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Mon (simple) avis

par Kamel DAOUD

Une Révolution c’est une passion. Ce n’est pas de «la politique». On le ressent à la puissance du «Dégagez tous !» dont les Algériens ont fait le plus grand parti du pays. C’est une exigence légitime. Le Régime a su fabriquer contre lui une unanimité formidable, il a su réveiller en nous la dignité par l’indignité imposée, par l’humiliation si terrible et si ancienne.

Aujourd’hui, les Algériens ne croient pas au Régime, ses hommes, ses promesses, ses paroles, ses réformes. Ils opposent au Palais, la Rue, radicalement. C’est la seconde naissance de notre pays, et ce cri doit rester le curseur de notre volonté, l’expression de notre Pouvoir contre la dictature. Ce régime doit partir, accepter que le pays change de propriétaires. Il doit accepter de mourir et non jouer au mort puis revenir, échapper à l’enterrement et se réincarner ailleurs. C’est une époque finie. Bouteflika a fini dans l’indignité. Ceux qui l’héritent au titre de la transition doivent savoir éviter son sort.

Mais le «Dégagez tous !» a aussi une conséquence : le «Que faire maintenant ? Que faire ensuite ?». Car si la passion est belle et nécessaire, elle n’est pas la solution.

J’ai des enfants dans mon pays, j’y vis, je ne l’ai pas quitté, par courage et par lâcheté devant la douleur de l’exil. J’y ai supporté la grimace, l’insulte et j’y ai joui de la présence des miens et de la terre et de l’affection immédiate. J’y ai une dette et cette dette m’impose la lucidité. Vouloir la fin du régime est aussi la plus ancienne passion de ma vie. Car la révolte est pour moi le moment le plus pur d’une vie. Mais, aujourd’hui, je ne veux pas que la chute du Régime entraîne la fin de l’État. Je ne veux pas pour mes enfants et pour moi un pays en chaos, la famine, la violence ou l’obligation de l’exil. Je voudrais que ce Régime parte, dans la négociation, sous la pression, avec le temps, mais dans la prudence et le compromis.

La radicalité de la passion est là pour nous rappeler ce que nous voulons, mais la raison est là pour nous rappeler le coût de chaque exigence. Et là, il nous faut nous poser la bonne question : qu’est-ce que nous sommes prêt à payer et pourquoi ?

Le risque est énorme, si nous baissons la garde, de voir ce Régime revenir à ses habitudes. Nous le savons. Il a sept vies et nous n’en avons qu’une. Parfois à peine. Mais le risque est là aussi si nous confondons la beauté d’une révolution et la nécessité d’une solution.

Là, en ces moments, je ressens ce que mon amis SAS a résumé par une fulgurante formule «mort d’inquiétude, vivant d’espoir». Et je regarde mes enfants et je cherche dans leurs yeux quelque chose.

Si nous allons vers une radicalité exigeante, le Régime va tomber, entièrement et la question est : est-on capable de le remplacer ? Comment dans l’immédiat ? Par qui ? Si nous nous sommes même pas entendus pour trouver un consensus dans la rue, le pourrons-nous aux portes des Palais vidés ? Si nous avons pris l’habitude de décapiter nos élites dans la rue, qui va oser prendre les devants au cœur du chaos possible ?

Étrange situation au final : nous marchons, nous protestons, nous demandons une solution à celui-là même que nous refusons : le Régime. Nous ne l’avons pas remplacé, et nous voulons qu’il nous offre la victoire et qu’il se proclame vaincu. L’a-t-on vu ailleurs de quelqu’un qui va décider de sa propre fin pour faire plaisir à son adversaire ?

L’union sacrée du Régime est un danger pour le pays. Mais notre désunion joyeuse et radicale l’est aussi. D’un côté on demande au Régime de partir et de l’autre nous voulons que cela soit lui qui trouve une solution. C’est une impossibilité.

Plus encore, nous nous méfions des partis de l’opposition. Parce que faibles, parce que peu représentatifs, parce que marqués. Et pourtant il faut faire un choix : soit créer un nouveau parti, maintenant, aujourd’hui, ou nous inscrire dans les cadres partisans déjà existants, les transformer, les investir et en utiliser les moyens pour reconstruire notre État futur. Mais dire que la «rue» est un parti est une erreur. Et rejeter à la fois l’idée de créer des partis, l’idée de rejoindre ceux existant et l’idée de négocier le départ du Régime dans le temps et avec prudence, est une impasse politique. On marche dans les rues mais, dans nos têtes, on va tourner en rond.

