Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Mouvement populaire : attention à la captation d'héritage

par Mourad Benachenhou

Il faut reconnaitre que le mouvement populaire actuel souffre d'une certaine faiblesse générique. il s'est enclenché et s'est développé en dehors des institutions censées refléter les différentes tendances de l'opinion publique algérienne, incarnées qu'elles sont dans les partis politiques et les diverses associations de la société civile.

Certes, ces institutions politiques souffrent de vices rédhibitoires impossibles à remédier dans le court terme ; mais elles ont l'avantage de bénéficier de structures organiques hiérarchisées, alors que ce mouvement n'a pas de leadership visible, reconnu et capable de le représenter comme force de proposition et comme noyau d'une future direction politique du pays.

L'unité et la clarté dans les messages politiques font la force

De l'autre côté, ce mouvement a réussi, de manière miraculeuse, à trouver non seulement son style de revendications, mais également ses mots d'ordre politiques mobilisateurs, et rassemble, de plus, de vrais militants enthousiastes et convaincus. On constate que les manifestants portent des banderoles sur lesquelles sont exprimés des slogans et des déclarations révélant l'unanimité autour d'objectifs politiques communs, reflétant un programme, certes non encore exprimé de manière compréhensive sous forme de document écrit, mais suffisamment clair pour être saisi par l'observateur, et éventuellement donner lieu à rédaction d'une charte nationale, d'une feuille de route rompant avec le statuquo politique que les autorités publiques veulent imposer au pays.

Comment ce mouvement spontané peut-il dépasser la phase actuelle, où l'élan populaire est suffisamment puissant pour lui garantir la durée dans le temps, mais où l'absence de leadership clair et d'un programme clairement établi réduit sa capacité d'imposer l'alternative qu'il exprime ? Telle est la question sans réponse actuellement.

Ce mouvement n'est certes pas menacé d'extinction, au vu de l'extension de la mobilisation populaire, qui, maintenant, touche les professions les plus conservatrices du système politique actuel.

Mais, de l'autre côté, tant qu'il ne dépassera pas ses faiblesses génériques actuelles, il risque de perdre de son efficacité d'influer de manière irrésistible sur le cours des évènements.

Menace de captation d'héritage

Ce manque d'organisation institutionnelle met le mouvement populaire, si puissant soit-il et si unies soient les voix qui le composent, devant la menace de le voir exploité par des opportunistes politiques dont les objectifs pourraient être contraires à ceux que vise ce mouvement. Ce risque est d'autant plus réel que certaines organisations politiques, pourtant largement déconsidérées au vu de leur assimilation totale au système politique actuel, et totalement démonétisées par les manifestations populaires massives, n'ont d'autre issue, pour tenter de se donner un sursis de survie, que de tenter de s'emparer du leadership du mouvement, en feignant de l'appuyer, et en s'aidant de leurs propres structures organisationnelles pour le « phagocyter ».

Ce ne sera pas la première fois dans l'histoire de ce type de mouvement spontané que des forces totalement opposées à ses objectifs s'emparent de son leadership, et détournent la colère populaire à leur avantage.

Les partis « traditionnels » qu'ils se réclament de l'ancienne majorité ou qu'ils campent dans l'opposition sont désemparés, parce qu'ils n'ont joué aucun rôle dans la naissance et le développement de ce mouvement spontané. Ils se retrouvent marginalisés par lui.

La seule porte de salut qui leur reste est de se placer dans le sillage de ce mouvement, avec l'espoir de s'y infiltrer jusqu'à s'emparer de son leadership et le mettre au service de leurs objectifs et de leurs intérêts.

Cette possible manœuvre n'a rien du simple fruit de l'imagination, d'un excès de méfiance proche de la schizophrénie, ou d'une erreur d'analyse quant à la capacité de ce mouvement de préserver son indépendance.

