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Un leadership, une administration efficace et une société disciplinée (2ème partie)

par Arezki Derguini

L'unité du citoyen, du producteur et du consommateur

Aujourd'hui la société de classes européenne souffre d'une réduction et d'une décomposition de la classe ouvrière[6], la classe des grands propriétaires de moyens de production domine la propriété et défait les contrepouvoirs des salariés. La société salariale est devenue dans sa majorité une société de consommation.

La production se globalise et ne concerne plus qu'une minorité de travailleurs qualifiés et un parc croissant de robots (qu'on ne pourra pas indéfiniment accroître). Si la société de classes ne donne pas à la consommation des institutions qui fassent contrepoids au pouvoir des propriétaires des moyens de production, les inégalités ne pourront pas être contenues. Elle déclarera la guerre aux classes et sociétés dangereuses.

Une classe des consommateurs aux dispositions internationales est seule capable de faire contrepoids aux producteurs globaux, en attendant que les crises de l'environnement et de l'énergie ne transforment les rapports des humains aux machines et autres êtres vivants. Le champ de bataille de la production soumis à la lutte pour la puissance étatique n'est plus celui de la traditionnelle lutte de classes, il est celui des robots. La société a de moins en moins de prise directe sur la production, pour la contrôler, il lui faudra compter sur des prises indirectes: les prises sur le territoire et la consommation. Au final, elle devra réapprendre à s'incorporer la technologie et la biosphère par le territoire et la consommation, à revoir les rapports de la production et de la consommation, de la propriété et de la citoyenneté. Ce n'est pas sur les pas des anciennes sociétés industrielles dans lesquelles nous marchons, en restant obsédés par notre balance commerciale, que nous pourrons réussir.

Dans la société sans classes héréditaires, la séparation de la production et de la consommation ne sera pas radicale. Leur ancienne unité immédiate devra devenir médiate. La polarisation du travail qualifié et de la société n'imposera pas une société duale opposant radicalement propriétaires et non-propriétaires, producteurs et consommateurs, producteurs propriétaires et salariés. La société restera copropriétaire, si et seulement si, elle réussit à élever son niveau général de qualification. Autrement dit, si elle met le savoir au cœur du travail. La propriété privée pourra alors encore supposer la propriété collective. La propriété sera une fonction que confie la société à une partie d'elle-même ou à un individu. Les relations d'interdépendance de la majorité des individus subsisteront et tiendront de part en part les relations de dépendance entre salariés et propriétaires producteurs. Les relations d'interdépendance ne concerneront pas le milieu des producteurs et les relations de dépendance celui des salariés.        La «société tribale» se distingue de la société de classes par les rapports d'interdépendance que préservent ses membres entre eux, elle s'oppose à la domination des rapports de dépendance et de subordination des travailleurs à la classe des propriétaires producteurs. L'entreprise ne sera pas un territoire féodal. La société marchande ne subsumera pas la société non marchande. La tribu «habitera» la société marchande, la société marchande ne sera pas de classes[7]. Le marché ne transformera pas les individus en étrangers pour les subordonner. Les rapports d'interdépendance seront maintenus entre propriétaires et non-propriétaires. La propriété privée n'est pas absolue, elle est une propriété collective confiée à un individu. Comme dans une propriété Arch où se logerait une propriété Melk. La production n'est pas la seule affaire des producteurs de biens, elle est aussi l'affaire des consommateurs et des citoyens copropriétaires en dernière instance. Le citoyen copropriétaire (formel ou informel) n'est pas radicalement séparé ni du producteur propriétaire privé (formel) ni du consommateur. Voilà ce que signifie faire société pour une société qui ne soit pas de classes.

La division du travail ne disloque pas le collectif en territoire économique, fief de la propriété privée, et en territoire politique, fief du citoyen, elle les sépare sans les disjoindre. Ils se pénètrent bien que séparés. L'individu se considère simultanément comme citoyen, producteur et consommateur.

La production est à la fois consommation et répartition. L'économie politique est affaire de citoyens avant d'être celle d'experts et de politique économique.

La nouvelle société tribale devra être industrielle ou ne sera pas. Elle aura un nouveau corps qui fera place à de nouveaux êtres sans se diviser en classes héréditaires. Elle peut monter et démonter des collectifs d'humains et de non humains à une allure que les sociétés de classes à forte tradition étatique ne peuvent pas imiter.

Elle peut s'incorporer des êtres vivants et techniques sans se dénaturer. Nous avons coupé avec notre histoire, nous avons voulu rattraper le colonisateur en ignorant son histoire, nous voilà déracinés sans horizon.

Nous avons voulu à tout prix abstraire l'individu de son milieu, on disait qu'il fallait le « libérer » du groupe, mais pour le livrer à quel autre groupe, à quel autre destin ? Comment nous comportons-nous les uns vis-à-vis des autres et de nos milieux ? En sommes-nous satisfaits ? Notre faiblesse aujourd'hui réside dans le fait que l'individu a tourné le dos au groupe et le groupe à son milieu naturel. Nous sommes des individus négatifs[8]. Nous détruisons nos ressources de nos propres mains sur les conseils des sociétés de classes. Toute la période postcoloniale en a été marquée.

