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L'alternative irréfragable : sparadrapper les fissures du système ou changer de régime politique

par Mourad Benachenhou

Qui ne connaît pas la vieille et usée plaisanterie, aussi profonde qu'une bonne caricature politique : «Pour qu'il y ait un coup d'Etat, il faut au moins qu'il y ait un Etat» ? Les évènements actuels vérifient-ils cette plaisanterie ?

Son humour décapant ne peut être que le produit d'un peuple cynique et peu disposé à s'en faire croire par ses dirigeants, tellement ils l'ont déçu dans ses espoirs et continuent à le décevoir.

Un Etat au fondement légal ébréché et dont la légitimité a été ébranlée par le mouvement populaire

Il y a une part de vrai dans cette constatation de bon sens. On a vu, au cours de ces six dernières semaines, -qui ressemblent fort à la description de la révolution russe, sans sa violence sauvage évidemment, faite en 1917 par John Reed, journaliste américain,- un soulèvement populaire pacifique prônant la fin du système politique actuel, précédé et suivi par une série de décisions prises au plus haut niveau de l'Etat, décisions qui ont délibérément violé la Constitution et passé outre les attributions des différentes institutions supposées devoir être consultées ou donner leur avis avant que le pouvoir exécutif ne passe à l'action et ne mette en œuvre les mesures qu'il a arrêtées.

On ne se souvient pas que l'annonce de l'annulation des élections présidentielles, ou la décision d'établir une période transitoire menant à la tenue d'une conférence nationale servant de «Constituante» ait jamais été précédée d'une réunion en Conseil des ministres, d'un débat dans les deux chambres qui composent le Parlement, d'une délibération par les organes directeurs des partis «présidentiels.»

Un seul homme, et/ou ses collaborateurs, complices, comparses et autres subalternes, ont concocté ces décisions et les ont directement communiquées au peuple.

Dans le système politique moderne, qui n'est pas un régime khalifal modernisé par la mise en place d'institutions spécialisées dans différents domaines de l'action étatique, les décisions prises au sommet sont des décisions institutionnelles arrêtées au nom et pour le compte de la communauté nationale en entier. Elles impliquent, pour leur préparation et leur mise en œuvre, l'intervention de différentes institutions chargées de veiller à ce qu'elles ne violent aucune des règles multiples auxquelles sont soumises les activités de l'Etat.

Les décisions unilatérales n'ont pas lieu d'exister, car le chef de l'Etat lui-même est, non un individu, mais une institution devant obéir à des lois et règlements propres à elle. La décision finale revient à cette institution présidentielle, mais elle ne peut agir que dans le cadre légal qui oriente et définit ses compétences.

Une dérive «khalifale» qui viole les principes fondamentaux d'un Etat moderne

Le pouvoir personnel, du type khalifal, où la décision précède l'exécution de quelques minutes ou secondes, sans intermédiation aucune, comme on peut en voir la description dans certains contes des Mille et Une Nuits. «L'Etat c'est moi» décrit bien le système de pouvoir absolu, tel qu'exercé par Haroun Errachid ou bien même Louis XIV le «roi-soleil.»

Le monde moderne est trop compliqué pour que l'Etat se définisse par le pouvoir absolu d'un seul homme, ou pour qu'un seul homme détienne une connaissance encyclopédique lui permettant de se passer de la fameuse «choura» recommandée par un verset du Saint Coran. Un Etat moderne n'est jamais incarné en un homme seul, qui décide unilatéralement de tout, en toute isolation et en toute indépendance. C'est toujours une construction institutionnelle, même lorsque le régime politique se réclame du présidentialisme.

Dès lors que l'homme placé à la tête de l'Etat refuse cette logique moderne de gouvernance, il ne peut en même temps se réclamer de l'Etat. Et toute tentative de le restreindre ou de mettre fin à ses errements n'est plus un coup d'Etat, mais un simple conflit d'intérêts individuels, politiques ou autres, qui se passe au plus haut niveau de la hiérarchie politique, et dont l'objectif est de remplacer le pouvoir d'un homme par celui d'un autre.

