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Comment sauver l'éducation et la santé de la décroissance ?

par Arezki Derguini

Les fonctionnaires et les citoyens ne se rendent pas compte que l'Éducation et la Santé vont évoluer dans le cadre d'une décroissance des ressources publiques. Ces secteurs évoluent déjà dans le cadre d'une croissance des besoins plus rapide que celles des ressources (publiques), ce qui leur occasionne une certaine dégradation. Le discours politique et l'opinion ont du mal à intégrer une telle réalité, tellement le cours des choses semble aller à contrario de celui des croyances et des attentes. Le problème dont on ne veut pas prendre la mesure est le suivant : comment obtenir plus de ressources pour l'éducation et la santé tant la décroissance des ressources publiques semble être patente ? La réponse que je vais avancer ici est la suivante : il faut sortir de l'opposition public-privé et rétablir le continuum des différentes formes de propriété. Autrement dit, la solution à la diminution des ressources publiques n'est pas la privatisation traditionnelle : chercher l'argent où il est. Ce n'est qu'une partie de la solution qui resserre l'intérêt général autour des détenteurs d'un pouvoir d'achat à la hauteur du coût d'une éducation de qualité. Face à la dégradation générale, la privatisation dissocie les intérêts des couches sociales favorisées qu'elle préserve en même temps qu'une certaine qualité de l'éducation, des intérêts des couches défavorisées qu'elle abandonne au « cours des choses ».

La solution est dans ce que le rapport à l'éducation devait être dès le départ pour la société : un effort collectif de dépassement de soi. Cet effort ne peut plus être abandonné à la puissance publique si l'on ne veut pas que cette même puissance l'abandonne à une partie de la société plus soucieuse de dissocier que d'associer son intérêt à celui de la société. La solution est dans l'inversion du rapport de détermination entre les ressources de l'éducation et de la santé et les ressources matérielles en général : ce sont la bonne santé et la bonne éducation (les externalités positives de l'éducation et de la santé) qui déterminent la croissance, les capacités d'adaptation d'une société (faibles coûts de transactions), non pas l'inverse. C'est ce que la société consent à donner à l'éducation et à sa qualité de vie qui détermine son état de santé économique. Si cet état d'esprit n'anime pas la société, la libéralisation ne pourra signifier qu'un resserrement des contraintes marchandes qui en prétendant discipliner la consommation sociale, visera à l'établissement d'un ordre social inégalitaire.

La privatisation et l'effort d'éducation

La privatisation consiste à réajuster les moyens avec les fins du point de vue des détenteurs d'un pouvoir d'achat : pour obtenir une éducation de qualité (adaptée aux besoins du travail contemporain) il faut accepter d'en payer le prix. Comme ce service ne peut plus être payé par tous (l'impôt) et délivré pour tous (le service public), ceux qui sont en mesure de payer un tel service doivent être en mesure de l'obtenir.

Cela suppose la croyance qu'une partie seulement de la société peut être concernée par l'effort d'éducation et de manière plus large qu'une partie seulement peut être en mesure de s'enrichir. L'on comprend que le partage d'une telle croyance par l'ensemble d'une société qui est sortie depuis peu d'une certaine indifférenciation sociale ne soit pas évident et pourquoi la privatisation dans une telle perspective doit garder profil bas et ne peut s'imposer que par nécessité plutôt que par choix. On peut se rappeler l'écho qu'ont reçu les propos du président Chadli sur la mobilité sociale lors de la crise des années quatre-vingt[1].

Telle semble être la politique adoptée jusqu'ici : n'engager le conflit qu'une fois la guerre gagnée[2], autrement dit, transformer les conditions de sorte que la privatisation devienne une conséquence inévitable et apparaisse comme une solution s'imposant à tous sans que l'on puisse imputer la responsabilité d'un tel résultat à la politique d'une partie de la société, mais à une nécessité/fatalité historique. Pendant que l'opposition préconise le consensus volontaire, le politico-militaire construit la situation qui dictera un consensus pratique (que pouvons-nous faire d'autre ?). Encore faudrait-il qu'il puisse rester à la hauteur de la situation. Il peut en donner l'illusion, jusqu'à ce que le sol lui manque sous les pieds. La société qui ne veut pas sombrer avec la défaillance du politico-militaire devrait avoir trouvé un sol ferme sur lequel reposer. Car c'est d'elle que partira la reconstruction.

