Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Harraga(s): Enfin le premier chiffre? !

par Slemnia Bendaoud*

Il y a, tout juste, à peine deux ans, le ministre en poste chargé du département de la solidarité, était resté muet au sujet du nombre des harraga(s) détenus à l'étranger qu'enregistrait jusqu'alors le pays. C'était sa façon à lui de communiquer.

Ne rien dire, en fait ! Par stratégie ou calcul politique, lui seul le sait.

Depuis, les choses semblent avoir probablement bien changé. Ainsi, un nouveau ministre, fraîchement installé, celui-là, avance tout de go le chiffre de 1.000. Tout rond et d'un seul coup pour désigner ces rescapés croupissant dans les geôles européennes ! Un chiffre tout rond, pour ne pas faire dans le détail, se peut-il ? Cela peut paraître comme si peu ou encore beaucoup trop pour un peuplement de 36.000.000 d'habitants, tous de potentiels harraga(s) ! Ça sera peu dans la mesure où l'on pourra tous les rapatrier à leur mère-patrie et leur procurer localement ce bien-être qu'ils partent à sa recherche bien au-delà de ces mers et océans et leurs eaux en furie. Ça sera bien évidemment beaucoup trop au cas où un seul parmi le lot venait à, malheureusement, succomber lors de son transfert dans les jours à venir. Ni trop peu ni même beaucoup trop, disent certains responsables, souvent sourds au bruit des vagues qui emportent chaque jour des vies humaines de ces jeunes fauchés à la fleur de leur âge. L'essentiel étant que notre nouveau ministre a enfin parlé. Peut-être s'était-il cru, pour une fois, tenu de le faire ? A communiquer sur un sujet tabou ?! A arrêter un chiffre, comme ça ! Sa déclaration fait peut-être dans l'approximation. Probablement, le chiffre en question n'est pas très loin de la réalité ! Cette autre réalité truffée de «ces vérités amères ou dures à avaler» dont tout le monde évite soigneusement d'en parler, en public ou même en intimité: les officiels comme le simple citoyen. Comme s'il ne s'agissait guère de vies humaines qui disparaissent ou s'éteignent dans ce climat confus et délétère, et paysage dramatique, devenu menu quotidien de tout Algérien.

