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Éloges de l'ignorance

par M. Abbou

Par ces temps de confinement nous sommes perméables à toutes les informations : de l'officielle à celle que peut délivrer un collectif ou un individu.         

Privés de nos occupations habituelles, nous disposons pour beaucoup d'entre nous d'assez de temps pour dévorer tout ce qui nous parvient comme nouvelles, découvertes, relations d'expériences, propositions, suppositions, hypothèses, suggestions, préconisations, conseils, constats, réprobations, enthousiasmes, encouragements, compassions, déceptions, admirations, rappels d'événements, partage d'enseignements et même comptes-rendus d'enquêtes ou d'investigations.

Mais comment faire le tri entre ce qui ne s'adresse qu'à notre émotion, sollicitant une facile adhésion et ce qui peut accroître en nous la part du rationnel.

Aussi étrange que cela puisse paraître, notre attitude va beaucoup dépendre de la nature de notre ignorance ou plus précisément de l'ignorance que ce flux d'informations va venir combler.

L'ignorance n'est pas une.

Jean Fourastie dans «Les conditions de l'esprit scientifique» distingue deux ordres d'ignorance : l'ignorance savante et l'ignorance banale.

La première est générée par la science elle-même. Elle naît de la réponse apportée à une question qui la précède. Elle est l'invitation à une nouvelle aventure vers la découverte. Fille du savoir antérieur, elle est une porte ouverte sur le savoir futur. Elle est à la fois l'étonnement et la curiosité.

Elle joue en conséquence un rôle primordial dans le développement du savoir. Elle adopte alors le véhicule lent et ardu de la validation rationnelle des hypothèses, de l'observation à l'expérimentation.

Cependant c'est la connaissance qui donne en même temps la conscience de l'étendue de l'inconnu.

La science déconstruit les confortables croyances de l'homme pour le livrer à ses propres limites et donc à l'inquiétude. Elle détruit ici le temple du mythe pour construire là un observatoire froid et mécanique. Ce faisant, elle rejoint quelque part l'ignorance banale.

Cette dernière fait partie de la condition humaine, elle est une posture de l'homme exaspéré par la perte de ses illusions et la confirmation de sa précarité par une science implacable de lucidité.

Les acquis scientifiques absorbés par la vie sociale sont rapidement oubliés par l'homme en prise avec ses angoisses existentielles. Aussi grands que sont les progrès de la science, ils lui restent imperceptibles tant qu'ils ne répondent pas à ses préoccupations de l'heure.

Cette distorsion entre le cheminement de la science et la croissance des besoins de l'homme, nourrit l'ignorance banale et pousse à la défiance vis-à-vis des savants et des gouvernants notamment, même à la suspicion et au défaitisme.

Si certaines informations donnent à l'homme à admirer un phénomène, à aimer une prouesse, à se sacrifier pour une cause, alors il n'est pas nécessaire de lui donner à réfléchir.

La répétitivité devient argument de véracité.

Mais si l'homme, en tant que consommateur de l'information, a sa part dans cette ignorance, il n'en est pas responsable.

La dictature de l'urgence, l'incohérence des décisions officielles, la superposition des discours politiques, le hiatus entre la perception institutionnelle et la perception sociale des problèmes en sont coupables.

Le consommateur sur-informe, croit savoir là où il a simplement subi une sorte « d'habituation » et pour échapper à la froide cuirasse de l'ordre et du calcul, il plonge dans l'attirant lac des erreurs.

Alors comment être un acteur avisé de la vie en société dans un monde de plus en plus complexe quand ceux qui prétendent le diriger avouent avoir oublié les rudiments de rationalité appris à l'école.

Comment peuvent-ils soutenir, comprendre les équations à plusieurs inconnues, évaluer des méthodes de production ou saisir le rapport entre bienfaits et inconvénients d'un remède.

Le monde technologique et scientifique qui se dessine aujourd'hui échappe déjà à la gestion des institutions traditionnelles. Qu'en sera-t-il demain?

Seul l'esprit expérimental peut donner le moyen au travailleur de la science d'augmenter ses connaissances, au dirigeant de faire reculer l'incertitude, à l'entrepreneur de parvenir à ses objectifs et au citoyen de s'adapter aux autres et à son environnement.

La performance politique est, désormais, tributaire de la capacité scientifique à saisir les interrogations de la société. La représentativité politique ne peut plus se mesurer à la maîtrise des effets de manche à des fins de domination.

Le discours politique structuré par la logique scientifique fait aujourd'hui partie des ressources de la Nation pour habiter son présent et se projeter dans l'avenir. Il n'est plus cette puissance de déclamation sur la scène du pouvoir qui s'adresse au penchant onirique plus qu'à la conduite raisonnée.

Mais encore faut-il que l'homme prenne conscience de son ignorance.

Il est vrai que l'école enseigne, avec plus ou moins de succès, l'histoire des sciences. Cet enseignement flatte en l'homme, le conquérant. Mais l'homme n'a-t-il pas plutôt besoin d'humilité pour ne jamais cesser d'apprendre?

N'est-il pas temps d'enseigner l'histoire de l'ignorance?