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Quelques idées avant le prochain Vendredi

par Kamel DAOUD

Ce n’est pas l’heure du bilan, mais de la mise au point. Personnelle. Du regard sur soi. Résumons :

1-L’Armée. C’est un obstacle et un outil. Un allié mais aussi une tentation politique. L’armée a toujours été un problème pour les démocraties naissantes. Dans notre cas elle est convaincue de son rôle de tuteur, de protecteur. Elle a sa mystique, presque féodale. Elle est née avant le pays et se croit être son aînée. D’où le malentendu. Mais une armée forte est un gage de sécurité pour les Algériens. Ils perçoivent cette armée comme la leur, pas comme celle de Gaïd. La démocratie est-elle bonne pour une armée ? Oui : elle la rend plus forte, soutenue. Une armée qui a pour adversaire son propre peuple ne gagne jamais. Ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. L’armée va-t-elle accepter la nouvelle démocratie ? Peu sûr. Ou difficilement. La démocratie est un droit de regard sur les budgets, les contrats internationaux, les fils du général, les biens et les pensées. On verra. Pour le moment la nôtre a chassé un dictateur. Il ne faut pas qu’elle cède à l’idée qu’elle est propriétaire du Palais qu’elle a libéré. Si Gaïd le tente, il faudra qu’il accepte de subir le sort de son ex-ami un jour ou l’autre. Celui qui vient avec des chars repart dedans un jour.

2-Les islamistes : ils sont là. A peine sous la figure antique du Benhadj en treillis, des hystériques du Fis. Non, c’est plus sournois, plus rusé. Plus expérimentés. Une sorte de populo-islamisme que les médias, les journaux, Echourouk et Ennahar & Cie, de ce champs ont aidé à fabriquer. Une population méfiante, confondant l’identitaire et l’identité, repliée sur soi, paranoïaque parfois. Mais menée en sourdine par les aînés. On le sent, on le voit sur les réseaux. Ils sont là dans l’attente d’un grand choix : s’allier à l’armée pour encore sous-traiter, ou s’afficher avec le risque d’être décapités. Ils sont à Londres, ailleurs, mais en nous. Il suffit de parler des droits des femmes pour les voir revenir avec les dents et les insultes. La femme est une monture, Allah est une propriété, l’identité et l’authenticité c’est eux, ceux qui ne sont pas eux ne sont pas algériens, ni musulmans, ni des êtres humains. Ils sont habitués à voler les Révolutions des autres, mais cette fois ils ne savent comment faire. Ils attendent en faisant semblant de prier. Que faut-il en faire ? ne pas baisser les yeux devant eux. Leur expliquer que s’ils veulent vivre dans ce pays ils doivent y vivre comme des citoyens, pas comme les fils uniques d’Allah.

3- Le leadership. Lutte féroce. D’un côté le Régime encourage un «dégagisme» idiot, insultant, irrévérencieux envers nos figures comme Saïd Sadi dernièrement, de l’autre les néo-islamistes font le reste du travail : discrédits, campagnes de diffamation et de dénigrement, procès, inquisitions. Le but est de casser la légitimité des gens qui ont fait et préparé cette révolution pour ensuite présenter leur propres leaders. La Révolution tire sa force de cette absence de leaders mais y retrouve sa faiblesse : sans tête, on va se retrouver avec un général ou un émir reconverti. L’un qui se prendra pour un chahid 54 et l’autre pour Dieu contre Koreich.

Cette génération d’islamo-populiste est composée, en partie, de gens de bonne foi qui croient que croire suffit pour avoir la vérité et pour l’imposer aux autres, conditionnés à confondre nombrilisme et patriotisme, Allah et la télécommande, identité et insulte, la France et le visa, le monde et Errissala. L’autre cercle est plus rusé. Ce sont les «formateurs». Ils scandent le mouvement, de Londres ou d’ailleurs, le guide et attendent l’heure du retour façon Khomeyni. Il nous faudra une révolution culturelle et éducationnelle pour un jour contrer cette tendance et construire un pays, une école et une souveraineté basés sur les récoltes et l’effort et le respect des lois.

4-Le nombrilisme. Il s’exprime par un centralisme algérois qui reproduit dans les esprits ce que le Régime incarnait par la force. Alger c’est l’Algérie. Le reste c’est un écho. Il se traduit par cette auto-glorification qui pousse certains à insulter, se prendre pour des Martyrs, refaire la bataille d’Alger mais avec la salive. Cette Révolution est belle, mais il fallait deux choses pour quelle arrive : des gens qui nous disent que nous étions soumis et qui nous ont fait rêver de liberté en nous tendant le miroir de nos indignités, et des gens qui y croyaient quand tous baissaient la tête et le pantalon et qui ont gardé vive la métaphore du courage par leur corps, leurs morts et leur fierté. Aujourd’hui, on en arrive à insulter, parfois, les deux et c’est mauvais. Faire une révolution équivaut à peine à mettre des chaussures pour enfin commencer à courir et construire pour, un jour, pouvoir marcher sur la lune. Le pays va changer et il va falloir le reconstruire. On ne le fera ni avec le nombrilisme, ni avec les subventions, ni avec les chants.

5-La femme. La femme est l’avenir de l’homme ? Oui, quand on mérite d’être un homme. C’est-à-dire quand on est l’égal, enfin, de la femme. La virulence de la misogynie de certains Algériens est désastreuse. Elle salit une révolution entière. Une révolution est un accouchement et les femmes y sont le ventre. A quoi sert de chasser Bouteflika si c’est pour le remplacer auprès des femmes ? A quoi sert de demander la liberté si c’est pour la refuser à la femme ? Ce n’est pas le moment ? Donc c’est le moment pour changer un pays mais pas pour changer de mentalité ? C’est le moment de penser qu’on peut insulter les femmes et les agresser parce que ce n’est pas le moment de répondre à ceux qui l’osent ? Si ma fille n’est pas libre dans ce pays dans les années à venir, ce pays n’est pas le mien. Et la liberté de ma fille passe avant le reste. C’est son moment et je suis le moment qui va lui permettre son futur.

6-Il nous faut reconstruire l’exactitude qui est meilleure que la Vérité. L’effort qui est meilleur que l’enthousiasme. La justice à ne pas confondre avec les procès. La différence qui n’est pas attentatoire à l’unité. Le travail qui n’est pas synonyme de ruse. La dignité qui n’est pas une excuse pour la paresse. La lucidité qui n’est pas une insulte. La fierté qui n’est pas de la vanité. Le droit de chercher un dieu qui n’est pas la prétention de l’avoir trouvé. Le désir qui n’est pas la perte de soi. La confiance en l’autre qui n’est pas une faiblesse.

7-Il faut continuer. On a prouvé qu’on peut espérer malgré la peur. Marcher malgré les interdits. On peut tenir tête même à nos faiblesses. On peut construire un vrai pays pour nos enfants.