On peut comprendre que certaines catégories auront les moyens de réagir à la dégradation du service public pendant que d'autres n'auront que les yeux pour pleurer. Elles investiront dans l'éducation de leurs enfants comme elles le pourront, autrement dit en dehors des cadres que l'éducation propose pour tous. Les catégories qui seront pénalisées par la dégradation du service public seront celles qui captives de tels cadres la subiront complètement : les catégories sociales les plus défavorisées. La pression des catégorisées aisées en faveur d'une privatisation de l'éducation à défaut de pouvoir entraîner l'ensemble de la société continuera à s'exercer pour prendre des formes de plus en plus dissidentes. Elle commence avec les cours de soutien et les cours particuliers. Elle se poursuit avec une formation à l'étranger, jusqu'à ce que l'on se rende à l'évidence de l'avantage d'une export-substitution (importer des institutions de formation, plutôt que d'exporter des étudiants). Face à cette pression, ce développera cette autre contre la privatisation et ses formes rampantes de la part des catégories défavorisées qui ne veulent pas assister passivement à la mise en place d'une école à deux vitesses. Entre les deux pressions, l'État n'arbitrera pas, il laissera filer. Mais est-il vraiment neutre ? En fait, il a opté pour une privatisation rampante afin de ne pas être mis en opposition avec les catégories défavorisées. Il laisse la privatisation s'imposer à la société en désarmant les catégories défavorisées en prétendant les défendre. Les catégories défavorisées ne savent pas qu'on leur a commis un avocat d'office qui s'inquiète moins de faire triompher leur cause que de leur faire accepter la défaite. La privatisation ici signifie défaite de la société face à des intérêts particuliers plutôt que différenciation vertueuse. Plutôt que ne se développe une situation porteuse du potentiel d'une dynamique de différenciation et d'égalisation qui élève le niveau général de formation, se développe une situation qui met en place un ordre inégalitaire qui réserve le savoir à une partie de la population [3].

Ce que nous voulons soutenir ici, c'est que la privatisation des services publics n'est pas LA solution, mais on ne dira pas que la privatisation ne fait pas partie de la solution. Privatiser ne va pas nécessairement contre les intérêts des plus défavorisés, si une telle privatisation peut libérer davantage de ressources pour l'éducation en général et celle des plus défavorisées en particulier. On peut imaginer que l'éducation puisse recueillir globalement plus de ressources avec la privatisation. Économiquement, elle augmenterait le budget privé- les « riches » acceptant d'élever sensiblement leur budget éducation, et préserverait le budget public- la collectivité ne contractant pas le sien, toutes choses égales par ailleurs.

Car pour améliorer l'éducation, il faudra certainement améliorer les ressources dont le secteur pourra disposer. On peut aussi supposer que l'amélioration de la qualité puisse passer dans un premier temps par une révision des moyens et des fins plus que par une augmentation des moyens. Le «système» éducatif et de formation doit certainement être revu dans ses «paramètres», dans ses rapports aux «autres systèmes», telle sa réinsertion dans la vie économique et sociale. On ne peut pas dire que l'enseignement supérieur avec le chômage des diplômés soit bien inséré dans le système économique ou que le système économique soit suffisamment performant pour avoir une demande de formation qualitative.

