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Le baccalauréat : un indicateur de fortes inégalités ?

par Ahmed Bouyacoub*

Le baccalauréat est un examen qui reste symboliquement très important en Algérie, pour la société et pour les institutions publiques. Les résultats sont attendus et largement commentés. Les uns mettent en évidence les taux de réussite dans les wilayate, les autres glorifient plutôt les moyennes les plus élevées enregistrées par certains élèves.

Malheureusement, depuis quelques années, les pouvoirs publics semblent de plus en plus avares en informations détaillées sur cet examen. Pourtant, les taux de réussite, tant célébrés, connaissent une très forte dispersion entre les lycées. Appliqués aux wilayate, ces taux sont dénués de sens et ne reflètent aucune performance. Ils cachent aussi la forte dispersion (inégalité diraient les sociologues) existante entre les établissements. Pour la mesure de la performance de cet examen au niveau de la wilaya, il y a lieu de mettre plutôt en œuvre un autre indicateur, en liaison avec le volume de la population, à savoir, le nombre de reçus au Bac pour 100000 habitants. Ce que nous montrerons dans cette contribution.

1.Tout d'abord, il est regrettable de constater une véritable régression en matière d'information publique concernant l'examen du Bac, au cours de ces dernières années. Pendant longtemps, les administrations concernées par cet examen publiaient des données détaillées et les livraient à l'opinion publique et aux journalistes qui les commentaient largement dans les organes de presse avec force détails. A l'heure des TIC, tout devient presque accessible. Djelfa-info, un site très riche, dans lequel on retrouve toute une polémique sur le classement de cette wilaya au Bac 2017, a trouvé les moyens de publier non seulement le détail du nombre d'admis par wilaya et les différents taux de réussite (une copie de l'ONEC), mais également les taux de réussite des 69 lycées de la Wilaya de Tizi-ouzou, classée première.

L'administration centrale de l'éducation nationale affichait, il y a une dizaine d'années, sur son site, des données particulièrement détaillées, aux normes de l'Unesco. Hélas, toute trace de statistiques a disparu de ce site depuis quelque temps. Comme elle a disparu dans les sites de nombreux autres ministères et institutions publiques. Pourquoi ?

Quand j'ai fait remarquer à un proche de l'administration centrale de l'Education, il y a quelques années, le manque de transparence en matière d'informations relatives au Bac, il me posa la question de savoir pourquoi, moi chercheur en Economie, je m'intéressais à ce sujet. Il a été étonné d'apprendre qu'un de nos résultats de recherche importants a été de découvrir l'existence d'une forte liaison entre le volume de création de PME et le nombre de diplômés par wilaya1, confirmant la problématique, connue des spécialistes, du lien entre le capital humain et le développement économique dans chaque territoire2. Pour un chercheur en Economie, il est tout à fait normal de s'intéresser à la question des diplômés par wilaya, qui ne relève pas seulement des sciences de l'Education, mais constitue aussi un axe important de l'Economie de développement, du Management et de bien d'autres spécialités encore?

L'affichage détaillé des résultats du Bac aurait permis une véritable discussion sur cette question et une recherche d'identification des facteurs de réussite et des facteurs d'échec. Il y avait à la rentrée 2016, au moins 2252 lycées répartis dans le territoire national et forcément, ils n'ont ni la même histoire, ni les mêmes conditions de fonctionnement, ni les mêmes types d'encadrement, ni les mêmes environnements, etc. Raisonnablement, leurs résultats ne peuvent être en aucun cas identiques. Dans beaucoup de pays, le palmarès des meilleurs lycées est publié avec des résultats détaillés.

2. Naturellement, pour 2017, l'examen du Bac n'a pas été un « fleuve tranquille », tout comme pour l'année précédente. La « raison politique » semble l'emporter sur le sens pédagogique dans de nombreuses décisions concernant le processus de cet examen, selon certains acteurs du secteur.

