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A propos des langues d'enseignement scientifique

par Ahmed Houari *

La problématique des langues d'enseignement des sciences exactes et technologiques reste une question récurrente focalisant l'attention de la communauté universitaire.

Elle a été maintes fois abordée ces dernières années dans la presse nationale. Elle pose un problème fondamental dans la transmission et la production du savoir scientifique et technique au sein de notre université. Mon objectif principal dans cette contribution est d'attirer, encore une fois, l'attention sur cette question cruciale afin d'enrichir le débat et de livrer ma propre réflexion sur ce sujet en essayant de corriger quelques idées fausses bien ancrées dans notre société concernant le rôle des langues étrangères dans le processus de production et de diffusion des sciences et techniques. Par la même occasion, je réactualise une stratégie linguistique que j'ai proposée avant [1,2], afin de contribuer à l'amélioration de l'enseignement scientifique à l'université.

Tout d'abord, pour éclairer davantage le lecteur sur le sujet en question, je rappelle le contexte historique de la problématique abordée ici. Elle s'était posée avec acuité vers la fin des années 80 avec l'arrivée à l'université des premiers bacheliers scientifiques issus de classes de terminale totalement arabisées. Afin de parer à cette situation pour laquelle l'enseignement supérieur n'était pas préparé, le ministère de tutelle envisageait en urgence l'arabisation des troncs communs des sciences exactes et technologiques. Cependant, cette initiative s'est heurtée à plusieurs contraintes et obstacles. Parmi ces derniers à l'époque, je mentionne le manque de documentation scientifique et technique en arabe et l'impréparation du corps enseignant à cette tâche. Dès l'annonce du projet d'arabisation des disciplines scientifiques, le débat s'était vite polarisé au sein de la communauté scientifique universitaire. Celle-ci se trouvait divisée en un groupe de fervents défenseurs du projet et un autre groupe de réticents où chacun avançait ses raisons et ses arguments pour défendre ses positions. A mon avis, avec du recul, je crois que la problématique posée par ce projet a été mal appréhendée et donc mal résolue. Il fallait plutôt l'aborder dans un cadre purement académique loin de toute passion et penchant idéologique. Mais qu'en est-il aujourd'hui de cette problématique? Elle reste d'actualité et entièrement posée.

D'une part, il y a toujours l'arrivée massive à l'université de contingents de bacheliers scientifiques qui ont suivi leur cursus scolaire exclusivement en arabe et qui, en majorité, ne disposent pas d'une connaissance suffisante du français pour poursuivre convenablement leur cursus universitaire dans cette langue. D'autre part, il y a la pénurie d'enseignants universitaires capables d'enseigner les matières scientifiques et techniques en arabe. Pour rappel, actuellement, pour une réussite académique en sciences exactes, sciences médicales et celles de l'ingénieur, il est primordial qu'un bachelier doive être capable de comprendre, lire et rédiger correctement en français. Mais, en ce qui concerne le bagage linguistique réel des bacheliers actuels optant pour les sciences exactes et technologiques, on ne cesse de répéter depuis plusieurs années qu'il est très insuffisant particulièrement en français qui reste la langue dominante dans l'enseignement scientifique et technologique universitaire. En fait, ce déficit linguistique constitue un handicap majeur pour ces bacheliers dans la poursuite de leurs études universitaires. Ce problème se manifeste sans équivoque lors de leur communication orale ou écrite. Pour poser une question ou exprimer une idée, il n'est pas rare qu'un étudiant en tronc commun scientifique aborde son enseignant dans un français très rudimentaire puis bascule à l'arabe littéral et termine en dialectal. Quant à leurs comptes rendus des travaux de recherche, si ce n'est pas du « coller-copier » de passages de documents téléchargés de la toile alors ils sont généralement rédigés dans un français approximatif et des fois à la limite de l'incompréhensible. Cette situation crée un sentiment de frustration chez la majorité de ces étudiants diminuant leur enthousiasme pour les études scientifiques et constitue un véritable choc linguistique chez eux. D'ailleurs, ceci est l'une des causes principales du fort taux d'échec en troncs communs scientifiques à l'université. On pourrait toujours essayer de dédramatiser cette situation en évoquant le cas de beaucoup d'étudiants algériens qui ont brillamment réussi leurs études scientifiques universitaires à l'étranger. Il faut toutefois noter que ces étudiants forment une catégorie à part. Ils sont préalablement très bien formés en Algérie dans leurs disciplines choisies, pédagogiquement très motivés durant leur parcours scolaire et qui ont nécessairement réussi les tests linguistiques exigés par les universités étrangères de leurs choix. C'est une classe d'étudiants qui ne s'identifie en aucun cas à la majorité des autres n'ayant qu'une formation scolaire tout juste moyenne et dont la maîtrise des langues étrangères est nettement inférieure au niveau standard international. Donc, il est aberrant de continuer à infliger cette situation complètement anti-pédagogique aux nouveaux bacheliers scientifiques et dont les conséquences désastreuses sur l'enseignement scientifique universitaire sont bien connues. Alors, comment peut-on mettre fin à ce gâchis pédagogique qui perdure depuis longtemps ? Avant de proposer une stratégie menant à une solution adéquate au problème linguistique actuel dans l'enseignement scientifique universitaire, il est opportun de discuter ici quelques opinions de beaucoup de nos compatriotes concernant la place et le rôle des langues étrangères dans l'enseignement scientifique et technique au sein de notre système éducatif et universitaire.