Des fins et des moyens de la production transmission du savoir

Il faut en particulier aujourd'hui distinguer entre différentes formes d'apprentissage : formelle, non formelle et informelle. Cela est particulièrement net avec les nouvelles technologies de l'information, la révolution numérique et la différenciation considérable de la demande. Quand les enseignants disent que le niveau des élèves a baissé, ils parlent soit d'aptitudes déclassées (par la machine) soit de ce qu'ils dispensent. Il ne faut pas considérer l'école comme le centre exclusif de dispensation du savoir. Il faut se rappeler surtout que l'institution de formation ne fait que dispenser un savoir qui se produit ailleurs. Il faut penser le rapport de la production et de la transmission du savoir. Le savoir se transmet d'une production à une autre. L'institution de formation n'accumule que pour rendre possible une telle transmission.

Les opérations de production et de transmission du savoir ont été séparées par les sociétés dans un but fonctionnel. Certaines sociétés, telle la société qui nous sert de modèle, ont séparé les deux opérations, comme elles ont séparé le travail intellectuel de conception qu'elle réserve à une classe d' « oisifs » et le travail manuel d'exécution à une classe besogneuse. Pas de circulation entre le (lycée) professionnel, le monde du travail et le supérieur en France. D'autres sociétés, tout étant construites sur une base de classes ont préservé les liens, la circulation sociale entre les lieux de production et les lieux de diffusion, le producteur de savoir est aussi celui qui l'enseigne, il va du professionnel, de l'industrie à l'enseignement supérieur. Pour une société émergente, il faut d'abord établir l'unité de la production et de la diffusion avant de les séparer par commodité de production et de diffusion. Ce n'est qu'une fois l'accumulation du savoir suffisamment établie que leur séparation ne pourra pas nuire à leur unité.

L'éducation formation doit donc prendre en considération les moyens dont elle peut disposer en même temps que les fins qu'elle peut se proposer. Avec quels moyens et quelles fins peut-on obtenir la meilleure éducation ? Les moyens et les fins de l'éducation sont en constante évolution, coévolution. Ils doivent être codéterminés à l'intérieur de la production de savoir, autrement on assistera à une inversion du rapport de détermination : on a voulu obtenir plus que ne peuvent donner les moyens, on a obtenu moins que ne l'exigeaient les fins. Les moyens ne sont pas coûteux par eux-mêmes, ils le sont parce qu'ils ratent leur cible. Ils ne rapportent pas suffisamment parce qu'ils ne sont pas adaptés à leurs fins : ils sont de mauvais moyens pour de mauvaises fins. Si la société se fixe des fins qui ne sont pas à sa portée, des fins qui sont celles d'autres sociétés, elle est déjà désarticulée et ne trouvera pas en elle-même les moyens d'y parvenir. Si les fins ne sont pas explicitées, elle ne pourra pas leur accorder les moyens adéquats. Si les fins explicitées ne sont pas celles poursuivies, les moyens seront dévoyés. Par contre, si c'est la société qui pose ses problèmes (c'est quoi « ça » en moi qui ne va pas ?), traite les problèmes qui se posent à elle (d'où me viennent-ils ? Pour quoi ? Que puis-je en faire ?), elle rapportera ses fins à ses moyens (comment vais-je parvenir à mes fins) et ses moyens à ses fins (à quoi puis-je parvenir). Elle pourra aller chercher chez les expériences étrangères si nécessaire, en allant et venant entre ses fins et ses moyens jusqu'à déterminer la bonne mesure.

Valeur sociale et valeur privée de l'éducation

Nous disions que la privatisation des services publics n'est pas LA solution sans prétendre que la privatisation ne fasse pas partie de la solution. La privatisation (publique et non clandestine) ne va pas aller sans un débat public qui ne manquera pas d'opposer, s'il intervient au moment où la société a encore le choix, les partisans d'une société de classes (école à deux vitesses) des partisans d'une société plus égalitaire (avec une valeur sociale de l'éducation centrale). Étant données les externalités positives de l'éducation formation (la formation des catégories défavorisées profitera aussi aux autres catégories, comme la santé, elle bénéficie plus qu'à ses bénéficiaires immédiats), le débat public peut obtenir un consensus entre les catégories en mesure de faire un grand effort et celles qui ne peuvent en fournir qu'un faible (dans quelle mesure a-t-on avantage à être mieux formé que le reste de la société ?). La société pourrait accepter une certaine privatisation sous la condition que son bénéfice n'en revienne pas exclusivement à une classe sociale (la catégorie avantagée pouvant concéder à une certaine redistribution du revenu du savoir), que les externalités de cette privatisation soient suffisantes pour empêcher le décrochage de la partie la plus faible de la société (la catégorie avantagée pouvant concéder à la nécessité d'une certaine unité du savoir social).