Ainsi, juste une poignée d'années après notre indépendance longtemps célébrée, la vie aura subitement perdu de son charme, l'âme de son intérêt et pérennité, l'histoire de son lustre et lucre immatériel, et la crédibilité de l'Algérie de sa valeur à l'étranger. Tout est en fait parti d'un seul trait, en cascade vers la dérive, depuis que des corps gisent sans vie et périssent dans l'anonymat le plus complet sur les deux rives de la Méditerranée, emportés pour un séjour, par ces hautes vagues et vents violents, pour échouer sur ces côtes, après avoir longtemps palabré contre ces eaux en colère au large des mers et océans. Aujourd'hui, la colère de la nature est visible au travers de ses yeux embués de ces eaux de mer lesquels absorbent sans la moindre retenue et à longueur de temps tous ces jeunes gens venus au monde il y a tout juste une poignée de printemps. Le désastre est presque total, conjugué à cette situation devenue infernale, s'abreuvant à l'origine de mal-vie et de misère que la manne financière, aujourd'hui bien disponible, n'arrive plus à arroser de quelques gouttelettes de bonheur lesquelles auraient certainement pu dissuader les plus téméraires parmi eux à traverser inconsciemment dans tous les sens et trajets cette toute dangereuse mer, au goût de ses eaux vraiment amer. Le constat est plutôt sévère pour une nation qui croule sous le poids faramineux de ces pétrodollars, injectés ailleurs que sur ce sol béni qui collectionne toutes les misères du monde, connaissant par ailleurs les pires sévices de cette autre bête immonde, laquelle frappe à tout bout de champ pour tout saper sur-le-champ. Lorsque l'on évoque, au hasard, un quelconque mouvement migratoire des populations du sud de l'univers vers le nord de celui-ci, comme c'est de coutume ces derniers temps après celui fait dans l'autre sens par ces gens du nord d'autrefois et de jadis, il y a un peu plus d'un siècle de cela en revenant dans l'histoire de la toute dernière colonie ayant séjourné en Algérie, l'on brandit, convaincu de notre action, comme motivation à ce déplacement humain et durable vers l'autre continent, le facteur économique du pays considéré comme réelle cause à la base de ce mouvement de population. Mais lorsque le pays en question s'appelle l'Algérie, fort de ses richesses et manne financière considérable, somnolentes dans des banques à l'étranger, là, on ne comprend vraiment rien à la solution de l'équation qui nous est ainsi proposée ! Nous perdons sur le coup la logique du raisonnement à l'image de ces harraga(s), privés d'appareil GPS, qui perdent, eux aussi, le nord au large de ces profonds océans. Le paradoxe a de quoi inquiéter tout son monde, civilisé et intelligent ! Au fait, à quoi pourrait servir tout cet impressionnant pognon, d'un côté, lorsque l'on affiche, de l'autre, ce fort et très inquiétant taux de chômage galopant à la vitesse du son et de l'éclat de la lumière du soleil ? Manifestement c'est une question sans réponse: autant pour les gens sensés et aux idées bien arrêtées et agencées que pour ces jeunes qui ont tout perdu en perdant leur confiance en leurs dirigeants et beau pays. Lorsque l'idée de se donner soi-même la mort effleure notre esprit, c'est que quelque part notre vie ne représente plus rien pour nous, êtres humains. N'a plus aucune valeur pour nous-mêmes au point de la sacrifier sur l'autel de cet aspect matériel ou de liberté qui nous fait grandement défaut pour le moment. Et que par conséquent, le lien social qui nous lie à la communauté, à la famille, à la patrie, a définitivement été rompu et à jamais ! L'espoir de se réaliser à l'intérieur des frontières de son propre pays est donc manifestement définitivement compromis ! Indubitablement écarté, puisque devenu logiquement impossible ! Conséquemment à cela, il n'y a que cette fuite en avant des gouvernants du pays, et cette autre fuite vers d'autres cieux plus cléments ou tout simplement vers l'ailleurs pour ces toutes jeunes générations blasées, frustrées et totalement dépaysées au sein de leur propre territoire et patrie. De là à parler de l'amour de la patrie - surtout pour cette relève de demain -, je crois que les ponts ont déjà été rompus et à jamais ! Le monde d'aujourd'hui bouge. Se déplace constamment. Dans son espace ou milieu naturel mais surtout esprit, pour braver les distances et les interdits, convaincre les consciences et apprendre l'essentiel des sciences et techniques modernes qui le font avancer, d'une situation à une autre, d'un mode de vie à un autre, plus perfectionné et à moindre coût. D'où l'intérêt à davantage développer toutes ces nouvelles techniques de communication. Ces mêmes moyens l'incitent par moment à accentuer le rythme de sa marche et parfaire la cadence de sa démarche. Dans un pays réglé encore à l'heure des années soixante du siècle dernier, avec son unique chaîne de télévision publique et inique comme au bon vieux temps du parti unique, il est tout à fait normal que ses programmes aient cette «frousse du direct» et cette manière osée de faire dans le décor au lieu de l'analyse objective et du débat public et instantané ! Télévisé ou radiophonique.

Il y a donc comme un vrai télescopage dans les idées des uns et des autres: à vrai dire, entre ceux à qui réellement profite ce retour aux années de plomb - quitte à éternellement régler leur montre sur cette période où l'histoire fait tout pour le pays - et ceux - surtout jeunes populations - pour qui le temps, c'est vraiment de l'argent et dont il faut coûte que coûte bien l'occuper afin d'en tirer le plus de profit, d'intérêt et surtout ce brin du savoir qui à lui tout seul fait bien avancer la société. Ici, le temps est surtout fonction de l'histoire de son interprétation. Cela va du néant jusqu'au savoir, en passant par l'argent et l'or. Bien plus que ce métal précieux, il est tout autant précieux ! Capital, en tout point de vue et considération ! Les origines les plus lointaines du phénomène des «harraga(s)» nous renvoient inéluctablement à cette mélodie en sous-sol dont a énormément souffert la société algérienne, faite de ces échos qui traversent les esprits des uns et des autres sans parvenir à les amener à bien communiquer ensemble. Pour voir tout naturellement dans la même direction. Après ce chiffre déballé, tout cru mais bien rond, alors tout le monde est rentré dans les rangs, les journaux les premiers. Fouinant dans leurs dépêches et autres reportages pour le confirmer sinon le démentir.

