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ALGERIE, JE T’AIME, MOI NON PLUS !

par M’hammedi Bouzina Med

Lorsque la réalité dépasse la fiction, les mots demeurent impuissants pour exprimer ce que l’on vit et ressent.

Il règne comme une grande sensation de vide, d’abandon et de nervosité à l’arrivée du printemps dans le pays. Et pourtant…, à première vue, ça bouge de partout. Les villes et villages algériens sont empreints d’une atmosphère de ruche. La circulation automobile est infernale; les trottoirs sont inondés en permanence de promeneurs; les cafés publics sont bondés de monde; les fast-foods se succèdent aux fast-foods, les vendeurs à la sauvette occupent çà et là ce qui reste des trottoirs…, tout est saturé, les rues, les administrations, les cafés et même les débats sur tous les sujets de la vie, y compris celui relatif à la prochaine élection présidentielle. On en déduirait une vitalité et une joie de vivre d’un tel tableau du pays en ces premiers jours d’avril. Et pourtant… y règne sur ce semblant de vie une autre atmosphère aussi étrange qu’irréelle : une indifférence généralisée et un fatalisme jusque dans le regard des jeunes, des enfants. Croyant échapper au temps froid, pluvieux, sombre qui prolongeait l’hiver au printemps en Belgique et profiter d’un peu de soleil, de lumière et de sérénité propres au printemps algérien, le choc fut brutal; la douceur du printemps fut chassée, brusquement, en l’espace de quatre jours, par une brusque agression du thermomètre : l’été s’annonce précoce, avec déjà des interrogations sur comment passer le prochain Ramadhan en juillet et août, au moment des canicules implacables qui habitent en particulier la région du Cheliff autant que celles du sud du pays. «On a frôlé les 50 degrés l’année dernière», me précise Saddek. Puis il m’explique la méthode : «On va au boulot jusqu’à midi, puis on rentre à la maison, longue sieste sous l’air conditionné jusqu’au coucher du soleil». Une majorité de gens me confirme la «méthode» employée durant ces ramadhans caniculaires. C’est humain et compréhensible, mais la question est inévitable : qui travaille et tient la marche du pays durant Ramadhan ? C’est avec le sourire et un brin d’étonnement que me répond Brahim : «Pourquoi cette question ? Comme si le reste de l’année le travail sert à quelque chose. Il n’y a plus que le commerce, les affaires, la débrouille qui fonctionnent. Le pays ne produit plus grand-chose, on importe près de 70% de ce qu’on mange». Aux notions de travail, production, créativité, engagement, concurrence… se sont succédé les notions de débrouille, corruption, piston, trafic, vendre et acheter… C’est un peu la politique du pays. Du coup, l’échéance de la prochaine élection présidentielle n’échappe pas à cette indifférence «intéressée». Certains ne croient déjà plus au prochain président de la République, quel qu’il soit. Ce sont les plus de quarante ans d’âge. Les jeunes, eux, sont partagés : ceux ayant bénéficié des prêts bancaires du programme «Ansej» et de logements sociaux qui adulent l’actuel président Bouteflika et ceux, marginalisés, sans emploi et sans espoirs qui accusent Bouteflika de «faux prophète» et de serviteurs des barons du système. D’ailleurs, tout un débat sur «l’avenir» des jeunes ayant bénéficié de prêts bancaires de l’Ansej a lieu. Il paraît que plus de 60% des jeunes ayant reçu des prêts bancaires n’ont pas réussi à pérenniser leurs entreprises et ont gaspillé l’argent en consommation en biens courants. Ces jeunes ne sont pas près de rembourser les banques. Ils sont des milliers, voire des millions. En cas d’obligation, ils se révolteront car ils estiment que c’est leur part du gâteau de la rente nationale. Et puis, la justice n’a qu’à s’occuper d’abord des corrompus et voleurs au sommet de l’Etat. En effet, tout le monde s’accorde sur un constat : la généralisation de la corruption et un système judiciaire inique. Incroyable ! La corruption est admise partout comme un mode de vie et fonctionnement tout à fait normal et naturel. La mission des policiers, gendarmes et magistrats est raillée jusqu’au fou rire. Et pour cause ! Le hasard me servit très vite en «live».

