, assimilés même parfois à des bêtes de somme.

Des tribus entières ont été torturées, enfumées, exterminées. Des terres ont été pillées. Du bétail confisqué. Des villages ont été rayés de la carte, d'autres ont été baptisés de noms français. Au nom de l'égalité, de la fraternité et de la liberté, la France enrégimentait en masse les Algériens et les envoyait se battre contre ses ennemis. Aucune image par contre des massacres en Algérie, à la libération. Rares ont été les images qui ont rendu véritablement compte des réalités et du vécu des «Indigènes» de la république. Aucun film n'a dénoncé les horreurs des Algériens colonisés, comme l'ont fait, au lendemain de l'indépendance, Abdelaziz Tolbi, Lamine Merbah, Ahmed Rachedi, Azzeddine Medour, Belkacem Hadjadj, entre autres, et aujourd'hui, les documentaristes, Mehdi Lalaoui, Meriem Hamidat, Larbi Bouchiha, Malek Bensmaïl et Yasmina Adi qui n'ont pas hésité à reprendre le témoin à partir de l'autre rive, gardant ainsi le cordon ombilical avec leur pays. Aucune image n'a traduit la paupérisation absolue et le sous-emploi chronique des masses paysannes algériennes. Le cinéma de fiction de l'époque, produit et réalisé par des Français qui, pour la plupart, ne résidaient même pas en Algérie, était destiné exclusivement aux «Européens» et traduisait leur vision du monde. La terre algérienne était à leurs yeux un désert, une forêt vierge avec des palmiers, des chameaux, des «Arabes» et des «moukères». Banni de sa terre durant la colonisation, «l'indigène» a été banni de ses écrans.

Sa négation dans et hors le film historique a été totale. «Filmer, c'est faire de la mémoire», écrivait Chris Marker, et cette dernière se construit au présent. Qu'attendent nos responsables pour revivifier le secteur ?

 

Notes:

1) Travail entrepris par l'équipe de recherche «La fabrication du savoir historique et de la mémoire par l'Etat et la société en Algérie et au Maghreb», rattachée à la Division de recherche au sein du CRASC, en socio-anthropologie de l'histoire et de la mémoire.

2) «L'Autre 8 mai 1945. Aux origines de la guerre d'Algérie» de Yasmina Adi (production La Compagnie des Phares et Balises). Diffusé sur France 2, sur LCP, sélectionné dans de nombreux festivals, actuellement en diffusion dans une quinzaine de wilayas à travers le pays. Il sera présenté par sa réalisatrice à Oran le jeudi 21, à 18h, à Mostaganem le 22, à Béchar le 24 et à Biskra le 28 mai, grâce au concours de la cinémathèque et du CNCA. Quatre minutes de ce film seront présentées devant 4.000 personnes à Alger pour le 2e Panaf. Le film de Adi vient d'être sélectionné par la SCAM (Société civile des auteurs multimédia) parmi les 30 documentaires et reportages qui ont marqué l'année 2008.