A ce sujet, il y a une croyance assez répandue selon laquelle l'enseignement des sciences et techniques en langues étrangères, en l'occurrence le français et l'anglais, favoriserait l'amélioration de l'acquisition des matières scientifiques chez les apprenants. L'argument souvent cité pour défendre ce point de vue est que cela nous offre un accès direct aux connaissances et nouveautés scientifiques produites dans ces langues en temps réel tout en nous dispensant de la traduction qui est longue et couteuse. Je crois que cette vision des choses découle d'une méconnaissance flagrante de la pédagogie linguistique. D'abord, je dois rappeler que la traduction est une pratique universelle dont la nécessité et le rôle ne sont pas à prouver dans la diffusion et la vulgarisation des sciences et techniques au sein de la population générale d'un pays. Pour le citoyen dont la maîtrise des langues étrangères est juste moyenne, la voie facile et utile pour l'accès aux œuvres intellectuelles universelles et les innovations scientifiques et technologiques est la traduction dans sa propre langue. En absence d'une certaine maîtrise des langues étrangères, ce qui est actuellement le cas de la majorité de nos apprenants, on ne peut arriver à cerner les contours et saisir les nuances et les subtilités de ces langues pour une assimilation profonde des concepts scientifiques dont elles véhiculent le contenu et le sens. Aussi, je lis souvent dans la presse et j'entends des voix de politiciens dans différentes occasions réclamant la substitution de l'anglais à la place du français comme langue d'enseignement des disciplines scientifiques et techniques à l'université. Pour justifier leur préférence linguistique, les pro-anglais nous répètent toujours la même chose que l'anglais est aujourd'hui la langue dominante dans la communication et la diffusion scientifique et technique.

Ils estiment que ce changement de langues souhaité induirait une amélioration de notre enseignement scientifique universitaire. Certes, l'anglais s'est imposé comme langue internationale dominante dans la publication des sciences et techniques par l'émergence des Etats-Unis d'Amérique en tant que puissance économique, scientifique, technologique et militaire mondiale à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais qu'en est-il réellement des pratiques linguistiques dans le domaine de la production scientifique et technique à l'échelle internationale ? D'abord, il faut rappeler le fait bien connu que la conceptualisation scientifique des phénomènes naturels est le fruit d'un mélange d'observation, d'intuition et d'imagination. Etant donné que ces facultés mentales ne se manifestent que par et à travers la langue, les chercheurs des pays à tradition scientifique forte produisent et continuent à produire les sciences dans leurs propres langues qui leur en fournissent naturellement les premiers outils de créativité et d'innovation. Bien sûr, ils continueront à publier leurs découvertes et travaux scientifiques en anglais pour être évidemment lus à grande échelle afin de maximiser la visibilité de leurs travaux et par conséquent l'amélioration de leur compétitivité scientifique. Pour s'assurer de cette réalité, il suffit de participer aux grandes conférences scientifiques internationales. En sessions plénières et parallèles de ces conférences, on écoute toujours des orateurs présenter leurs communications en anglais devant des audiences générales mais, en marge de ces mêmes conférences, on remarque très fréquemment que des groupes restreints de chercheurs de différentes nationalités discutent scientifiquement entre eux dans leurs propres langues. Donc, il faut corriger l'idée fausse selon laquelle les pratiques linguistiques dans le domaine de la production scientifique et technique tendent à s'uniformiser davantage en s'anglicisant.