Ensuite- et c'est ici que la notion de privatisation prend une coloration non exclusive, pour que la société accepte d'investir dans l'éducation, consente à l'effort d'éducation, il faudra bien qu'un tel effort soit d'abord le fait d'une partie de la société, de celle qui en aurait le moins à perdre. Il faudrait que celle qui a le plus attaché son destin au savoir, pour qu'elle puisse être imitée, fasse la preuve de sa pertinence, puisse disposer des conditions de la réussite. Ne dit-on pas depuis longtemps chez les nouvelles générations qui ne voient pas leur avenir dans la maison de l'obéissance, pour ne pas dire chez une certaine sagesse populaire, « à quoi bon étudier », « l'école est bonne pour les filles », « ceux qui réussissent ne sont pas ceux qui étudient et « tirent des plans sur la comète », mais ceux qui osent d'abord et réfléchissent ensuite». Bref, pour que la société puisse croire en la valeur de l'éducation, lui accorde la place qu'elle mérite, il faut qu'elle se reconnaisse dans l'effort d'une partie de la société. Le savoir doit rapporter, il doit être savoir-faire récompensé. La privatisation doit être un choix de la société qui la fasse jouer au service d'un intérêt général et non pas le résultat de dérives sociales et publiques successives. Un choix parce qu'il ne signifiera pas différenciation et exclusion sociales, mais différenciation compréhensive et inclusive. Privatiser, libérer les initiatives, asseoir des libertés d'association, de sorte que tout le monde adhère à l'effort de l'éducation et en tire profit, de sorte que la différenciation sociale ne soit que le moyen pour la coopétition sociale de faire progresser la société. Cela est possible si l'on ne considère plus la propriété privée comme propriété exclusive, si l'on ne vise plus à faire du savoir la propriété exclusive d'une classe sociale, mais le bien commun des collectivités.

Les conditions de réussite de la privatisation et de la liberté d'association

La société doit donc mener un premier débat et trancher certaines questions : croit-elle que l'effort d'éducation doive concerner une partie de la population ou toute la population ? S'il doit concerner toute la population, comment un tel effort peut-il gagner et être soutenu par toute la société ? Ensuite quels moyens et quelles fins qui puissent être le fait de tous est-elle en mesure de mobiliser, de viser ?

quel effort collectif, quelles ressources est-elle prête à accorder de manière collective à l'éducation et à tous (que doit-elle épargner pour que chacun ait le bagage suffisant lui permettant de choisir la vie qu'il veut mener ?) et quel effort privé, quelle liberté est-elle prête à accorder à chacun pour choisir la vie qu'il veut mener, la formation qui peut y conduire ? Quelle préférence collective pour l'avenir et quelles préférences privées ? La préférence privée pouvant être plus prononcée que la préférence collective : un plus grand effort peut être déployé par une catégorie de personnes. Quelle dialectique de la différenciation indifférenciation est-elle nécessaire pour assurer sa solidarité dynamique ?

La société doit s'accorder sur ce qui la fait tenir ensemble, ce qui doit revenir indifféremment à chacun de ses membres et donc aux derniers d'entre eux (devoir de tous qui revient à tous, espace du socialement nécessaire), et ce qu'il peut revenir différemment à chacun et donc aux premiers d'entre eux (liberté de choix pour tous ; espace du socialement possible). La société dans son devenir délimite ce qui la fait aller ensemble, tenir ensemble le premier et le dernier, et ce qui la distend, la tire de l'avant, sépare le premier du dernier.

