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La banalité du mal ou l'apologie de la barbarie coloniale (2ème partie)

par Mazouzi Mohamed*

Et pour revenir à Jules Ferry et à sa doctrine foireuse, peu importe la suspicion à l'égard de cette propagande colonialiste à quatre sous qui révulsera, dès le début, une bonne partie de l'opinion publique française, il fallait uniquement faire germer dans l'esprit des gens cette «prophétie auto-réalisatrice » biscornue, et le reste se fera tout seul.

Autrement dit, tous les moyens seront « légalisés et dépénalisés» (la question du bien et du mal sera totalement évacuée du droit et de la morale), et cela perdurera d'ailleurs encore longtemps. Gloser sur la repentance, l'aveu ou le pardon seront incongrus. «Avec l'indigénat, la violence coloniale se trouvait inscrite dans le droit. Légitimée, elle était banalisée.»(7)

Un système criminel soutenu par un droit tout aussi criminel, ce que le politologue Olivier Le Cour Grandmaison appellera «Le monstre juridique».(8)

Le deuxième paradoxe consiste en cette supercherie historique monumentale : l'incroyable business maffieux qui fera désordre au sein de cette mégalomaniaque opération civilisatrice ou plus tard la «Pax Americana».

L'Allemagne nazie se chargera avec une méticulosité inouïe de dévaliser les banques de tous les pays qu'elle occupera, ce seront des tonnes d'or et de trésors en tous genres qui seront subtilisés. Parmi ces « braqueurs de haut vol », il y aura les célèbres Devissenchutzkommandos, «les commandos de protection des devises». Doté d'un pouvoir illimité, ils écumeront les caisses d'épargne, les banques privées et leurs filiales, collecteront l'or des bijoutiers, des joailliers, feront main basse sur le marché noir, saisiront des biens privés. L'indécence de ces spoliations ignominieuses ne s'arrête pas là. Dans les camps de concentration, on se chargera également de piller les victimes avant de les confier aux chambres à gaz. Tout était bon pour la cupidité allemande : dents en or arrachées, montures de lunettes en or, alliances, bracelets, chaînes de montres? Demandé par le gouvernement américain, un rapport publié à Washington en 1997 (Rapport Eizenstat) accuse la Suisse d'avoir été le banquier des Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. La Banque nationale suisse (BNS) aurait même acheté de l'or prélevé sur les victimes de la Shoah. Telle sera le visage hideux de ce « Mal banal » ; au nom du profit, on est disposé à blanchir même l'argent du diable.

D'autres voleurs plus raffinés jetteront leur dévolu sur les œuvres d'art. En 2012, lors d'une enquête de routine, les autorités allemandes découvriront par hasard à Munich près de 1 500 tableaux d'une valeur inestimable (des tableaux d'Auguste Renoir, Henri Matisse, Pablo Picasso, Marc Chagall, Paul Klee, Oskar Kokoschka ou Max Beckmann?). Cette histoire abracadabrante n'est en fait que le prolongement d'une certaine politique d'Hitler qui voulait mettre fin à une forme d'art considérée comme décadente (L'Art dégénéré). En 1937, près de 16 000 œuvres sont pillées dans les collections d'une centaine de musées allemands, mais aussi dans des collections privées juives pour y être ensuite exposées dans des galeries d'art à l'intention de tout un peuple allemand à dessein de lui permettre de confronter les toiles de ces artistes modernes représentants de l'avant-garde et leur art considéré comme « dégénéré » à des dessins exécutés par des malades mentaux, une confrontation destinée à mettre en évidence la parenté entre les deux productions et à stigmatiser la perversité des artistes. Ces artistes, eux au moins, n'auront jamais provoqué une guerre mondiale qui fera près de 60 millions de victimes. Alors je me demande où se niche cet «esprit dégénéré», sur des toiles neutres, inanimées, où ailleurs parmi des moralisateurs capables d'exterminer l'humanité tout entière ? Si au moins cette mascarade n'était qu'un outil pédagogique pour l'idéal de cette race supérieure, hélas une bonne partie de ces œuvres censées finir au bûcher sera escamotée, certaines pièces seront confiées à des ventes aux enchères, d'autres seront récupérées par des collectionneurs ou des particuliers. Un butin de guerre qui voyagera dans l'anonymat, passant d'un propriétaire à un autre, sur fond de spéculations et d'enrichissement. Ce scandale inédit inspirera la réalisation d'un long métrage basé sur le récit de l'historien Robert Edsel (best-seller paru en France aux éditions JC Lattès.), le film Monuments Men qui sortira en salle en 2014, avec pour acteurs (Georges Clooney et Matt Damon, Cate Blanchett?).Tel sera le vrai visage de cette race supérieure, une véritable maffia qui fonctionnera au moyen du génocide et du cambriolage.