Le Régime, malgré lui, a concédé une liberté, même s’il le fait dans la ruse : la possibilité de créer des partis et des associations aujourd’hui. C’est une brèche. Mais qui d’entre nous l’a déjà investie ? Le Régime est faible et on le sait. C’est donc aujourd’hui qu’il faut l’aider à partir et le pousser à prendre ses valises et pas à mettre le feu à la maison.

Ce n’est qu’un avis. Celui d’un Algérien qui est libre d’en donner et d’en avoir.

Aller vers des élections présidentielles avec le même gouvernement, les mêmes mécanismes, les mêmes walis… etc. est un danger. On risque de donner au Régime l’occasion d’une huitième vie. C’est une vérité.

Mais ne pas y aller, imposer une radicalité légitime mais sans issue est aussi un danger. Dans quelques mois, quand arrivera la crise, entre dévaluation et inflation, le champ sera labouré pour d’autres semailles dangereuses. Les islamistes et les populistes ont toujours su moissonner quand l’assiette est vide et que la faim est une angoisse.

Je ne veux vivre ni dans une dictature, ni sous la loi d’un califat. Je veux vivre et faire vivre dignement les miens.

Nous ne sommes pas le seul pays à avoir vécu une crise. La Tunisie l’a vécue. L’Espagne a su trouver sa formule pour passer de son franquisme sanguinaire à sa démocratie, sans ruiner le pays. Elle a su pousser la vieille garde à la retraite et faire entrer le sang vif dans les veines de sa nouvelle nation. Nous le pouvons.

Les élections sont un risque immense, mais le chaos l’est aussi. A nous de choisir. Faut-il y aller ? Faut-il exiger une commission de surveillance indépendante, composée des figures de cette révolution et de l’immense armée de nos étudiants pour en surveiller les urnes dans chaque village ? Faut-il exiger que les juges surveillent ces élections sans dépendre des walis et chefs de daïra ou d’un ministère de l’Intérieur et exiger qu’ils ne remettent leur PV qu’à cette commission ? Faut-il aller vers un candidat de consensus de la «Rue» pour reprendre les choses en main, au lieu d’attendre la pluie ?

La politique est l’art du compromis. Et il nous faut le trouver. Entre nous et entre nous et «eux».

Maintenant.

Sinon, ils vont partir dans les avions et nous allons les suivre dans les chaloupes.

Le régime ne quittera pas le palais s’il n’y a pas une force organisée en face. Le Régime est composé de personnes que nous pouvons juger pour leurs actes mais que nous ne pouvons pas fusiller sous prétexte de nos passions. Ils sont là. Autant les aider à sortir sans crainte au lieu de les encercler dans les palais. Se sont des mourants hargneux, des voleurs coincés dans une impasse.

La solution doit être immédiate, dans le très court terme. Ces élections, si mauvaises, si piégées, peuvent être une solution si nous nous organisons et si nous contrôlons le processus. A défaut, il nous faut nous organiser pour déjà entamer la transition sans attendre qu’elle soit décidée ailleurs. Si nous nous donnons trop de temps, nous donnons ce temps au Régime vers la fin. Face aux désordres de demain, beaucoup d’Algériens finiront par choisir la sécurité d’hier. C’est humain. La liberté est un besoin, mais la sécurité l’est tout autant.

Cette révolution j’en rêve depuis trente ans et plus. Je rêvais de la vivre. Et je rêvais de jouir de ses fruits aussi. Je cultive mes passions mais aussi ma lucidité. Et aujourd’hui je veux que ce Régime parte mais je veux que le pays reste debout et que je puisse le construire lentement. Corriger ses lois, rebâtir ses institutions, revenir sur ses racines et penser à ses récoltes. Aider à relancer son économie et vivre à l’ombre de sa souveraineté. C’est dur de penser ainsi. Mais je ne veux pas aider le Régime à gonfler la facture de son départ.

Alors oui, nous avons marché, nous avons repris la propriété du pays, il y a des semaines nous étions gouvernés par un cadre et aujourd’hui se sont les ministres de ce régime qui ne peuvent pas sortir dans les rues, pas nous. Nous avançons. Rien n’est définitif mais rien n’est perdu. Il faut juste sortir de la passion et aller vers du concret. Il y a des victoires inutiles et cette révolution ne doit pas l’être.