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De l'estompé dans le billet d'humeur ou de l'évanouissement d'un pamphlétaire ?

par Adib Bencherif

L'article de Kamel Daoud « Cologne, lieu de fantasmes » aura fait couler beaucoup d'encre. S'interrogeant, tout en s'indignant, sur les agressions lors de la nuit de la Saint Sylvestre, Daoud dénonce la honte du désir et du corps, particulièrement celui de la femme, dans « le monde d'Allah ». Il invite donc l'Occident à éduquer et à échanger avec les immigrés et les réfugiés fraichement arrivés. Généralisation hâtive et caricaturale, certes?Elle sera d'ailleurs dénoncée à son tourdans la tribune d'un collectif d'historiens et de sociologues : « Nuit de Cologne : « Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés »». Pour ce collectif, Daoud serait culturaliste; il réduirait les musulmans à la passivité face aux islamistes et universaliserait le rapport aux corps dans l'ensemble des sociétés moyen-orientales et nord africaines pourtant très différentes. Il est même possible d'ajouter à leur suite que l'on peut multiplier quasiment à l'infini les écologies sociopolitiques et les horizons des possibles associés. En effet, des espaces de résistance et de liberté existent même au sein des régimes les plus conservateurs. Les expressions peuvent être discrètes et chuchotées mais la liberté peut continuer à exister malgré les contraintes. Pourquoi sous-estimer la richesse de nos imaginaires ? La lettre d'Adam Shatzà Kamel Daoud le rappelle avec intelligence, invitant à la nuance sans toutefois accuser d'hérésie l'auteur d'un commentaire qui cherche à provoquer oui, mais surtout à provoquer la réflexion.

Cette réflexion (en miroir ?) est celle aussi que nous renvoie ces évènements. Malgré toutes les nuances et contextualisations nécessaires à la compréhension de tels enjeux, peut-on ignorer les regards insistants jetés aux femmes dans l'espace public ? Si ces regards et comportements sont observables partout dans le monde, doit-on ignorer leur nombre et leur intensité dans certaines sociétés ? Même si ces regards ne sont que le fruit d'une minorité particulièrement voyante et voyeuse, à compter que l'auteur de ces lignes ne prétend pouvoir évaluer les proportions au sein des populations, pourquoi les mots de Daoud nous font ils autant réagir et sursauter ? Cette plume, aiguisée dans la section RaïnaRaïkoum du Quotidien d'Oran, n'a en effet jamais cesséd'appuyer là où cela pouvait faire mal. Féroce mais mettant aussi souvent à nu les biais de l'auteur, ce constat doit-il nous amener aux reproches à son endroit?Oui, la nuance est perdue dans l'exercice du billet d'humeur mais la grossièreté et le ridicule sont malgré tout souvent mis en perspective. Peut-on reprocher aux caricaturistes leurs coups de crayons ? Peut-on s'attaquer à la nature des mots et des jets d'un pamphlétaire ? Les questions ne sont pas à isoler. Entrant en écho, elles raisonnent avec une étonnante actualité. Les réponses sont toutefois moins évidentes à donner que celles énoncées par un Premier ministre français, un peu Cicéron par son intelligence tactique et un peu Brutus pour sa famille politique de gauche. Précisons le Brutus de Jules César et non celui de Lucrèce pour éviter d'éventuelles récupérations politiques. On finit par se méfier de ceux qui se donnent de faux airs d'Ernest Renan...

Mais revenons à Daoud ! Par son livre « Meursault, Contre-enquête », il s'est élevé dans un dialogue avec le torturé Albert Camus. Et la tâche s'annonce titanesque. Elle est celle d'un Atlas fatigué par la voute terrestre mais encore affublé d'un regard prométhéen. Le foie continuellement dévoré par des coups de bec ravageurs mais la foi conservée à l'endroit d'une humanité pensée comme singulière. Répondre et dialoguer avec Camus,c'est être un homme tout en nuances qui ne cherche à donner raison à personne. Par ailleurs, la pensée de Camus est un peu teigne ; elle n'est pas à lire en isolant chaque ouvrage et écrit de l'auteur. Elle exige de faire entrer en dialogue et en correspondance l'ensemble des écrits et donc l'œuvre entière de Camus. Une intertextualité que les sémioticiens, tel que le regretté Umberto Eco, inviterait à épouser pour interpréter et lire toute œuvre, y compris probablement celle de Daoud?

En posant sa plume caustique, abandonnant ainsi les billets d'humeur et les commentaires pamphlétaires et provocateurs, pour se saisir de l'attirail de pastels nécessaire à un roman, Daoud cherche vraisemblablement à augmenter les perspectives,à ajouter les couleurs, ainsi qu'à mentionner et dessiner les ombres des silhouettes et de sa pensée pour répondre avec réflexivité aux reproches qui étaient finalement inhérents à un exercice de style et peut-être à certaines convictions hâtives.

Lorsque les couleurs et les contrastes seront couchés sur le papier de son prochain livre ou lorsque son œuvre littéraire aura pris de l'épaisseur, on peut espérer le retour de cette plume caustique qui s'ennuie certainement déjà près de l'encrier. Quant à savoir si elle sera maniée par la main d'un pamphlétaire ou d'un écrivain renouvelé, les paris sont ouverts...