Dans ce contexte, la série d'évènements qui se sont déroulés ces derniers jours et ont abouti à la mise fin aux fonctions du président Bouteflika ne peuvent être considérés comme un coup d'Etat, car elles sont les conséquences d'une série de décisions unilatérales prises par cet ex-président en totale ignorance des institutions qu'il était supposé consulter, et du texte même de la Constitution, défini comme le texte fondamental d'organisation politique de la nation, document légal au-dessus de tous et que nul ne peut ignorer ou violer.

Un légalisme constitutionnel de pacotille

Le légalisme constitutionnel, qui continue à caractériser ce système politique apparaît donc à la fois artificiel et stérile. Il est artificiel car il fait suite à une série de décisions qui font fi du texte constitutionnel, mais qui ont été frappées en tout arbitraire du sceau de la légalité par le Conseil Constitutionnel, supposé chargé de veiller à l'intégrité de ce texte fondamental.

Le respect des lois ne peut être sujet à manœuvres opportunistes, c'est-à-dire seulement lorsque les exigences du moment l'imposent. On ne le répétera jamais assez : la Constitution n'est pas un menu au choix.

Ce légalisme est stérile car il ne fait pas avancer les choses dans le bon sens. On s'enferme dans un système décrédibilisé totalement par le mode de gouvernance auquel il a soumis le peuple algérien, et, par un légalisme absurde, on veut lui redonner vie et maintenir la fiction que ses institutions représentatives reflètent vraiment un choix populaire, ce qui n'est pas le cas. Les manifestations massives en sont la preuve. Donc, le respect des clauses de la Constitution relatives à la période de transition suivant la déchéance de l'ancien président apparaît comme une tentative de valider une formule qui n'a plus son sens, si on veut vraiment ouvrir la voie à un régime plus proche des nouvelles réalités sociopolitiques créées par les évènements actuels.

D'un côté, on clame son acceptation des revendications populaires, et de l'autre on revalide une Constitution que son concepteur a foulée du pied maintes fois, et pratiquement jusqu'à la dernière minute de son long règne, toute honte bue. Il y a quelque chose d'ubuesque dans la mise en œuvre d'une procédure qui donne la présidence provisoire du pays à un homme qui représente, jusqu'à la caricature, la quintessence du féal sans idéologie, ni conviction autre que sa fidélité totale à l'ancien président et au régime qu'il a incarné.

Il s'agit pour les détenteurs actuels du pouvoir, qui sont devenus par défaut les responsables de la période transitoire actuelle, soit, et cela est une alternative irréaliste, de s'inscrire en ligne direct du système rejeté par la majorité de la population, et de maintenir dans son intégrité ce système, sous le couvert d'une légalité constitutionnelle pourtant effondrée, soit d'aller jusqu'au bout de leur attitude face à la déliquescence de l'ordre public créée par l'entêtement de l'ex-président à se maintenir à son poste, et de définir une période de transition qui permette de déboucher sur un ordre politique nouveau, caractérisé par un système de gouvernance par et pour le peuple, en conformité avec les revendications des manifestants, soit, finalement, de revenir sur leur engagement de rester au côté du peuple et de porter quelques remédiations au système actuel, sans le changer, remettant le pays dans l'impasse et ouvrant le chemin à des lendemains risqués.

Lever l'ambiguïté sur la signification réelle de la campagne anti-corruption actuelle

Dans ce dernier cas, l'interprétation qui pourrait être donnée à l'activation du système judiciaire contre les prédateurs, changerait du tout au tout. Il ne s'agirait pas, pour ceux qui sont derrière cette opération, d'introduire une ère nouvelle dont la devise serait : «Une justice indépendante», mais seulement de corriger quelques «dérives du système» pour en redorer le blason et justifier son maintien.