Ainsi chaque quotidien essaye d'avancer ses chiffres tels des pions sur le seul échiquier de ce fléau qui consiste à briser cette peur de se jeter à l'eau ! Alors, tout le monde dévoile ses cartes, maîtresses ou tout juste pour jouer sur ce terrain boueux et minier. Il est donc tout naturellement une question de stratégie dans leur communication et action. Les uns peaufinent des dossiers ou sujets sur les harraga(s), longtemps mis en veilleuse ou à l'intérieur de ces tiroirs, autres miroirs de cette réalité dont beaucoup de responsables n'ont pas ou plus ce courage de l'évoquer. Parfois, tout juste d'y penser personnellement ou en aparté ! Des dossiers carrément longtemps mis en hibernation. Bien loin des yeux ! D'autres, par contre, comme c'est le cas d'El Watan, prennent cette osée mais louable initiative de rendre directement visite à ces damnés de la mer, sur les lieux mêmes de leur nouveau éden ou paradis terrestre. Ils sont allés les voir en Grèce, dans ce pays où la philosophie rythme parfaitement avec le sens donné à la vie, faite de vers et non de travers, à l'endroit et au bon endroit mais non de travers et complètement à l'envers ! La Grèce, ce nouveau pays de transit, a été visité par ces journalistes partis sur les traces de ces jeunes à qui la mer comme l'enfer du pays ne leur font plus peur pour braver toutes les barrières psychologiques et naturelles de pouvoir se retrouver sur l'autre rivage à la nage, tout juste pour rester à la page de ce nouveau monde qui les séduit et éblouit par tant de richesses exhibées et tant de liberté manifestée à l'égard d'autrui. Ce grand centre de transit et de régulation migratoire malgré lui qu'est aujourd'hui la Grèce, de par ses nombreuses facilités et autres commodités et fonctions géostratégiques, est donc passé en revue, l'espace d'une journée et de deux pages complètes du journal en question, la journée du 08 octobre 2010. La quatrième et cinquième dans l'ordre de leur pagination et chronologie du quotidien, agrémentées même d'une carte signalétique en bonne et due forme comme s'il s'agissait d'un vrai et surtout régulier trafic aérien entre l'Algérie et ces pays européens via cette plaque tournante qu'est devenue la Grèce d'aujourd'hui. Ainsi, El Watan, dans ce long reportage, considère la Grèce comme une passoire. Il le dit d'ailleurs tout en l'indiquant avec ce même mot et ses nombreux corollaires et autres calvaires. Un vrai chemin de chèvres pour ces harraga(s) escaladant ces crêtes et montagnes grecques semblables à celles de la Kabylie. Camus, dans la fin des années trente, en fait cette subtile comparaison entre les deux territoires à travers son titre «La Grèce en haillons», probablement tout juste pour que cette pauvreté des Kabyles aille épouser pour un temps cette grande philosophie grecque, et de là à longtemps s'agripper à leur caillou d'où ils allaient manifestement combattre pour leur indépendance et liberté. Sans donner le moindre chiffre, El Watan donne pourtant la parole à plusieurs migrants clandestins, lesquels, au travers de ce qui est rapporté, se plaisent dans leur nouveau «statut», faisant même avec baver certains de leurs pairs et compatriotes restés encore accrochés au «mur» du quartier. Un autre titre, en l'occurrence, l'Expression traite au cours de la même semaine du même phénomène, chiffres à l'appui ! Sous le titre «Le carburant du désespoir», il rejoint dans son analyse son confrère El Watan, en mettant bien évidemment l'accent sur ce paradoxe d'un pays riche qui souffre de pauvreté d'esprit en livrant ses enfants à la mer pour cause d'absence d'initiative économique à même donner espoir à toute cette force juvénile, laquelle représente la vraie richesse du pays. Nos dirigeants, éternels rameurs à contre-courant des eaux de mer et de la raison, sont par contre considérés, selon la formule en vogue ces derniers temps, comme «grands navigateurs en eaux troubles» pour complètement «brûler les minces pistes de l'espoir à ces jeunes générations». A ce titre, le journal en question évalue à 950 harraga(s) ces Algériens détenus dans les geôles érigées sur le territoire du vieux continent, tout comme il cite ce chiffre de 5.000 pour désigner ces jeunes ayant réussi à passer de l'autre côté de la Méditerranée. Mieux encore, dans le même chapitre, un autre quotidien d'expression arabophone brandit le chiffre de 7.800 pour désigner ces Algériens logés dans cette toute dernière catégorie. Là, une question s'impose d'elle-même: qui dit vrai et qui ment ? Le ministre ou les journaux ? Pourquoi alors mentir au peuple sur un si dramatique terrain de la mort ? A-t-on vraiment idée de ce que l'on fait lorsque l'on travestit une tout aussi dramatique vérité ? Le fait-on par peur de s'exposer éventuellement à d'autres questionnements où notre conscience comme responsable est fondamentalement dérangée, découlant de cette responsabilité, par ailleurs, totalement engagée ?