Les colonialistes avaient pris militairement nos ressources, les néocolonialistes veulent, avec notre consentement, occuper nos croyances et nos désirs.

Nous avons renoncé à nos compétitions collectives, nous avons refusé d'être taillés, polis par elles. Celles que nous menons ne pouvaient pas nous mêler à celles du monde et nous permettre de les emporter. Nous n'avons pas donné le meilleur de nous-mêmes. Une infime minorité s'y est essayée. Nous avons égalisé par le bas plutôt que par le haut, pour qu'une petite minorité surnage et en profite.

Seule une minorité d'expatriés qui ont mis le savoir au cœur de leur travail, qui refusé les compétitions qui leur étaient imposées a réussi à se hisser à la hauteur du monde. Sans compter une minorité d'opportunistes qui ont su tourner ces compétitions à leur profit.

Importer la démocratie ?

Hier nous avons importé l'État jacobin, aujourd'hui nous voulons importer la démocratie. Une démocratie prête à l'emploi, comme l'étaient nos usines clés en main. Non, la démocratie ce sont les rapports que nous construisons et qui nous donnent la souveraineté, ce ne sont pas les institutions, que nous importons, avec lesquelles nous bricolons, et qui laisseront dehors la majorité de la société. Non, il n'y a pas de démocratie en général et elle n'est pas une invention occidentale. Oui la prétendue démocratie universelle et son gouvernement représentatif sont une invention de la société de classes européenne. Avec l'érosion prévisible de la classe moyenne, le jeu des élections ne sera même plus attrayant. Il nous faut refonder la société, la construire sur du roc et non sur les remblais du colonialisme. Nous appartenons à une zone sismique sous plusieurs points de vue.

Un roc qui puisse soutenir de réelles compétitions internes et externes. Où est notre esprit de corps et de compétition ? Il nous faut redonner sens aux élections. Quelles élections ont pour nous quelque sens ? Nous connaissons la réponse : là où il y a compétition réelle, au plus près des gens, dans les communes. Elles sont aujourd'hui utilisées pour opposer des fragments de tribus plutôt que pour les concilier.

Les résultats, d'impuissance, finissent par diviser plutôt que par unir. Nous aimons les fausses compétitions, parce qu'elles nous demandent peu et donnent davantage. Mais cela a une fin. Alors, quelles seront les compétitions que nous serons tous prêts à engager ?

Les compétitions destructrices qu'impose la domination d'une minorité qui vise à s'accaparer le patrimoine national et qui n'a même pas conscience d'elle-même et ne peut s'assumer, vont bientôt atteindre leur apogée.

Il faudra rapidement adopter de nouvelles compétitions, des compétitions productives de forces de distinction, de progression et de cohésion pour y échapper.

L'unité de la nation sera bâtie sur la copropriété des ressources que l'histoire - dont la guerre anticoloniale, a établi. Après tout, langues et religions sont des copropriétés et la biosphère en est une autre.

Que faire de nos copropriétés nationales et collectives ? Opposer copropriétés collectives ou les enrichir les unes et les autres ? Renoncer à nos copropriétés, à nos interdépendances ou au contraire les développer ? Notre échec industriel nous a privés d'interdépendances objectives. Nous voyons où la propriété privée exclusive a mené le monde et peut nous emmener. Le monde sera toujours peuplé de multiples langues et de multiples croyances qui s'interpénètreront, se mêleront, se disputeront, s'associeront et se dissocieront. Notre unité se fera sur la base de la décision que nous prendrons à propos de l'usage que nous ferons de nos copropriétés.

Le milieu et les valeurs: la guerre des valeurs[9]

La colonisation impose ses valeurs à la société colonisée. La société colonisée ne peut plus faire corps avec ses valeurs, elle ne peut plus créer son monde.

Cela étant dit, quand nous héritons d'un milieu que nous n'avons pas choisi, dans lequel nous sommes nés et par là même, auquel nous appartenons et qui va juger de notre réussite, qu'est-ce que peux signifier réussir pour un individu ? L'éducation qu'il reçoit d'un milieu particulier peut conduire une personne à ne pas se reconnaître dans les valeurs de la société dans laquelle il devra réussir.

S'il peut choisir la société qui lui convient, si une autre société peut l'adopter, il quittera celle à laquelle il était tenu. Le désaccord de ses valeurs avec celles de sa société, l'accord de ses valeurs avec une autre société, lui fera quitter sa prime société pour une seconde. Il pourra renier sa société ou y rester attaché malgré les valeurs discordantes.

La discordance peut se transformer en rupture ou se traduire en combat des valeurs. S'il ne peut changer de société, il sera marginalisé et manifestera sa discordance d'une manière ou d'une autre.

A suivre