En 1830, en Algérie, les mêmes tours de passe-passe seront organisés par la France coloniale. « Un des premiers soins des vainqueurs fut de prendre possession du trésor d'Alger, constitué de stocks d'or, d'argent et de bronze, que le dey avait laissé intact dans les trois salles de La Casbah.»(9) L'affaire de ce pillage sera ébruitée partout en métropole, cela ne fera que confirmer que finalement, « ce trésor avait été la motivation centrale de la prise d'Alger, remettant ainsi en cause l'histoire communément admise sur l'origine de cette expédition, à savoir la vengeance de l'insulte à la France commise par le dey»(10). Cette opération de pillage s'étalera sur une très longue période, faite d'expropriations et de dépossessions et sous le sceau d'une «légalité» hors normes, ce que le politologue Olivier Le Cour Grandmaison qualifiera de «Monstre juridique ».

Sans le courage et cette farouche volonté de survivre du peuple algérien, cette rapine à grande échelle aura été une opération pure et simple d'extermination de tout un peuple menée par de véritables vauriens. «Tels furent les vrais parrains de cette guerre : Jacob Bacri, un ruffian de génie ; Deval , un agent provocateur proxénète ; le prince de Talleyrand ou l'Astaroth-diplomate le roi Louis Philipe (??cette âme plus basse que mon parquet'', disait Charles X) ; le président Thiers, l'un des plus grands criminels de notre histoire?»(11)

Il m'arrive difficilement de voir dans cette monstruosité coloniale quelque chose qui pourrait ressembler de près ou de loin à une œuvre civilisatrice, à voir tout ce beau monde chargé de nous civiliser. « Des volontaires parisiens ramassés sur les pavés de la capitale, livrés à la crapule et à la débauche. Quant aux colons civils, ce sont des rebuts des rives de la Méditerranée.»(12) Si vous additionnez tout ce beau monde, la décence voudra que l'on s'abstienne d'évoquer un quelconque « colonialisme positif ».

«Au XIXe siècle, les grands massacreurs ont été des militaires, et ils appartenaient à l'élite sociale : Laperrine, Bugeaud, Saint-Arnaud sont issus de familles titrées, ce dernier lisait L'Imitation de Jésus-Christ pendant qu'il faisait flamber les douars.» (13) La mémoire sélective de ces races supérieures les empêche de voir que ces cambriolages ont toujours existé, ne cesseront jamais, ni ailleurs ni sur leur propre sol. En 1492, le chemin tracé par Christophe Colomb ouvrait la voie à des pilleurs assassins de la trempe d'Hernan Cortés et de bien d'autres, attirés par un territoire situé à l'ouest, « l'Empire du Soleil couchant », où l'or coulerait à flots. Ce sera le début d'une très longue histoire extrêmement rentable et qui a sauvé cette misérable Europe de sombrer dans la misère. Des richesses qui permettront en fin de compte à l'Occident de survivre. On commencera d'abord par liquider le souverain aztèque Moctezuma en 1520, suivront par la suite des dizaines de millions d'Amérindiens qui seront complètement effacés du globe (travaux forcés, tueries en masse, épidémies?). Ni l'Afrique ni l'Orient n'échapperont à ce dépeçage toujours exécuté d'une main de maître.

