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Vers une «Europe et une Europe bis»?

par Benattallah Halim*

L'UE a 60 ans d'existence. Cet anniversaire coïncide avec le déclenchement de la procédure du «Brexit». La sortie prochaine du Royaume-Uni en dit long sur les questionnements existentiels auxquels l'UE est confrontée.

A la montée d'une vague de désaffection se superpose une tendance au retour vers les identités et les souverainetés nationales. Cette vague de mécontentement de caractère social, souterraine au départ, est en passe de se transformer en mouvement politique à l'échelle européenne.

Cette vague a pris de l'ampleur depuis la crise grecque, la crise de l'euro, celle des réfugiés et puis le Brexit. La solidarité conditionnelle opposée au peuple grec, accablé à cause d'une mauvaise gouvernance politique, a profondément choqué les esprits au regard du mouvement de soutien, non conditionnel celui-là, dont ont bénéficié des banques, non moins coupables de mauvaise gouvernance.

Face à ces crises à répétition et de plus en plus rapprochées, face aux inquiétudes grandissantes des citoyens européens, les hommes politiques européens ont du mal à vendre une construction communautaire qui se fissure.

Les opinions publiques sont en proie au doute

Elles se rendent compte que les réponses aux maux qui les frappent dépendent d'un ailleurs impersonnel et «a-national» sur lequel elles n'ont aucune prise si elles veulent le sanctionner. Ce sentiment est en outre alimenté par la «politique du parapluie» qui consiste à faire passer par la Commission les décisions nationales impopulaires, ou à les lui imputer. Ce même sentiment est renforcé par l'aveu d'impuissance des dirigeants politiques quand ils font savoir que la solution de tel problème national se trouve à Bruxelles, où il faut aller le négocier. Que la réponse à un conflit économique ou social national dépende d'une complexe machinerie décisionnelle extra-territoriale est perçue comme une perte de souveraineté.

l'Etat dispose de moins en moins de leviers économiques et budgétaires pour empêcher les fermetures d'usines par exemple. Au nom du respect de sacro-saintes règles, il se voit désarmé quand il veut venir en aide à des segments de la population en détresse économique ou sociale.

Dans ces situations, les Commissaires européens n'affrontent pas la rue. Ils sont à l'abri derrière le paravent des gouvernements tandis que les responsables nationaux sont tenus d'assumer leurs responsabilités européennes et contraints d'endosser l'habit de l'impopularité.

Les citoyens européens s'aperçoivent aussi que les promesses visant à revoir en profondeur le système communautaire restent toujours sans lendemain.

Pareille entreprise est d'ailleurs parsemée d'obstacles. Le Traité de Lisbonne (2007) limite fortement la marge de manœuvre des Etats membres puisqu'il leur faut obtenir une double unanimité: celle de la Conférence inter-gouvernementale (une sorte d'assemblée constituante) seule mandatée à cet effet, et celles de tous les parlements nationaux lors de la procédure de ratification.

Cela induit que chaque Etat membre a un droit de veto sur toute initiative constitutionnelle déclenchée par un autre Etat membre.

Un certain temps, seul le chantage à la Margaret Thatcher parvenait à faire prévaloir l'intérêt national. Mais les temps ont changé et plus aucun dirigeant politique ne peut emprunter cette voie sans se voir suspecter de mettre en danger l'édifice européen. Une mise en doute qui affaiblit le pouvoir de négociation de l'Etat membre lequel se voit amené à lâcher du lest.

A moins de mettre dans la balance de la négociation l'arme fatale du référendum comme l'a fait le Royaume-Uni, avec le risque d'un effet boomerang, les hommes politiques qui clament vouloir réviser les traités européens n'ont d'autre choix que de battre en retraite face aux obstacles qu'ils rencontrent ou du peu d'avantages qu'ils peuvent obtenir.

Dans ce contexte, les certitudes de franges élitistes politiques ou technocratiques qui veulent aller de l'avant en prônant «plus d'Europe» s'inscrivent à contre-courant du doute citoyen.

Ces élites demandent plus de pouvoir pour Bruxelles pour permettre à la machine communautaire d' «harmoniser» les politiques nationales et du coup de rétrécir le champ de la souveraineté.

Ce courant d'opinion propose en effet de s'appuyer sur une «avant-garde» (prévue par le Traité de Lisbonne, 2007), pour développer des «coopérations renforcées» (Traité d'Amsterdam, 1997) afin de poursuivre la construction sur la base d'une Europe à «géométrie variable».

Cette différenciation, porteuse d'hétérogénéité, instaurée lors de la mise en place du système monétaire européen en 1979, s'est notamment développée avec le système Schengen et la zone euro.

Cette même hétérogénéité s'est cristallisée aussi par la multiplication des dérogations accordées aux pays qui ne souhaitent pas participer à certaines politiques communes (Royaume-Uni, Danemark, Pologne, Tchéquie etc.). Cette formule d'une «Europe à la carte» revient à l'ordre du jour dans les moments de doute. Elle affaiblit le pilier «solidarité» et tend à créer deux classes de pays membres.