À partir de là, on voit bien qu'on ne peut pas fabriquer arbitrairement de la société, des collectifs pérennes et performants. L'expérience historique de translation de l'expérience européenne de construction par le haut des collectifs - construction par une classe dominante, aux sociétés qu'elles ont colonisées - construction de la société par l'État, a péché par le défaut d'une telle classe dominante et conquérante. La différenciation sociale externe (colons/colonisés) ne s'est pas transformée en une différenciation interne (une intériorisation réciproque du dominant et du dominé, une dialectique de l'élite et de la masse). Elle a conforté l'opposition entre la maison de l'obéissance et celle de la dissidence qui scinde État et société. La société des colons est restée fermée sur elle-même, jusqu'à être éjectée par la société indigène.

Comment les collectifs de la société peuvent-ils envisager leur avenir autrement qu'en se projetant en tant que corps particulier, dans un corps particulier plus grand, en différenciant leur corps actuel dans le monde présent de leur corps futur dans le monde à venir ? Cela afin qu'une telle transformation puisse-t-être à leur mesure et ne leur échappe pas. Peuvent-ils s'imaginer se composant en ne partant pas de ce qui étant accessible peut être composé, associé ? À moins de séparer terre et ciel, fins et moyens, vœux et capacités ; et que ciel, fins et vœux veuillent se donner terre, moyens et capacités.

Comment les individus peuvent-ils imaginer ce que chacun doit à chacun pour tenir ensemble et avancer ? Qui peut imaginer cela ? Un corps abstrait se mouvant dans un monde abstrait - un fantasme de corps ou des corps concrets, réels se mouvant dans un monde concret, réel ? La société est une composition de corps divers qui doit composer avec un monde de corps divers pour fabriquer de la stabilité.

Rendre leurs comptes aux collectifs c'est leur permettre de faire société

La santé et l'éducation sont des biens publics, les privatiser sans articuler soigneusement intérêt particulier et intérêt général, ne consistera qu'à disloquer, qu'à atomiser une société qui a perdu l'habitude de faire société par elle-même. Ces deux biens engagent indissociablement individu et société. Avant de privatiser, il faut redonner à la société l'habitude de faire société. Il faut remettre l'État dans la société. Les ressources publiques vont devoir cesser d'être exogènes à la société pour faire fonction publique. Il faut que les comptes publics redeviennent des comptes collectifs de la société, une partie dérivée des comptes collectifs. La rente n'appartient pas aux générations actuelles de la société, elle ne peut que leur être prêtée. La rente prêtée, les comptes publics deviennent ceux de la société et non ceux de la distribution de la rente. La rente prêtée redonne des comptes (collectifs et pas seulement privés) à la société qui peut mesurer son effort, ses coûts et ses bénéfices.

Les individus ont perdu l'habitude de faire société. Ils ont été empêchés de faire société avec le colonialisme. Ils ont essayé de faire société autour de l'armée et de l'État à la suite de coups de force militaire. L'armée a cru pouvoir administrer l'économie étant donné que le monopole de la contrainte physique était aussi le monopole de la contrainte économique. La société s'est organisée autour de l'État en abusant de la rente pétrolière. Ils se sont établis comme propriétaires des ressources naturelles et en ont usé en excluant les ayants droit absents : les générations futures. L'État n'a pas joué le rôle de garant de la transmission des richesses collectives des générations passées aux générations futures. La dépense publique n'a pas servi l'accumulation sociale. La société s'est organisée autour de la dissipation de la rente et non autour de l'accumulation du capital. Pas de centres d'accumulation, pas de sujets sociaux qui produisent, consomment, épargnent et investissent. Ce n'est pas autour de l'État qu'une société se construit, c'est autour de ses centres d'accumulation. L'État n'est qu'un instrument de cette accumulation, que celle-ci soit primitive ou élargie.

