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Ghosn ou la chute d’un grand patron

par Akram Belkaïd, Paris

« Un complot... Une conspiration... Une trahison»... C’est en ces termes que Carlos Ghosn, patron déchu du groupe Renault-Nissan, décrit les différents événements qui ont conduit à son arrestation par la police japonaise et à son emprisonnement. Dans une vidéo récente, l’ancien grand patron emblématique de la joint-venture franco-japonaise a démenti toutes les accusations à son encontre : pas de «cupidité», pas de «comportements dictatoriaux» mais une machination ourdie à son encontre par des dirigeants de Nissan afin de mettre fin à sa «gouvernance». Dans le même enregistrement, Ghosn revendique sa «fierté» d’avoir bâti un ensemble compétitif et rentable dont la «valeur» aurait été détruite par des «peurs égoïstes». Il met aussi l’accent sur la médiocrité récente des performances de Nissan, une manière d’enfoncer le clou contre les dirigeants du constructeur japonais qui seraient à l’origine de la chute du patron que nombre de médias hexagonaux qualifient désormais de «franco-libanais»...
 
Le mythe du capitaine d’industrie
 
Le procès de Carlos Ghosn, de nouveau incarcéré, devrait reprendre en septembre prochain. Il ne fait nul doute que cette affaire est loin d’être terminée et qu’elle n’a pas livré tous ses secrets. Il n’est pas dit que l’on connaîtra toute la vérité même si nombre d’éléments accablent l’ex-grand patron, abandonné par ses pairs mais aussi par les autorités françaises et l’encadrement de Renault. Dans cette affaire, la présomption d’innocence n’aura guère été respectée et l’idole d’hier, celle à laquelle furent même consacrés plusieurs mangas vantant sa réussite, est brutalement tombée de son piédestal.

Cela oblige à réfléchir à l’évolution née au début des années 1980, avec la scénarisation à outrance de la vie des patrons de grandes entreprises. Les supers patrons, pratiquement assimilés à des surhommes, ne cessent de faire les unes des magazines. A en croire la multitude d’articles élogieux les concernant, ils seraient doués de pouvoirs que d’autres, les humains normaux, n’auraient pas. Ainsi, durant les années 1990, on a beaucoup loué deux choses concernant ces grands timoniers : un, leur capacité à «créer de la valeur», deux, et cela va de pair avec le premier point, leurs «visions stratégiques».

Créer de la valeur, donc. Ce qui, en clair, signifie contribuer à l’augmentation de la valeur boursière de l’entreprise et à pousser vers le haut la rémunération des actionnaires. Depuis trois décennies, les cas de grands patrons en conflit ouvert avec les actionnaires sont quasiment inexistants. Comme ses homologues, Ghosn a toujours eu en tête une règle fondamentale : l’entreprise n’existe que pour rémunérer les actionnaires. Les discours autour de la responsabilité sociale d’une compagnie, de sa «mission» en matière d’emploi n’ont pas droit de cité. Ce qui compte, c’est le cours de la Bourse, le ratio cours/bénéfice par action et le montant du dividende. Si ces exigences sont respectées, alors le patron aura tous les droits, y compris celui de percevoir un salaire stratosphérique.
 
Stratégie ou jeu de dominos ?
 
La stratégie, elle, est le carré réservé du grand patron. Parfois aidé par des consultants de haut vol ou des banquiers d’affaires, il s’adonne à cet exercice en solitaire. Il imagine son entreprise à cinq, dix ou vingt ans. Il pense alors fusion, cessions, transformations d’activité. Souvent laudatrice, la presse spécialisée applaudit les coups de génie avant, quelques années plus tard, de tourner casaque et de fustiger les erreurs d’appréciation. Que l’on pense à Serge Tchuruk qui rêvait d’une entreprise «sans usines» et qui porte une énorme responsabilité dans le désastre industriel représenté par la fusion Alcatel-Lucent. Tout cela pour dire que les grands patrons semblent échapper aux réflexions que l’on mène ailleurs sur les notions de pouvoir et de contre-pouvoirs. Alors que le domaine politique est sans cesse confronté à des remises en cause, les modes de gouvernance d’entreprise demeurent ainsi figés.