Ce faisant, ces élites-là semblent tirer un enseignement à rebours des aspirations démocratiquement exprimées lors de différents scrutins nationaux, ce qui est un indice du caractère insuffisamment démocratique d'une UE globalement sous influence des élites et des groupes de pression.

Les opinions publiques sont d'ailleurs scandalisées par les mouvements migratoires de hauts dirigeants et responsables européens vers les groupes d'intérêts avec lesquels ils étaient en rapport durant leur mandat. Si un haut dirigeant parvient à se recycler en gagnant encore plus, il n'en est pas de même des masses de travailleurs licenciés, victimes d'une sanction technocratique.

A mi-chemin entre ces deux tendances, une voie médiane, moins audible, plaide pour un «Stop & Go». Elle propose des réformes pour mettre en phase le système communautaire avec les attentes des peuples européens. Elle préconise des ajustements dans les domaines relevant de la gouvernance politique et économique.

Néanmoins, on fera remarquer que les réformes précédentes ont fait prévaloir le «plus d'Europe» avec en prime un surcroît de complexité. La sophistication de la machinerie institutionnelle n'en reste pas moins illisible pour le citoyen moyen. Elle pourrait être sommairement rendue par l'image suivante : 28 (Pays membres) - 1 (Brexit) + 2 (Présidents) + 28 (Commissaires - 1) = 1 (Gouvernement) + 751 (députés)!

Certaines voix estiment que l'enjeu d'une nouvelle réforme, à la lumière des enseignements du Brexit, et de la montée en puissance du front anti- UE, pourrait consister à donner une prépondérance à la société civile afin qu'elle devienne acteur de la réforme, et non plus observateur le temps d'une prise de parole, ou d'une consultation de routine.

Amender un Traité par la société civile est théoriquement possible par le truchement du droit d'initiative citoyenne comme prévu par le même Traité de Lisbonne. Mais cette possibilité est très encadrée parce qu'il il faut pouvoir réunir un million de parrainages dans un quart des pays membres. C'est là une option d'autant plus difficile à mettre en œuvre que les réflexes de «rejet» ont un caractère national et ont des motivations différentes d'un pays à l'autre.

On sait aussi que les compromis ultimes dans ces négociations sont toujours le produit de consultations restreintes auxquelles les représentants de la société civile européenne n'assistent pas, et ne risquent pas d'assister.

Dans le contexte d'aujourd'hui, une des questions essentielles est de savoir si l'UE ne court pas le risque d'une panne de système, sinon d'un effritement à long terme à cause d'un statut quo pour l'instant inévitable.

En jetant un regard sur le fonctionnement du système communautaire, on relève en effet la persistance de défauts de caractère structurel apparus à mesure que le projet de construction communautaire gagnait en complexité.

Le déficit démocratique apparaît en premier. Certes, le Traité de Lisbonne a apporté des améliorations: les pays membres sont représentés au Conseil Européen et les citoyens le sont au Parlement européen dont les membres sont élus au suffrage universel direct. Un effort a été fait aussi afin que les «décisions soient prises aussi ouvertement et auprès des citoyens que possible».

Néanmoins, force est de constater que ces améliorations fonctionnelles n'ont pas freiné la montée du mouvement de désaffection.

Aux yeux du citoyen européen prévaut toujours l'image de dirigeants non élus au suffrage direct ou indirect, sans assise ni légitimité démocratique. Les Commissaires sont cooptés par les Etats membres à l'issue de marchandages et dosages laborieux. Ils ne sont pas comptables devant les électeurs et n'encourent aucune sanction via le suffrage.

Au sommet de la pyramide, le leadership bicéphale actuel n'attire pas non plus l'empathie des peuples. De plus, il semble représenter deux courants politiques qui ont tendance à se neutraliser: celle consistant à développer l'intégration (plus d'Europe) dans une perspective fédéraliste, et celle privilégiant la coopération inter gouvernementale pour préserver les souverainetés nationales. Mais pour l'instant il ne semble pas y avoir d'alternative à ce mode de fonctionnement de nature à prolonger le statut quo.

Le Traité constitutionnel de Lisbonne, incorpore certes des dispositions visant à donner un visage à la machine, mais le fait qu'elle gagne chaque fois en complexité rend le leadership communautaire encore plus impersonnel et moins humain aux yeux de l'électeur habitué à la proximité et au contact direct.

Le citoyen européen reste en définitive attaché à l'Etat-Nation pour ce qu'il représente comme identité et en ce qu'il exprime un attachement à la personnification de la responsabilité et du pouvoir.

Ce déficit démocratique s'est aussi révélé à l'occasion des référendums nationaux tenus en France, aux Pays-Bas ou en Irlande en 2005. Les gouvernements n'ont-ils pas dû faire abstraction du résultat défavorable pour ne pas bloquer la machine communautaire ? Les citoyens français, hollandais et irlandais n'ont-ils pas été victimes d'une sorte de hold-up parce que le résultat des scrutins n'était pas conforme aux attentes européennes.

En second lieu, l'impact de l'élargissement. En passant de 15 à 28 membres en l'espace de quelques années, l'UE a excessivement élevé son ambition. Elle a vraisemblablement absorbé plus qu'elle ne pouvait digérer.