SCENE DE PECHE A CHLEF

A Chlef, il y a un dépositaire légal de boissons alcoolisées installé au milieu de la zone industrielle. Les amateurs paient 50 DA l’entrée au site avant d’accéder au dit «dépositaire». Le hasard, donc, a fait que des amis médecins et journalistes me conduisent en voiture à proximité du site en question pour me prouver l’irrationalité de la vie au bled. Au fil de mes rencontres à Chlef et Alger, ce sentiment d’irrationalité, d’une quatrième dimension s’accentuait. A Alger, j’eus le plaisir et l’avantage de passer toute une soirée chez un ami écrivain, Mohamed Magani, en l’occurrence. Nous parlâmes de littérature, de politique, de société. Il a été question de l’immense écrivain, anthropologue, philosophe, essayiste américain Edward Saïd, d’El Khatibi, de Calvino Italo, de Jim Harrison, des prix Nobel comme Kundera, le Clésio, etc. J’entrai dans la 4e dimension. «Tu te rends compte ? Aucun écrivain romancier algérien n’a jamais écrit d’essai sur la littérature algérienne ou sur sa propre écriture», m’apprend-il. Puis, il me parle de sa propre expérience. Dans le dernier de mes écrits intitulé ‘’Scène de pêche en Algérie’’, j’ai tenté à la fin du livre une introspection sur les raisons qui me poussent à écrire. J’ai découvert après plus de 30 ans d’écriture que le séisme de 1980, qui a frappé la région de l’ex-El Asnam, me hante inconsciemment et conduit ma plume». Mohamed semblait illuminé et étonné par cette découverte. Je lui faisais remarquer qu’il n’est pas évident que des écrivains algériens accepteraient que l’on critique leurs œuvres dans des essais. Puis j’ajoutais : «Tu devrais écrire un peu dans la presse, dans les pages culturelles». Il répondit : «Tu parles, j’ai des interviews de prix Nobel ou d’auteurs particuliers comme Salman Rushdi ou Amos Oz, l’Israélien sympathisant de la cause palestinienne. Tu penses que des journaux accepteront de tels textes ? Je l’assurais que le Quotidien d’Oran n’aura pas de raisons de refuser de tels écrits. Alors que nous étions plongés dans un débat passionnant et pour moi, ô combien libérateur de la violence du réel, apparut soudain sa fille haletante: «Papa, ils viennent d’assassiner, juste à côté, le fils de… notre ami et voisin !» Stupeur ! Et de nous détailler les circonstances de ce meurtre dans un quartier aux allures si tranquilles. «C’est le fils de…, des voleurs se sont introduits dans la maison, en plein jour. Ils ont ligoté le père et s’apprêtaient à fouiller la maison. Le fils est arrivé sur ces faits, a vu son père ligoté avec un sparadrap sur la bouche, il court vers lui mais malheureusement les voleurs étaient postés derrière la porte. Ils ont poignardé à mort le fils !» Mohamed eut cette réponse en direction de ses enfants : «C’est pour cela que je vous rappelle de fermer la porte à clé à chacune de vos sorties !» Stoppés net par cette nouvelle, notre discussion dévia sur le climat d’insécurité, de violences, de justice… De nouveau, je fus rattrapé par les angoisses réelles de la vie au pays. 

Le lendemain matin, Mohamed m’accompagna à l’aéroport international d’Alger, avant de regagner son travail à l’université. A l’aéroport, je demandai au vendeur de journaux «Le Quotidien d’Oran» ainsi que d’autres journaux. «Nous n’avons jamais le Quotidien d’Oran ici». A ma demande d’explication, le vendeur me fixa d’un air curieux. «Je sais pas. On nous fournit pas ce journal, c’est tout». Encore une absurdité inexplicable.