Voici que, brusquement, les autorités publiques font montre de haute moralité, et commencent à s'intéresser aux biens mal acquis. Une opération, inimaginable il y a seulement quelques jours, a démarré ces tous derniers temps contre une poignée de prédateurs, qui, jusqu'alors jouissaient non seulement de l'intimité des plus hautes autorités du système patrimonial, mais également de leur protection la plus imperméable.

Peut-on considérer qu'une nouvelle ère s'est ouverte où les «méchants loups» seraient frappés des plus lourdes peines prévues par la loi pour leurs actes de prédation ? Ou cette opération, connue familièrement sous le nom de «mani pulite» ou «mains propres» aurait-elle un objectif circonstanciel, en réponse aux revendications exprimées par le peuple ? Comme on n'a rien vu jusqu'à présent, aucune preuve que les tenants du système soient disposés à passer la main et à accepter un changement de régime profond, en rupture totale avec les pratiques politiques passées, on ne pourrait interpréter ce brusque accès d'honnêteté que comme une manœuvre tactique destinée à calmer les esprits et à détourner l'attention et la colère des manifestants sur ceux qui sont désignés à leur opprobre.

On fait semblant de céder sur un détail, qui est de la fabrication propre du système, pour cacher la réalité du refus de changer de mode de gouvernance du pays. On va jusqu'à rendre publique, sous couvert d'une transparence judiciaire jusqu'ici absente de la pratique officielle, la liste des «méchants» qu'on jette en pâture à une population appelant si ce n'est à la vengeance, du moins à l'exercice de la justice contre les prédateurs. Pourquoi cette liste restreinte ? Pourquoi tel prédateur plutôt que tel autre ? Pourquoi maintenant, alors que ces prédateurs pratiquaient la prédation depuis très longtemps, trop longtemps même ? Pourquoi la justice a-t-elle mis autant de temps à constater qu'ils violaient la loi ? Ce réveil brutal de l'appareil judiciaire est-il le signe de l'instauration d'une justice indépendante ? Ou cette mobilisation des instances chargées de veiller à la lutte contre le crime est-elle la conséquence d'instructions entrant dans une manœuvre politique destinée à satisfaire certaines revendications populaires ? Comme la pratique politique au sommet continue à être une série de décisions unilatérales, on ne peut classer cette chasse aux «prédateurs» que parmi les manœuvres des hautes autorités du pays, dont le but est non d'annoncer une ère politique nouvelle, mais simplement de ramener le statu quo dans le pays. On serait disposé, pour cela, à sacrifier quelques copains et coquins pour garder l'essentiel, c'est-à-dire la propriété privée du pays.

Le refus de reconnaître que la Constitution actuelle ne peut servir de guide ou d'inspiration pour une véritable transition vers un nouveau système politique ajoute à l'ambiguïté des objectifs politiques poursuivis à travers cette opération «mains propres.»

En conclusion : Il s'agit de savoir si ceux qui tiennent les rênes du pouvoir réel ont décidé seulement de sparadrapper certaines de ses fissures tout en assurant sa survie, ou s'ils ont la volonté de conduire le pays vers un changement de régime en rupture totale avec la philosophie et le style de gouvernance qui a conduit ce pays à l'explosion de la colère populaire. Respecter la Constitution actuelle, maintes fois violée au cours de ces quelques derniers jours par ses propres concepteurs, voudrait dire refuser de prendre en considération les nouvelles données sociopolitiques et œuvrer pour remettre le régime sur pieds de nouveau, non pour préparer son éradication totale, comme le veut le peuple, en conformité avec les articles 7 et 8 de la Constitution actuelle.

L'opération de poursuites judiciaires contre certains des prédateurs qui ont joui de l'appui et de la protection de l'ex-président et de ses proches, changerait de sens s'il s'agit, dans la période transitoire actuelle, seulement de procéder à quelques amendements dans le mode de gouvernance, sans le changer de manière radicale. Et cette volonté affichée de lutte contre la corruption apparaîtrait comme une tentative de redorer le blason à un système politique «pourri jusqu'à l'os.»

Les Algériennes et Algériens seraient-ils dupes de ces derniers retournements ? Rien n'est moins sûr !