Ce sera l'époque fastueuse des « Compagnies des Indes orientales», des «Traites négrières», abominable crime contre l'humanité où des millions d'êtres humains périront dans des circonstances effroyables pour contribuer à moindre coût à fabriquer la prospérité, l'économie et le bonheur de ces races supérieures. Avant l'invasion de l'Irak en 2001, une autre opération de pillage des œuvres d'art s'était mise en place avant même que les GI ne foulent le sol mésopotamien. Des pièces d'une valeur inestimable, authentique patrimoine de l'humanité, seront purement et simplement raflées pour alimenter un marché mondial de l'art où on retrouvera une clientèle abjecte de toutes sortes (collectionneurs, revendeurs, musées?). Depuis 2008, les Américains ont restitué à l'Irak plus de 1.200 objets au cours de quatre rapatriements. Il n'y a pas que les Nazis qui sont des monstres. Mais comment en vouloir à des gens qui sont capables de provoquer une récession économique mondiale dont les premières victimes seront les Américains eux-mêmes (crise des subprimes 2008), et qui ne s'empêcheront pas de recourir, afin de combler cet abysse financier et redynamiser leur économie, aux centaines de milliards de dollars en provenance du narcotrafic. Un argent nauséabond provenant d'une activité qui tue des millions d'Américains chaque année. Près de 60 000 victimes pour l'année 2017, avec des millions de toxicomanes, des milliards de dollars dépensés en soins médicaux et dans la lutte contre un narcotrafic qui sévit depuis plusieurs décennies et à l'égard duquel le gouvernement US lui-même adopte des positions assez suspectes, laissant parfois supposer que ce business du diable arrange énormément certains intérêts américains.

Pour finir, je dirais enfin à cet enfant algérien de sept ans qui voulait découper un Français en petits morceaux de contenir sa haine face à cette « Banalité du mal » contre laquelle nous ne pouvons rien. Peut-être qu'un certain 1er Novembre 1954 aurait permis à ce jeune garçon ou à ses descendants de tuer eux aussi légalement ce Français qui avait pris leurs terres, ravagé leurs douars, tué leurs parents, leurs sœurs et installé en Algérie 130 années d'oppression et de barbarie. Je dirais aussi à ce petit Algérien que beaucoup de ses compatriotes ont été bien avant lui enfumés par centaines avec leurs bêtes de somme dans des grottes, décimés en masse, déportés dans des bagnes, balancés des hélicoptères, guillotinés ; et d'autres à peine quelques mois avant l'indépendance seront impitoyablement noyés à Paris, dans le fleuve de la Seine. Et le comble, c'est de voir que l'auteur de cette tuerie sera ce même sadique collaborateur nazi, tueur d'Algériens en tout temps et en tout lieu, un assassin que cette France pragmatique voulait quand même conserver comme sicaire taillable et corvéable à merci. Les Algériens n'ayant ni les moyens ni la même hargne pour traquer inlassablement ces bourreaux, seule l'irréductible soif de vengeance et de justice de la communauté juive réussira enfin à parachever cette période d'« épuration » toujours incomplète.

En 1998, Maurice Papon sera enfin condamné, jeté en prison, relâché à cause de sa maladie et de sa vieillesse. Le collaborateur assassin mourra en 2007, enterré avec une légion d'honneur qui lui sera accordée par une république qui a toujours su, depuis 1830, utiliser pour les besoins du service les monstres qu'il fallait. Papon sera enterré avec son bout de métal, une légion d'honneur qui lui sera quand même retirée, par une autre république, cette fois-ci bousculée et motivée par autre(s) chose(s)...

« Si un peuple, un jour, est déterminé à vivre, le destin y exaucera forcément ses vœux / Et forcément les jougs de la servitude seront brisés / Et forcément, la nuit se dissipera pour laisser place à un jour nouveau.»

La Volonté de Vivre (Abou Kacem Chebbi).

A suivre

*Universitaire

Notes :

7) Sylvie Thévenault, Violence ordinaire dans l'Algérie coloniale, Ed. Odile Jacob, 2012.

8) Olivier Le Cour Grandmaison, De l'indigénat. Anatomie d'un «monstre» juridique : Le droit colonial en Algérie et dans l'empire français, Paris, Zones, 2010.

9) Charles-André Julien, La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Presses universitaires de France, Paris, 1964, p.57.

10) Pierre Péan, Main basse sur Alger, Enquête sur un pillage, juillet 1830, Chihab Editions, Alger, 2005, P.19.

11 Michel Habart, Histoire d'un parjure, Ed. Anep, 2009, P.16.

12) Charles-André Julien, op.cit.p.85 13) Marc Ferro, le livre noir du colonialisme XVIe ? XXIe Siècle : de l'extermination à la repentance, Ed .Robert Laffont, Paris, 2003.