Quant à une solution au problème lié au changement brusque de la langue d'enseignement scientifique entre le lycée et l'université, le ministère de l'enseignement supérieur a proposé tout au début de cette situation des séminaires et des ateliers de courte durée aux enseignants désireux de se convertir à l'enseignement des disciplines scientifiques et techniques en arabe. D'un point de vue pédagogique, ce projet est louable et souhaitable du fait qu'il assure une continuité dans la langue d'enseignement scientifique au niveau universitaire. Seulement, il s'est avéré que ce projet ne réunissait pas toutes les conditions de sa réussite. A mon avis, il manquait en tout premier lieu de la masse critique d'enseignants motivés par ce même projet, libérés du préjugé que la langue arabe est incapable de véhiculer le savoir scientifique et technique et maîtrisant l'arabe et au moins une des deux langues suivantes: français ou anglais. En fait, c'était un projet de grande envergure qui a été conçu avec l'idée simpliste que cette reconversion linguistique tant souhaitée était un exercice purement technique moyennant l'implication pédagogique des enseignants stagiaires et ne nécessitant matériellement qu'une documentation technique telle que les lexiques de terminologie et les ouvrages scientifiques en arabe.

Certes, la disponibilité des manuels scientifiques en arabe et la confection des lexiques scientifiques bilingues et multilingues sont d'une grande utilité et aide à ces enseignants dans cette tâche mais elles restent insuffisantes. En pratique, pour enseigner à l'aise et d'une manière efficace une discipline scientifique dans une langue particulière, en plus d'une maîtrise générale de cette langue, cela exige l'acquisition et la maîtrise des méthodes de travail scientifique en cette langue. Et l'expérience montre que cette compétence pédagogique ne s'acquiert que par la pratique régulière sur une longue période de temps. Beaucoup de collègues universitaires, enseignant les disciplines scientifiques, peuvent confirmer cette expérience. Donc, l'arabisation des sciences et techniques ne fait pas exception à cette règle. Maintenant, concernant la démarche à adopter pour résoudre le problème de langues d'enseignement des sciences et techniques au sein de notre système éducatif et universitaire, je réitère l'essentiel d'une stratégie que j'ai détaillée dans les deux contributions citées ci-dessus tout en ajoutant quelques recommandations supplémentaires. Pour cela, il faut d'abord clairement distinguer entre les missions des différents cycles d'enseignement. Il est indispensable que l'enseignement des sciences en cycles moyen et secondaire doive être maintenu en arabe. C'est un choix dicté par la nécessité pédagogique d'inculquer aux apprenants les connaissances scientifiques de base dans la langue la mieux maîtrisée par eux, en l'occurrence l'arabe. Il est maintenant admis en pédagogie que les concepts et les connaissances scientifiques ne sont mieux acquis que dans les langues maternelles des apprenants.

A cet effet, on nous apprend que le dialecte commence à occuper de plus en plus de place à l'école. On nous rapporte à ce sujet que beaucoup d'enseignants aux collèges et lycées utilisent le dialecte en alternance avec l'arabe littéral dans leurs cours des matières scientifiques sous prétexte que cette pratique facilite la compréhension des enseignements chez les apprenants. Partant du fait que le dialecte nous offre la spontanéité et la fluidité verbales pour exprimer nos besoins vitaux, nos sentiments et nos pensées, on est tenté naturellement d'étendre son utilisation à l'école pour l'enseignement des matières scientifiques. Mais, faute d'une standardisation lexicale et syntaxique, même purifié de ses emprunts étrangers, notre dialecte, dans son état actuel, ne peut en aucun cas véhiculer les sciences et techniques. Celles-ci exigent une langue structurée pour des raisons évidentes de clarté et de précision. De plus, vu qu'actuellement, il n'y a aucune initiative de la part de la tutelle pour entamer une arabisation des troncs communs scientifiques et technologiques à l'université, il est évident que les futurs bacheliers scientifiques aient des compétences minimales en français d'un niveau jugé suffisant leur permettant de poursuivre leurs études universitaires sans difficultés. Il serait très souhaitable que ce niveau soit en général proche de celui exigé aux étudiants étrangers désirant s'inscrire aux universités françaises. Afin d'atteindre cet objectif, je crois qu'il faut adopter une approche pédagogique orientée vers un usage fonctionnel du français en classes scientifiques des lycées. On devrait privilégier l'usage de cette langue comme outil d'acquisition du savoir scientifique et technique.