Les résultats de 2017 ont été considérés comme « satisfaisants » avec 56,07 %, taux plus élevé que celui de l'année précédente (49,79 %), mais qualifiés « d'en-deçà des attentes ».

En revanche, ces résultats n'ont pas fait l'objet de beaucoup de commentaires et la presse les a très peu détaillés par wilaya, contrairement aux années passées. Cependant, deux éléments ont été fortement commentés : la première place occupée par la wilaya de Tizi-Ouzou et le zéro pour cent de réussite de l'annexe de lycée de la commune d'El Borma.

La wilaya de Tizi-Ouzou enregistre un taux de réussite de 61,81% (élèves scolarisés et non scolarisés). Mais, les 69 lycées de la wilaya de Tizi-Ouzou enregistrent une moyenne de taux de réussite plus élevée de 71,82% (taux concernant les seuls candidats scolarisés). Cette wilaya, affirme la presse, occupe la première place pour la 9ème fois successive. Elle a été félicitée par les responsables de l'Education nationale qui ont considéré aussi que cette wilaya devra servir d'exemple pour les autres wilayate.

Le deuxième événement venu assombrir ce tableau joyeux est celui de l'Annexe de lycée de la commune d'El Borma, dans la wilaya de Ouargla, qui a enregistré un taux de réussite de 0%. Aucun des 44 élèves scolarisés n'a été reçu. Mais, avec cet effectif, il s'agit probablement d'une simple classe-annexe.

Il y a donc plusieurs taux de réussite au Bac et cette diversité des taux ne facilite ni le débat, ni la recherche de meilleurs facteurs de réussite. Elle occulte réellement le statut du Bac.

3. Puisque le site de Djelfa-info illustre le débat sur le Bac 2017 par la publication de nombreux tableaux officiels, analysons les résultats qui s'en dégagent. Soulignons tout de suite la très forte dispersion des taux de réussite, à l'échelle nationale et à l'échelle d'une même wilaya et entre les différentes options dans un seul établissement.

La wilaya de Tizi-Ouzou (en tête) des wilayate affiche un taux de réussite des candidats scolarisés de 71,82 %. Mais la dernière place est occupée par la wilaya de Tébessa affichant un taux de 38,04%.

Remarquons tout d'abord, que pour les candidats scolarisés (l'immense majorité des candidats), dans les 2252 lycées, censés fonctionner avec le souci de bénéficier du même type d'encadrement et des mêmes conditions de réussite, il y a un très gros décalage (une très forte dispersion diraient les statisticiens), des taux de réussite (de 0% à 95%). Quel est le nombre de lycées qui affichent un taux de réussite supérieur à la moyenne nationale ? Nous n'avons pas les données et encore moins l'historique de plusieurs années pour étudier l'amélioration ou non des performances de lycées ?

Pour la wilaya de Tizi-Ouzou, il y a également une très forte dispersion du niveau de performance. Le premier lycée affiche un taux de réussite de 94,23 % et le dernier établissement annexe de lycée (69ème de la wilaya) affiche le taux de 37,50%. Cette wilaya compte 8 établissements sur 69, soit 11,5%, ayant un taux de réussite inférieur à la moyenne nationale de 56,07%. Mais ces établissements doivent être évalués par rapport à la moyenne de la wilaya qui a enregistré le taux de 71,82%. Dans ce sens, seuls 53,6% des établissements ont enregistré un taux de réussite égal ou supérieur à la moyenne de la wilaya. Dans ces conditions, comment expliquer ce type de performances, et cette forte dispersion (inégalité ?) des taux de réussite, au sein d'une même wilaya ?

4. De toutes ces données, une conclusion s'impose. Le taux de réussite au Bac n'a de sens que pour le lycée. C'est un indicateur de performance. Mais comme pilier de management, cet indicateur est réellement paradoxal. Un lycée intraitable sur le redoublement des élèves et qui fait du marketing pour attirer à lui, dès la première année, les meilleurs élèves (ou carrément des majors) des collèges environnants et qui fait peu de « social » en refusant tout transfert concernant un simple élève moyen, multiplie ses chances d'avoir en Terminale des élèves susceptibles de réussir. S'il arrive à attirer vers lui des enseignants expérimentés et à les stabiliser, il accroit encore davantage ses chances de réaliser des taux élevés de réussite.

