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Un roman dont chaque Algérien est auteur, éditeur, distributeur

par Kamel DAOUD

Il existe un roman algérien dont chaque Algérien est auteur. Il suffit de s’asseoir, méditer, à deux ou trois, murmurer, analyser à vide, spéculer, boire ou songer. En ville ou dans le village. En groupe ou dans ses cheveux. C’est le polar national, par défaut policier, ouvert, sans fin et aux troubles débuts depuis la première réunion pour libérer ce pays. Il est lié à la loi du genre littéraire : on y retrouve du meurtre, des enquêtes, des pistes, des soupçons, du crime et des vérités, un pouvoir apparent et un pouvoir occulte, des masques et des sigles, des femmes fatales et des ancêtres sans appel, des armes et des slogans. La question de la légitimité politique n’étant pas tranchée, ni celle de l’Histoire, ni celle du rapport à la loi ou la loi de la force, on y revient toujours à ce récit du polar algérien où on se pose la question de «qui a tué qui ?», «qui a trahi qui ?», «Qui est le vrai propriétaire de quoi et depuis quand ?».

 Ce roman-là, l’un des journalistes et auteurs algériens les plus observateurs de ma génération, vient de l’écrire. Sous le titre de «1994» (publié aux Editions Barzakh), on retrouve ce «polar» national qui mêle les «Services», l’Histoire ancienne, le cadavre frais et le silence et la peur. Tous les ingrédients de l’imaginaire algérien depuis la Guerre de libération, à la sale guerre et jusqu’à la guerre lasse d’aujourd’hui. «1994» est une année charnière, «blanche», creuse et escamotée dans la mémoire : on ne veut pas s’en souvenir aujourd’hui au nom de l’oubli ou de la Réconciliation, mais c’était cette année que l’Algérie a cessé d’exister pendant quelques mois. Terrorisme, «Services», tortures, cadavres, exils, amours et Berretta au poing et au cœur. On peut résumer ainsi les choses, mais chaque Algérien peut les résumer à sa manière quand il ouvre sa mémoire et reparle de ces années sombres et sans levers de soleil. Chacun d’entre nous a vécu le «Polar national» dans son village, dans son quartier ou dans les quartiers chics d’Alger. On en parlait sans cesse et jusqu’à aujourd’hui. Personne n’y échappe, ni le président à la république qu’on peut tuer dans le dos, ou pousser à la démission ou à la mégalomanie, ni le petit berger de Relizane qui va se retrouver à choisir entre les apparences et l’occulte, le maquis ou la caserne, l’Histoire ou l’aveu, Le Pharaon ou l’Emir. Tout roman algérien est soit un polar, soit un roman lié à la Mémoire et l’Histoire. On y parle d’un cadavre que l’on porte sur le dos ou on y marche sur un cadavre qu’on veut nier. Au choix.

 Dans le roman «1994» il y a un artifice littéraire qui revient souvent : le télescopage du «temps» dans la conscience du narrateur. Le passé, les premières années de la Guerre de libération ou d’indépendance et le présent se mêlent. Il s‘agit des mêmes personnages, différemment âgés, ou d’autres qui en sont les fils ou les collègues. Le passé chevauche le présent qui en devient l’écho ou la matrice, paradoxalement. Un pays tue un président ou un président tue le pays. A tour de rôle. Un général prend le pouvoir ou un pouvoir rend fou un civil. L’artifice qui se veut littéraire dans ce roman de Adlène Meddi, ne l’est pas à vrai dire. Il faut être algérien pour le vivre : tout est mêlé, lié. Passé, présent et futur décomposé. On le sait tous. Parler d’un arbre nous mène à parler de l’Emir Abdelkader. Parler d’un mouton, nous mène à parler de Messali, etc. L’Algérie vit le temps comme une boucle, un leitmotiv qui attend son dénouement, une obsession. C’est le temps clos d’un crime ou d’un trauma. Commis ou subi. Il n’y a pas de différence, dans la conscience de l’Algérien, entre l’histoire et l’immédiat. Tout est histoire. C’est pour cela que les années noires, la décennie noire algérienne avaient cet air de monstrueux remake sur le détail : le fils qui tue le père, le père qui veut enterrer le fils, les noms de quartier, le casting du maquis rejoué par le «pouvoir occulte», le cabinet noir, la mystique des généraux et l’épopée des terroristes, le recours fétichiste aux pseudonymes et le culte des armes et des cimetières, la torture et les casernes, la bataille d’Algérie, la contre-bataille d’Alger, l’autre bataille d’Alger, le fantasme de la «bataille d’Alger».

 Le roman dont vous êtes l’auteur, si vous êtes algérien et dont vous êtes l’enquêteur si vous ne l’êtes pas encore ! Policier, historique, délirant, métaphysique, en forme de procès-verbal ou de rapport de «BRQ» (Bulletin de renseignement quotidien), aveu et retour. Il faut préciser aux étrangers qu’en Algérie, si le polar est national, le cadavre connu, le crime public, vers la fin on n’arrête pas le coupable, on baisse juste les yeux pour faire semblant de ne pas le reconnaître dans la rue car la prison est tout un pays parfois. Adlène Meddi a écrit la grande mythologie de l’Algérie ou des pays qui y ressemblent. La «loi de la Réconciliation» interdit d’en parler et c’est rare qu’un roman arrive à nous faire retrouver la mémoire sur cette décennie noire, mémoire blanche. Il faut être journaliste, connaisseur du sérail, ancien élève-soldat, analyste et passionné de l’occulte, de l’invisible, des «Services» et grand lutteur pour que la vérité soit dite et écrite, pour pouvoir l’écrire. Meddi l’est. «1994» est l’aveu bouleversant, arraché par le verbe et pas par la torture ou l’attentat, à une année de crime et de vol. On espère le premier sur cette décennie dont on n’a pas le droit de parler et qui pourtant nous a tant tués et massacrés.