Evidemment, la concrétisation de cette orientation pédagogique proposée ici nécessite une concertation et une coordination entre le ministère de l'enseignement supérieur et celui de l'éducation nationale. Toujours dans l'objectif de mieux préparer les nouveaux bacheliers scientifiques à entamer leur cursus universitaire, il serait très aidant de les familiariser avec la terminologie scientifique en français tout au long des cycles moyen et secondaire. Pour cela, on doit généraliser l'élaboration des glossaires scientifiques bilingues placés à la fin des manuels des matières scientifiques et inciter les apprenants à consulter la terminologie qu'ils contiennent. Sur le plan pédagogique, il est aussi très important d'éviter au maximum la confusion chez ces nouveaux bacheliers dans la compréhension et l'utilisation des notations mathématiques et physiques qu'ils rencontreront au niveau des troncs communs dans les manuels en français ou en anglais. A cette fin, il se trouve bien qu'ils soient déjà initiés dès le cycle moyen à l'écriture des mathématiques, des formules en sciences physiques et des unités de mesures en symboles scientifiques universels. De plus, étant donné que la première année des troncs communs constitue une étape décisive pour la réussite dans le reste du parcours universitaire, il est indispensable d'accorder une prise en charge pédagogique adaptée à la situation linguistique de cette catégorie de bacheliers. Pour cela, il faut désigner pour ces troncs communs non seulement les plus aptes pédagogiquement parmi les enseignants mais aussi qui maîtrisent les deux langues (français et arabe) afin d'amortir au maximum le choc linguistique auquel se heurtent ces nouveaux arrivants à l'université.

Enfin, afin de cerner davantage la problématique, on doit se rendre compte qu'elle ne peut être dissociée de la question linguistique au sein de toute la société. Il est évident que le paysage linguistique que nous côtoyons se répercute sur l'apprentissage et l'usage des langues à l'école et à l'université. Pour des raisons historiques bien connues, le paysage linguistique algérien est assez diversifié. Dans la vie pratique, c'est la dominance de l'arabe algérien avec toutes ses variétés régionales et la pratique de l'amazigh avec toutes ses variétés dans plusieurs régions du pays. L'arabe littéral est pratiqué en milieu scolaire, utilisé dans la presse écrite et les médias lourds et réservé à la sphère officielle. Le français, bien qu'ayant un statut de langue étrangère, domine toujours les secteurs financier et bancaire et l'enseignement universitaire des disciplines scientifiques et technologiques. De plus, le français occupe toujours une bonne place dans le paysage médiatique et publicitaire. Beaucoup de journaux et de magazines sont publiés en français. Tel est l'état actuel de notre paysage linguistique. Il ne favorise pas la maîtrise des deux langues (arabe et français) par le locuteur algérien moyen. Dans ce contexte, il utile de rappeler que pour la maîtrise d'une langue, le locuteur doit être placé dans un paysage linguistique plus ou moins homogène et pour une longue durée.

En définitive, pour une vie culturelle harmonieuse, nous devrions aspirer à une société où tous les individus des générations actuelles et futures se sentent enracinés dans leur culture sans complexe ni chauvinisme, ouverts sur la culture universelle et surtout communiquant couramment dans leur langue nationale qui constitue le ciment de la nation. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si tous les pays développés accordent une importance capitale à leurs langues par le biais d'un tas d'institutions telles que des académies et des observatoires dont les missions sont essentiellement centrées sur la promotion et la sauvegarde des langues.

Pour conclure, je voudrais, dans cette contribution, essentiellement rappeler les normes en matière linguistique qui devraient être respectées et appliquées dans l'enseignement scientifique et technologique. Je voudrais aussi interpeller la tutelle afin d'accorder une attention particulière et une grande importance à la situation linguistique anormale à laquelle les nouveaux bacheliers scientifiques font actuellement face. Je crois que cette situation doit être débattue en toute franchise et avec le plus grand sérieux dans le but de lui trouver un remède qui limiterait la déperdition en première année des troncs communs scientifiques et technologiques. Pour terminer, j'ajoute que cette contribution et beaucoup d'autres similaires publiées ces dernières années dans la presse nationale pourraient paraître des écrits répétant grosso modo la même chose mais j'insiste sur le fait qu'elles rappellent constamment des évidences linguistiques incontournables en pédagogie qui sont malheureusement souvent oubliées ou complètement occultées chez nous.

* Département de physique Université de Tlemcen

Notes:

1- Ahmed Houari, «De la stratégie linguistique à l'Université». Le Quotidien d'Oran, N° du 10/11/2007

2- Ahmed Houari, «Quel rôle pour les langues étrangères dans notre système éducatif ?». Le Quotidien d'Oran, N° du 20/10/2009