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La faim, c'est dans les têtes

par Aissa Hirèche

Le monde d'aujourd'hui ? Une merveille ! Oui une merveille où la technologie ne cesse de pousser les limites du possible de l'homme. Une merveille où les découvertes de la science ouvrent les portes les plus incroyables à l'espoir des humains. Une merveille où il suffit parfois de penser à une chose pour la voir prendre forme. Non, n'ironisons pas... le monde d'aujourd'hui est vraiment une merveille où l'on a le monde à portée de souris et, pour les plus fainéants, à portée de vue. Une merveille où l'intelligence artificielle est devenue presque chose banale alors que le Net a tissé ses fils bienfaiteurs autour de la planète. Les fortunes, bien et surtout mal acquises, montent et gonflent et l'argent coule à flots pour ceux qui s'y intéressent. Jamais les salaires n'ont atteint le niveau actuel et même si cela peut paraître fantaisiste, il y a de nos jours des salaires en milliards de centimes. Pour traverser le monde, il suffit de quelques heures et pour atteindre quelqu'un à l'autre bout de la planète, il suffit de quelques secondes.

 Dans notre monde d'aujourd'hui, les banquets ne se dénombrent pas. Chaque jour, il y a au moins dix mille raisons pour monter un banquet, pour fêter une idiotie, célébrer un événement ou commémorer quelque chose, ou, tout simplement, pour organiser quelque chose, histoire de se rappeler et de rappeler aux autres que l'on peut dépenser des millions, ici et là, à la poursuite de la preuve que l'on est important. Ceci n'est propre à aucun pays. Tous y vont, avec joie en plus !

 Comble d'ironie, même ceux qui n'ont pas assez d'argent dépensent bêtement à tout vent. Dans les pays sous-développés, la dépense idiote est un critère de sérieux et d'émancipation. On court pour détruire ce qu'on a. On jette notre argent par les fenêtres. Dans ces pays, les opérations de vote, qui ne signifient absolument rien en réalité, coûtent aux peuples sa sueur et son sang. Les campagnes présidentielles les ruinent et même les visites, souvent inutiles, de responsables politiques coûtent énormément. Tout cet argent gaspillé pour rien, ou presque, ne sert finalement aucune cause et aucun objectif.

 Comme si cela ne suffisait pas, nombreux sont les séminaires, bidon et à l'aspect scientifique plus que douteux, organisés à travers ce monde sous-développé, par des universités qui n'ont d'universités que le nom et la carcasse. Des séminaires dont on ne saisit ni les justifications ni les objectifs. Des séminaires où l'on bouffe jusqu'au rot... rien de plus. Et tout est occasion, à tous les niveaux, dans ces pauvres pays, pour fêter un oui, un non, une réalité, une autre réalité...

 Dans ce monde d'aujourd'hui, pourtant, une personne meurt toutes les six secondes à cause de la... faim. On estime que 1,2 milliard de personnes souffrent de la faim dans ce monde merveilleux. Avant que le FMI n'intervienne pour civiliser les gens, ces pays étaient mieux lotis. Beaucoup mieux et c'est à partir des injonctions dites PAS (programmes d'ajustement structurel) que la catastrophe a commencé. Ceux d'entre ces pays qui avaient encore quelque culture, traditionnelle ont dû la laisser pour courir derrière la modernisation des méthodes préconisée par le FMI. Résultat: on a perdu ce qu'on avait et on n'a pas pu avoir ce qu'on voulait.

 C'est idiot, comme tout ce qui nous concerne, nous pays sous-développés qui, d'une manière aussi idiote, avons raté notre développement, avons laissé partir les occasions, avons gaspillé nos richesses à courir après le maintien de régimes trop fatigués et trop à côté d'une réalité qu'ils ne cessent de froisser.

 Il suffit de faire des calculs pour se rendre compte que cette faim n'est ni une fatalité pour ces pays, ni un hasard. Mais juste la conséquence de comportements anormaux et injustifiés de ceux qui avaient et ceux qui ont la charge de ces peuples.

 Les pays que nous sommes ne savons même pas produire ce que nous mangeons. Ni ce que nous portons. Ni ce que nous consommons comme médicaments, ni ce que nous utilisons comme outils ou autres moyens de production. Qu'est-ce qui nous empêche donc ? Longtemps, on nous a fait croire que nos moyens ne le permettaient pas, longtemps aussi, on nous a fait croire que nous n'avons pas les compétences suffisantes pour nous élever au rang qui nous sied. Longtemps, trop longtemps, on s'est ri de nous en avançant des bêtises après bêtises suffoquant de rire en voyant notre crédulité et notre naïveté.

 Aujourd'hui, tout se voit, tout s'entend, tout se sait. Y a-t-il encore des raisons pour que certains (ceux qui gouvernent le tiers monde et qui ont, semble-t-il, juré de le maintenir en l'état léthargique qui est le sien jusqu'à la fin des temps) persistent à croire que les peuples sont bons à rouler ? Les jeunes d'aujourd'hui se jettent à la mer, lorsqu'ils ne sont pas carrément mangés par la faim comme viennent de le reconnaître ceux qui se sont rassemblés à Rome pour constater nos dégâts. Oui, ce sont là nos dégâts à nous seulement car ailleurs, dans les autres pays, il est intolérable que l'on parle de faim. Pour en mourir, c'est autre chose ! Jusqu'à quand finalement continuerons-nous à être une charge pour les autres lorsque nous avons ce qu'il nous faut ? il est bien bizarre notre tiers monde et nous y tenons.

 Nous y tenons, c'est certain car la faim, avant tout, elle est dans les têtes. Elle est dans l'incapacité de ceux qui mènent ce pauvre tiers monde par le nez. Elle est dans les ventres de ceux qui ne peuvent se rassasier, dans l'âme de ceux qui hantent le quotidien des générations, non pas dans les prisons car cela est dépassé depuis quelque temps, mais dans leur assiette, dans leur travail, dans leur vie de misère qui leur colle à la peau, qui leur colle à l'identité même. Lorsque le destin des peuples du tiers monde sera entre leurs mains, et lorsque les marionnettes cesseront de danser, la faim se sentira gênée et elle s'en ira. Mais pas avant. En attendant, ils continueront à mourir, qui dans la mer, qui de faim, qui à cause d'un match de football avec des frères...