Les processus d'adhésion avaient été menés à cadence forcée alors même que les pays postulants n'étaient pas tout à fait prêts, certains d'entre eux ne répondant pas pleinement aux critères d'adhésion.

Mais il y avait un impératif géopolitique nouveau. Il fallait intégrer les nouveaux pays de l'Est pour faire barrière à la Russie. L'UE a ainsi fait corps avec la stratégie américaine d'endiguement sinon d'encerclement de la Russie, alors que la logique communautaire était plus centrée sur un processus de construction intrinsèque.

De plus, les multinationales et le grand capital étaient pressés d'aller s'implanter vers les nouveaux marchés de l'Est.

Cette transformation de l'UE qui charriait le risque d'un surpoids numérique n'a pas aidé l'UE à devenir un acteur politique de poids sur la scène internationale. L'UE n'a pas pour autant accédé au rang de grande puissance. Bien au contraire, le clivage entre «européistes» et «atlantistes» est plus marqué qu'il ne l'était avant l'élargissement et tend à freiner le processus d'une défense commune.

Mais faudrait-il aussi que les Etats membres le veuillent réellement, car rien n'est plus sensible qu'une cession de souveraineté en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense.

On observe d'ailleurs que dans les moments de tension internationale, de crise ou de conflit, ce sont les chefs d'Etat des grandes puissances européennes qui prennent les devants. Dans ces domaines sensibles, la sophistication fonctionnelle des appareils n'a pas non plus permis à l'UE de s'élever au rang de grande puissance politique.

Sur ce terrain, observons que l'UE en tant que telle est loin de faire le poids face à la Russie, par exemple. Elle n'a pas fait reculer cette dernière sur la Crimée, elle n'a pas contenu son influence en Ukraine, elle a dû réviser à la baisse ses objectifs sur la Syrie et sur le nucléaire iranien. Quant à la «crise des réfugiés», elle subit plus qu'elle ne gère les événements. En outre, la Turquie lui tient la dragée haute et sa politique est sans effet sur les conflits dans son voisinage méridional. Dans le passé, elle a été tout aussi impuissante en Bosnie et d'aucune influence sur le conflit israélo-palestinien.

Ne disposant pas des leviers d'influence propres ni des attributs de grande puissance, nombre de pays membres préférant d'ailleurs le parapluie américain, l'UE va rester on ne sait pour combien de temps encore une organisation hybride dont l'ambition s'effrite sur le territoire européen en même temps qu'elle s'accommode d'un rôle modeste sur la scène internationale.

Pour se transcender, l'UE aurait besoin de renouer avec des leaderships forts ou charismatiques pour réinventer une synthèse constructive conciliant les intérêts nationaux de toutes sortes avec les attentes des citoyens européens.

«Plus d'Europe» ou «Europe (+) et Europe bis», les pays tiers méditerranéens seront concernés par son évolution ou par sa régression. Ils ont déjà accusé l'impact des élargissements successifs qui ont changé le regard et les priorités européens vers leur région. Ils se sont aussi résignés à accepter une politique de voisinage en substitut à une politique méditerranéenne qui était spécifique à leur région.

Aujourd'hui, on se rend compte que l'Europe n'est ni disposée ni en capacité d'offrir plus qu'elle n'a pu le faire dans un contexte bien plus favorable. On se rend aussi à l'évidence que l'UE n'a plus d'ambition méditerranéenne. Elle se concentre sur ses multiples fronts intérieurs et se recentre sur le front russe. Mais dans des pays au sud de la Méditerranée on a tendance à surestimer son influence et à en attendre encore et encore plus.

Aussi, tenant compte de ces données, la question serait de savoir si les pays méditerranéens -maghrébins- arriveront un jour à se départir de leur inclination à demander «l'aide» de l'UE, et la regarder pour ce qu'elle est devenue, un pôle d'attraction sur le déclin.

Peut être faudrait-il penser à tracer des perspectives avec «moins d'Europe»? Peut-être devraient-ils penser à tracer de nouvelles trajectoires autonomes ouvertes sur un monde aussi vaste qu'un village?

Après tout, les pays du tiers-monde qui ont fini par émerger n'ont pas attendu le soutien de l'Europe. Ils ont au contraire rentabilisé le facteur de la distance par rapport à l'UE en maximisant les potentiels internes. Ils ont saisi les opportunités offertes par la globalisation pour émerger.

Un effort d'introspection similaire à celui mené en permanence en Europe est le mieux qui pourrait arriver aux pays méditerranéens encore stables. Les pays maghrébins en particulier devraient penser à stopper cette course qui prend souvent l'allure d'une compétition contre-productive et peu rentable aux faveurs de l'UE, dans laquelle ils s'entendent dire: «Faites ceci, faites cela !».

Dans l'attente d'une prise de conscience permettant de construire une perspective alternative, il n'est pas plus mal, en ces temps troubles et incertains pour tous, d'avoir pour voisin une Europe humble de préférence à une puissance arrogante, impérieuse ou impériale.

*Ancien ambassadeur