Cet instrument a été globalement dans le modèle européen, celui d'une classe à qui revenaient les fonctions d'accumulation (d'épargne et d'investissement) et de modèle d'identification.

Définir la société c'est donc définir les sujets qui accumulent- les centres d'accumulation, les sujets qu'on imite. La politique de l'éducation/formation en tant qu'elle fait partie de la politique d'accumulation constitue une composante de l'action de faire société.

Le problème en vérité pour ce qui nous concerne n'est pas une éducation pour riches et une autre pour pauvres, comme c'est le cas dans les sociétés de classes, il est dans la relation entre l'éducation en général et l'éducation d'excellence au travers de laquelle la différenciation sociale exerce ses effets. Nous avons refusé d'affronter le problème de la formulation d'une éducation formation d'excellence qui ne soit pas celle d'une classe étrangère à la société.

Nous avons adopté le modèle français tout en refusant son hypothèse de base : confier à une élite le soin de former la société. Anthropologiquement nous refusons de confier notre avenir à une élite. L'Histoire l'a comme inscrite dans nos gènes. Nous faisons confiance à notre expérience collective, nous n'avons pas besoin d'excellence pour nous conduire, une évaluation collective de notre expérience sera suffisante.

Le nationalisme ne suffit pas à dépasser une telle contradiction, à donner un contenu stable à notre éducation formation. Il faut lui donner ses références même si elles ne peuvent pas être confiées à une élite transcendante. Notre société ne veut pas encore se donner de références stables qui ne pourront de toutes les manières acquérir de profondeur qu'avec leur enracinement qui dépendra de leur succès. Elle craint que ce travail d'institution et de stabilisation ne la divise, ne menace la condition d'une partie d'elle. En vérité, une partie d'elle n'a pas confiance dans ce qui la fait tenir avec le reste de la société, une partie d'elle a toujours besoin de la contrainte pour asseoir sa domination. Cette partie s'est détachée de la société et veut la surplomber. C'est dans cet écart que se logent les querelles idéologiques d'instituteurs importées derrière lesquelles avancent masquées les parties en conflit. Pour éviter que l'école devienne un champ de bataille idéologique, il faut retirer à l'école la fonction de fabrique de la citoyenneté. C'est la république jacobine qui a confié aux instituteurs une telle mission qu'elle a arrachée aux prêtres. Dans nos sociétés le savoir profane quand il se défera du magique ne sera pas assujetti au savoir religieux. Le développement du premier n'a pas besoin de s'opposer au second qui ne le contient pas. Dans l'assemblée citoyenne, le politique et le religieux ne sont pas transcendants, le savoir ne transcende pas l'expérience collective, il en émane. Il faudrait que l'école cesse d'être un appareil idéologique d'État, c'est-à-dire un instrument de la construction par le haut de la société. En vérité nous n'avons pas confié l'école aux parties compétentes, à la transmission du savoir comme accumulation de l'expérience collective. Il s'en est suivi une éducation étrangère à la culture collective des individus, une éducation étrangère à l'économie. Nos assemblées doivent revoir les partages qui doivent présider à la répartition de nos différentes activités. Seules nos assemblées pertinentes, celles qui peuvent exécuter ce qu'elles ont édicté, desquelles un intérêt collectif résulte de la confrontation des intérêts particuliers (l'intérêt collectif comme force physique résultante des intérêts-forces particuliers), nos fabriques de citoyennetés, peuvent instituer l'école qui convient à l'heure et au lieu.

Notes :

[1] « Le fils de fellah restera fellah », avait-il dit, comme s'il voulait naturaliser le partage social de la société de classes. Comme si le nouveau riche n'était pas il y a peu lui-même un fellah.

[2] Sun Tzu, l'art de la guerre. « Le meilleur savoir-faire n'est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l'ennemi sans combattre ».

[3] Pour la notion de potentiel de situation, voir François Jullien. Traité de l'efficacité. Paris, Grasset, 1996. L'efficacité est attendue du « potentiel de la situation » et non d'un plan projeté d'avance.