Par contre, un lycée plus compréhensif (faisant du social dans son environnement immédiat) à l'égard des élèves et des enseignants risque d'enregistrer des taux moyens sinon faibles. Ce dernier type de lycées est-il moins utile socialement ? Mais les facteurs de réussite et d'échec restent à découvrir pour le plus grand nombre de ces lycées.

D'un autre côté, que signifie un taux de réussite par wilaya qui regroupe un grand nombre de lycées, aux performances très différentes. Ce taux est une moyenne et n'a aucun sens de performance (de lycées ?) et encore moins pour les wilayate qui ont des particularités, des environnements et des conditions différents.

5. A titre d'illustration et sans aller dans le détail de cette analyse, signalons que les wilayate ne sont pas dotées du même stock de ?capital humain'3. Le Recensement Général de la population et de l'habitant de 2008 nous livre une image précise de la répartition de la population par niveau d'instruction et par wilaya. L'indicateur de base du capital humain, pour un pays en développement, comme l'Algérie, est le taux d'analphabétisme. Il représentait à l'échelle nationale 22,3% de la population globale (de 10 ans et plus) en 2008, après avoir été de 75% en 1966 et 32% en 1998. Il a baissé encore pour atteindre 12,3% en 2016, selon les estimations de l'ONAEA4. Mais ce taux n'est pas identique pour toutes les wilayate naturellement. Chaque wilaya a sa propre histoire et ses conditions de scolarisation. Ce volume d'une population ne sachant ni lire ni écrire va certainement, aux plans sociologique et économique, conditionner et « freiner » un certain nombre de dynamismes. Les travaux de recherche ayant démontré la forte liaison entre le niveau d'instruction et les taux de croissance économique dans les pays sont nombreux, comme on l'a déjà souligné. C'est l'une des raisons qui font de la lutte contre l'analphabétisme dans les pays en développement et en Algérie, bien sûr, un objectif central.

En 2008, les taux les plus faibles d'analphabétisme concernent les wilayate suivantes par ordre croissant : Alger (11,6%), Ghardaïa (13,2%), Béchar (14,4%), Annaba (14,5%), Constantine (14,7%), Oran et Ouargla (15,4%).

Les taux les plus élevés d'analphabétisme concernent les wilayate suivantes par ordre décroissant : Djelfa (35,5%), Tissemsilt (32,8%), Relizane (31,4%), Mostaganem et Khenchela (30,9%), El Bayadh (30,6) et Tiaret (30,1%).

On constate là encore la très forte dispersion du taux d'analphabétisme entre les différentes wilayate qui ne sont pas dotées, historiquement, des mêmes ressources humaines ni matérielles. Ces conditions objectives n'ont-elles pas obligatoirement un impact sur tous les autres dynamismes, dont le système scolaire, jouant partout le rôle de reproduction sociale, et surtout de reproduction de l'inégalité sociale, selon les travaux de P. Bourdieu5 ?

Ces conditions renforcent davantage encore l'importance de l'indicateur global prenant en compte toute la population et pas seulement le taux de réussite au Bac au niveau d'une wilaya.

6. Il s'agit du nombre de bacheliers reçus pour 100000 habitants par wilaya. Ce ratio permet de montrer si une population identique produit le même nombre de bacheliers en dehors des considérations de lycée et de leurs performances. Par hypothèse large, les populations de différents territoires ont des structures et des comportements analogues dans un pays donné.

