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Portrait d'un des «22» : Badji Mokhtar

par Joseph Kerlan*

Extrait de son intervention au Colloque international tenu à Alger (24-28 nov. 1984) sur «Le Retentissement de la Révolution algérienne». «Badji est entré aujourd'hui dans la légende. À l'époque où nous nous sommes rencontrés, il n'était qu'un simple militant donné certes entièrement à la cause de son idéal, celui de sa patrie, mais rien ne l'avait encore signalé à l'attention de la population. Toutefois, ses proches et amis, n'avaient aucun doute sur les qualités peu communes de cet homme modeste.

Il était de petite taille. Il portait des vêtements légers et sobres. Son visage entièrement mobile, reflétait l'intelligence et la vivacité d'esprit. Ce militant passionné pouvait allier la rigueur à la tolérance et à la largeur d'esprit. Il n'excluait personne a priori... Et son action pour la cause, laissait prédominer en lui un esprit unitaire...

En effet, comment ce militant nationaliste, qui venait tout juste de sortir des prisons françaises, avait-il accepté de me rencontrer, jusqu'à mon domicile ? Ce Presbytère que j'habitais, était pour nos amis algériens, le symbole d'une Église dont l'histoire dans le pays rappelait les liens et les compromissions avec le régime colonial.

La démarche de Badji était l'expression d'une très grande tolérance et aussi d'une profonde intelligence en raison de ce que nous représentions.

Le contact fut très vite établi entre nous et nous passâmes ensemble de longues heures qui se prolongèrent bien après minuit. Il me parla de ses origines, des raisons qui l'avaient conduit à s'engager dans l'action, de ses convictions et de sa foi dans l'avenir de son peuple. Il me parla aussi des poursuites dont il avait été l'objet, des prisons qu'il avait connues et puis surtout [...] il me parla des tortures qu'il avait subies et dont ils portaient encore les traces dans sa chair. C'était la première fois en Algérie, que j'avais ainsi le témoignage direct de quelqu'un qui avait été torturé [...]

Ce furent surtout les événements de mai 1945 et la violence et l'étendue de la répression qui le convainquirent qu'il n'y avait désormais plus rien à attendre d'une solution politique. Ces événements, avec la répression dont furent victimes les cités voisines de Guelma et Oued Cheham (ex Villars) se répercutèrent à Souk Ahras [...] Sa prise de conscience l'avait conduit à un point de rupture. Pour lui, il était évident qu'il appartenait à une autre famille, un autre monde que celui que l'on prétendait vouloir lui imposer. Il appartenait au monde algérien. Ce peuple algérien existait, il lui fallait retrouver ses droits et conquérir sa liberté. Pour y parvenir, il n'y avait plus qu'une seule voix, celle de la lutte pour l'indépendance nationale.

Notre conversation, durant cette nuit d'automne aborda longuement tous ces sujets. Toutefois, ce qui me marqua le plus au cours de ces heures, ce furent : le récit de ses tortures ; sa foi et ses convictions de militant, et la qualité et la droiture de cet homme.

C'est avec calme et conviction qu'il m'exposa les raisons qui le motivaient et qui l'avaient conduit à la conclusion qu'il n'y avait vraiment pas d'autre voie, ni d'autre issue pour lui et pour son peuple, que celui de la lutte armée. Il n'avait pas le choix, me disait-t-il, car jamais les Français et les Européens d'Algérie, ni même ceux de France, ne comprendraient la nécessité d'une transformation radicale de la situation et ils n'accepteraient pas davantage la moindre concession, à part une petite minorité à laquelle je devais appartenir, qu'il appréciait, mais qui était impuissante. Il en était de même d'ailleurs des organisations politiques nationalistes algériennes. Elles perdaient leur temps en de stériles débats internes, y compris l'organisation à laquelle il appartenait le MTLD. Il fallait y mettre un terme et passer à l'action. Il connaissait mon passé de résistant contre le nazisme et il invoqua cette action [...], pour justifier ses propos. Seules comptaient pour lui à cette époque, la foi en la cause nationale et la volonté d'aboutir en prenant les moyens de parvenir un jour à la libération de l'Algérie, quel qu'en soit le prix. Pour lui, ce fut celui du sacrifice suprême, dès les toutes premières semaines de la Révolution [...]

Ce qui me frappa également ce furent les qualités humaines de ce militant exceptionnel. La simplicité tout d'abord. Badji se voulait homme du peuple. Tout l'exprimait dans son attitude. Il n'y avait en lui aucune recherche, aucun effet de style, ni dans son langage, simple et dépouillé (il expliquait avec une grande patience et une grande douceur), ni dans sa manière de se vêtir (il portait toujours le même type de vêtements, des bleus de travail). Malgré une certaine timidité, c'était un homme de contact et ce contact était direct, franc et chaleureux. Il ne craignait pas d'aller droit au but, sans détour, acceptant le risque, quelquefois, de heurter de front ses interlocuteurs. Mais en même temps, il avait le souci de convaincre, avec patience, pour faire triompher son point de vue. Il pouvait aussi s'emporter et céder à l'énervement, voire à la colère.

Dans l'ensemble, ses qualités humaines et sa foi de militant en son idéal, l'aidaient à allier la rigueur de raisonnement et la force de conviction à celle de la patience et de l'amitié. Enfin, ce qui prédominait chez cet homme de petite taille et d'apparence si frêle et si modeste, c'était l'intelligence et la vivacité d'esprit. L'intelligence apparaissait d'emblée sur ce visage d'ascète, d'une extrême mobilité, sur ces mains nerveuses et d'une rare finesse et surtout dans la profondeur de ses yeux où brillait un regard ouvert, direct et interrogateur. Mais, c'est surtout dans la discussion, le débat et les échanges d'idées et d'opinion que se manifestaient ses qualités d'intelligence. Il possédait à la fois, ce qui est rare, l'art de l'analyse et celui de la synthèse, ce qui lui permettait de s'imposer au sein d'un groupe et d'aborder les sujets les plus divers avec la même aisance. Ce sont toutes ces qualités rassemblées qui faisaient de lui un chef... Chaque fois que l'occasion m'en était donnée, je le revoyais avec joie et j'éprouvais toujours le même sentiment d'admiration et de respect, en même temps que se développaient entre nous de vrais liens d'amitié...»

Novembre 1984.

* J. Kerlan est un de ces hommes d'Église qui, avec le cardinal Duval et sous sa protection, ont témoigné leur soutien à la cause du peuple algérien luttant pour son indépendance.