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Guerres en Somalibye

par Abed Charef

La Libye continue de s'enliser. Elle glisse lentement vers le chaos. Scénario irakien ou somalien ?

Cela se passe loin, très loin, dans le désert. Il n'y a ni route, ni ville digne de ce nom. De simples pistes qu'on peut à peine déceler débouchent, au bout d'un voyage harassant, sur un amas de tôle et de maison en terre, jetés au hasard des points d'eau. Cela ravit le touriste en mal d'exotisme et le contrebandier, mais c'est un cauchemar pour les urbanistes, pour les agents de l'Etat comme pour les responsables de la sécurité.

Les habitants n'ont pas de nom, pas d'identité précise. Ils appartiennent simplement à des tribus, à des clans, vivant aux «confins du désert ». Ce sont des gens dont la seule vocation semble de marcher dans le désert, en général pieds nus et le ventre vide. Ils marchent au gré des conflits, des guerres auxquels ils comprennent peu de chose.

Ils n'ont pas de territoire précis. Le désert est leur patrie, et le ciel leur toit. Une formule qui fait très chic dans un dépliant touristique devant lequel s'émerveille une touriste blonde venue d'Allemagne. Mais il n'y a plus de touristes allemands dans la région depuis longtemps. Ni de touristes d'autres nationalités, d'ailleurs.

La présence occidentale prend aujourd'hui une autre forme. Essentiellement des armes, des véhicules tous terrains, des téléphones satellitaires et de l'argent, beaucoup d'argent. Parce que pour faire la guerre, il faut des armes et des munitions, en quantité ; il faut se déplacer dans des véhicules robustes, qui ont fait leurs preuves dans les rallyes ; il faut aussi des moyens de communication rapides et modernes, pour recevoir à tout moment l'ordre de mener un raid, de prendre des otages, de publier un communiqué ou de payer un agent local. Enfin, il faut de l'argent. Des dollars, qui pleuvent sur toutes ces régions dévastées par les guerres, dans un ultime paradoxe : plus il y a de morts, plus il y a de dollars.

Cette fois-ci, la guerre a éclaté dans cet espace qui semble vide quand on regarde une carte de l'Afrique : dans l'extrême sud-est libyen, aux limites des frontières entre la Libye, l'Egypte, le Soudan et le Tchad. C'est si loin que même Bernard Kouchner n'osera pas y porter un sac de riz. Bernard Henry-Lévy hésitera avant d'aller y salir sa chemine blanche, et les partisans de l'ingérence humanitaire ne trouveront pas d'avion ayant un rayon d'action suffisant pour mener les bombardements.

Les combats opposent la tribu des Toubous à celle des Zouawayas. Ils ont déjà fait plus de cent morts, et rien ne laisse entrevoir une issue définitive à ce nouveau conflit. Bien au contraire. Il n'y a pas plus d'état libyen pour imposer la fin du conflit. Les milices font la loi. Ce sont elles qui alimentent les conflits et qui fournissent les victimes et les criminels. Ceux qui tentent de s'interposer sont des chefs de tribus, des sages, des notables, des imams, des commerçants ou des trafiquants dont l'activité peut être entravée par la violence. Mais il n'est jamais question d'un représentant de l'Etat ou d'une institution officielle quelconque pour faire cesser les combats. Et il ne faut surtout pas parler d'appareil judiciaire ou de justice.

Les noms des tribus ont une consonance mi-arabe, mi-africaine. C'est le signe qu'on se rapproche de cette zone où la guerre n'arrive décidément pas à se civiliser. Elle oppose les mêmes belligérants depuis des siècles, pour les mêmes causes qu'on considère, après coup, comme futiles. On retrouve les mêmes vieux conflits entre tribus arabes du Nord et tribus africaines du Sud, entre Nord musulman et sud chrétien, entre éleveurs nomades du Nord et paysans sédentaires du sud. Il suffit d'ajouter un nom exotique pour compléter le cliché. Djandjawid au Darfour, Boko Haram au Nigeria, AQMI au Mali et au Niger. En Libye, ce sera les Thouar, ces miliciens en passe de remplacer les amazones de Kadhafi. Ils ont libéré la Libye pour y instaurer leur ordre. Avec la bénédiction des pays occidentaux et de leurs philosophes.

Pour l'heure, les combats ont déjà fait plus de cent morts dans cette seule région de Libye. Et on y agit selon le schéma très classique : on fait la guerre, on compte ses morts, on fait le bilan des destructions, avant de se rappeler que l'Afrique, c'est le continent de la sagesse. On lance alors des appels au dialogue, on multiplie les initiatives, on signe des accords, jusqu'au prochain accrochage.

Pourtant, cette fois-ci, on n'est peut-être pas dans un conflit africain traditionnel. Il y a un risque sérieux de dérapage. On est plus proche de la Somalie et du Sud-Soudan que du Mali. Pour deux raisons. D'une part, il n'y a plus d'Etat libyen. D'autre part, la tendance en Libye n'est pas vers un redressement, en vue de rétablir l'état et les institutions libyennes, mais vers une dégradation, qui risque d'emporter ce qui reste de l'héritage de Kadhafi. Avec, en perspective, un scénario irakien. Ou somalien. Car après tout, l'Irak, c'est une Somalie qui a du pétrole.