Ce ratio global permet de comparer les performances des différentes wilayate, tout comme le nombre de PME pour 100.000 habitants largement utilisé par les spécialises pour évaluer le dynamisme des territoires. Comme on l'a calculé6, l'ordre de classement de la performance des wilayate change du tout au tout. Avançons quelques résultats qui bousculent les idées reçues en la matière. Pour 2017, la wilaya qui vient en tête de production de bacheliers relativement à sa population est la wilaya de Batna avec 1052 bacheliers pour 100.000 habitants suivie des wilayate de Ouargla (1038 bacheliers) et Jijel (1027 bacheliers). Ainsi, la wilaya qui abrite la commune d'El Borma (tant décriée pour son résultat nul) est la deuxième wilaya du pays en termes d'effort de production de bacheliers. La quatrième wilaya est Laghouat (988)?.

Quant au peloton de queue dans ce classement, il est occupé « curieusement » aussi par des wilayate insoupçonnées. Qu'on en juge.

En 2017, la 48ème place est occupée par Illizi (564 bacheliers pour 100.000 habitants), devancée par la 47ème Tindouf (608), la 46ème Djelfa (656), la 45ème Mostaganem (663), la 44ème Tébessa (678) et la 43ème Oran (680). Cette dernière wilaya est devancée par Sidi Bel Abbes (42ème), Relizane (41ème), Mascara (40ème), Ain-Temouchent (39ème), Souk-Ahras (38ème), Béchar (37ème) et Tlemcen (36ème).

Que signifient ces différences importantes dans la production de bacheliers par Wilaya proportionnellement à la population ? Des études plus détaillées devraient être menées dans cette direction.

Les lycées sont certes évalués par rapport au taux de réussite au Bac, entre autres critères, mais pour les wilayate, c'est leur contribution à la formation du Capital humain qualifié par rapport à leur population qui a le plus de sens économique et social, actuel et futur.

L'Algérie a réalisé des progrès fantastiques en formant pour 100000 habitants, 14 bacheliers en 1964 (en France 135), 352 en 2000 (313 au Maroc, 662 en Tunisie et 821 en France) et 826 bacheliers en 2017 (575 au Maroc, 476 en Tunisie et 958 en France)7. Compte tenu de la jeunesse de la population algérienne, des progrès importants restent à réaliser encore dans ce domaine. Pour une même année, la dispersion est très forte entre les wilayate, comme on l'a souligné plus haut. Au lieu de se focaliser sur le simple taux de réussite, il est nécessaire de calculer le ratio par rapport à la population. Cet exemple montre que la performance au Bac à l'échelle d'une wilaya est fort différente de celle de ses lycées. C'est ce ratio (nombre de bacheliers pour 100.000 habitants) qui doit servir aussi d'indicateur (entre autres) de bonne gouvernance au niveau des wilayate.

*Larege, Cread, Université d'Oran 2

Notes :

1 - CREAD, « Elaboration d'un schéma directeur d'aménagement de la carte universitaire » Etude pour le compte du MESRS, 150 p., décembre 2006. (Etude réalisée par Y. Ferfera, A.Bouyacoub, S.E. Cherrad, et D.Frroukhi).

2 - A titre d'exemple, Robert Barro, Les facteurs de la croissance économique, Paris, Economica, 2000, 128 p.( traduction)

3 - Gary Becker (1930-2014), prix Nobel d'économie (1992) et fondateur de ce courant de pensée, définit le capital humain « comme un stock de ressources productives incorporées aux individus eux-mêmes, constitué d'éléments aussi divers que le niveau d'éducation, de formation et d'expérience professionnelle, l'état de santé ou la connaissance du système économique»

4 - Office National d'Alphabétisation et d'Enseignement pour Adultes (ONAEA) http://www.wissal.dz/index.php/nationals/3086-le-taux-d-analphabetisme-en-algerie-a-baisse-a-12-33

5 - Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction : éléments d'une théorie du système d'enseignement, Editions de Minuit, 1970.

6 - Nombre de bacheliers par wilaya (2017) divisé par la population totale de la wilaya (même année) multiplié par 100000

7 - Calculs effectués, pour les autres pays, par nos soins d'après différentes sources d'information.