A l'appui de cette analyse, on constate, ces derniers temps, la multiplication des ralliements à ce mouvement, ralliements provenant d'organisations politiques et de personnalités qui, jusqu'à ces derniers jours, ne juraient que de leur fidélité au Président actuel et à sa feuille de route. On ne peut que douter de la sincérité de ces appuis, qui constituent un tournant à 90 degrés par rapport à leur attachement sans nuance au système politique actuel. On ne peut considérer ces brusques et inattendus « retournements de veste » que comme des tentatives d'entrisme, dont le but final est de prendre en main ce mouvement, profitant de l'absence de leadership dont il souffre, et de l'exploiter pour s'emparer de sa direction et de son élan, sinon au moins, l'influencer au point de le mettre au service de leurs propres desseins, qui ne pourraient qu'être contraires aux espoirs que ce mouvement incarne. « Seuls les imbéciles ne changent pas d'idée, » proclame le dicton d'un homme politique français célèbre. Mais également, seuls les imbéciles prennent pour argent comptant toute déclaration de bonne foi de ceux qui, hier encore, clamaient leur inconditionnalité à l'appui du « cinquième mandat », puis de « la feuille de route de la période de transition ».

La naïveté politique a des limites et l'agneau qui croie que le loup peut devenir un herbivore est condamné à lui servir de déjeuner !

L'effondrement de la légitimité des autorités actuelles assure la réussite de la mobilisation populaire

La menace de détournement de ce fleuve qu'est le mouvement populaire ne viendra certainement pas des autorités publiques. Ce qui aide ce mouvement et lui assure une certaine pérennité et un poids dans la définition du futur politique du pays, quelles que soient les menaces réelles qui pèsent sur lui, c'est que ces autorités ne peuvent même plus se réclamer ni de leur représentativité, ni de la légitimité de leur pouvoir.

Les autorités publiques se retrouvent dans une situation de paralysie totale, qui peut se résumer par un terme tiré du jeu d'échec, le « zugzwang » où elles sont perdantes, quel que soit le mouvement qu'elles tentent. La grande menace sur le mouvement populaire ne viendra certainement pas d'elles.

En conclusion : La mobilisation en masse de la population algérienne a placé ces autorités dans une situation d'assiègées, ce qui limite leur capacité de neutraliser le mouvement populaire actuel.

La puissance du mouvement de mobilisation nationale contre le système est loin de s'atténuer, malgré les déficiences organisationnelles de ce mouvement.

Mais, de l'autre côté, l'absence de leadership clair de ce mouvement le place sous la menace d'être détourné de ses objectifs par des organisations politiques assises et bien structurés, qui pourraient s'y infiltrer et s'emparer de sa direction, en feignant d'approuver ses objectifs et d'appuyer sa démarche.

A l'appui de cette affirmation, ces derniers temps, on a constaté un certain nombre de changements brusques de la part de personnalités de ces organisations assimilées et totalement acquises au système politique actuel, qui, brusquement, affectent une sympathie sans réserves envers ce mouvement, alors que, quelques jours, ou même quelques heures plus tôt, elles défendaient « bec et ongles » d'abord le cinquième mandat, puis la « feuille de route présidentielle » malgré ses vices constitutionnels évidents.

Ces « retournements de veste » aussi surprenants que brusques sont-ils l'annonce d'une tentative de capturer l'héritage de ce mouvement populaire et d'utiliser sa puissance et son élan pour assurer la survie du système et garantir le maintien au pouvoir de ceux-là mêmes que ce mouvement veut chasser ?

Ce danger de captation d'héritage n'est pas une vue de l'esprit ; il constitue le risque principal menaçant l'intégrité et la réussite du mouvement populaire.

Qu'on y prenne garde : la disparition du système politique actuel est loin d'être une certitude, et le risque de détournement du mouvement est présent.

Rien n'est certain, et rien n'est encore acquis, et l'histoire est encore à faire, malgré des balbutiements prometteurs. La vigilance reste de rigueur pour celles et ceux qui veulent que le pays prenne une nouvelle direction.