Pour avoir juste osé dire un chiffre, notre nouveau ministre, sans le savoir peut-être, a jeté un pavé dans la mare. A en quelque sorte rouvert un chaud dossier et involontairement suscité un débat à distance sur un sujet qui tient tout son monde à bonne distance l'un de l'autre, tant les intérêts des uns et des autres se télescopent ou sont contradictoires, et où des vies humaines succombant chaque jour dans le total anonymat par le fait de la bêtise humaine. Celui-ci a vraiment lâché du lest. Et dans tous les cas de figure, il a mieux fait que Ould Abbès, sans nous dire pourtant toute cette vérité que tout le monde attend. En voulant probablement préparer son monde à l'ampleur de la tragédie qui emporte chaque jour leur progéniture, il a fait dans cette rétention de l'information qui a manifestement abouti au contraire de l'objectif recherché. Tout compte fait, celui-ci a osé et a eu ce culot qui manquait à ses pairs ou prédécesseurs dans le département ou la fonction de responsable tout court. Il a, en quelque sorte, avancé son chiffre, manœuvrant habilement entre chou et chèvre, entre loup et agneau, convaincu de son analyse de faire cohabiter pour un moment victime et bourreau, sinon tout juste tâtant le pouls à une population depuis longtemps démissionnaire de sa noble fonction, puisque incapable d'aller au fond de son raisonnement. C'est ce qu'on appelle tirer son épingle du jeu et épingler l'autre sur ce même tableau de chasse. Sinon se situer dans le viseur du chef et tenter de donner un brin d'espoir à une population habitant le désarroi de son quotidien difficile et ennuyeux. Pour une télévision qui éprouve de la frousse à l'épreuve du «direct» et une démocratie qui fait dans le porte-à-faux avec un régime autocratique et très élastique, très loin en tout cas du fantastique ou du pathétique, le monde d'en bas, fait en majorité de «hittistes» et de «harraga(s)» sait parfaitement ce qui l'attend, côté gouvernance: il n'aura droit qu'à l'indirect, qu'au différé, qu'au réchauffé, qu'au ressassé? ! Bref ! Qu'à l'instrumentalisé ! C'est décidé ainsi depuis des années déjà ! Et même s'il s'agit de bien compter les morts et les suppliciés de nos harraga(s), nos responsables ont bien démontré qu'ils ne sont pas pressés de le faire, pour juste distiller par bribes des informations à leur sujet. Ali-Benssaad, cet éminent sociologue algérien, ne disait-il pas un jour, à propos des harraga(s), que ce grave phénomène de société contraint notre gouvernance à revenir au réel ? Plutôt à sortir de ce huis-clos qu'ils se sont imposé à eux-mêmes et pour nous pour traiter de la question posée ?

 Avec une télévision éternellement branchée sur l'indirect ou le différé et une gouvernance bien jalouse de son histoire pour se moquer royalement et complètement de celle des nouvelles générations, on n'a vraiment pas idée du temps à mettre ou qu'il faut pour mettre juste le doigt sur la plaie !

 «L'Algérie sur un radeau», c'est plutôt cette photo-là qui trace au mieux les contours de la caricature du quotidien de l'Algérien. Ce tableau a tout l'air de servir de vrai titre à un film que nous vivons au ralenti. Un film, en tout cas, pas très loin de la réalité, où les uns sont acteurs invétérés et où le reste de la population se contente du rôle de spectateur parfois totalement désintéressé des séquences qui lui défilent sous les yeux. Pour sortir de ce vrai guêpier, seules deux solutions nous sont proposées: ramer encore et toujours à contrecœur et contre-courant des eaux marines et des hautes vagues qu'elle soulève au moindre passage des vents violents, sinon tout simplement dans le sens de la raison et bonne logique des choses, laquelle nous fera certainement sortir pour de bon la tête de l'eau. A présent, le bateau battant pavillon algérien coule de tout son poids et énergie. A moins d'un vrai miracle, le navire en question prendra eau de toutes parts et disparaîtra de lui-même sous le flot incessant de cette eau salée qui le prend à la gorge. Un SOS est déjà lancé ! A-t-on vraiment entendu son écho ? Notre sinistrose de vie continuera-t-elle toujours à ne tirer de la plante que vers l'écorce et l'épine plutôt que vers la rose et le fruit ? A ne sombrer que dans le noir plutôt que de virer vers le côté rose de la vie en société ? Lorsqu'il m'arrive occasionnellement de disserter sur la question des harraga(s), je le fais bien souvent armé de cette même passion dont ils s'y prennent eux dans leur traversée de la Méditerranée. A la seule différence que dans mon trajet et voyage littéraire, le risque est plus ou moins calculé. La mort en bout de chemin ou de l'effort fourni, pour la circonstance, ne fait pas partie du décor de mon univers. Le risque que je cours s'arrête tout juste à cette forte émotion que je ressens, et qui s'empare de mon esprit, faite - il est vrai - de désolation, de consternation, de dépit, de tristesse, de ce dégoût de voir tant de malheurs arriver à l'être humain au moment même où le progrès de la science accourt à grandes enjambées au secours de l'humanité? !

(*) Universitaire et écrivain. Il a publié sur le même phénomène un titre intitulé «haraga(s), ces éternels incompris !», paru chez les éditions El Maarifa (Algérie) et Edilivre (France).